Bibliosphère : La désobéissance civile – Henry David Thoreau


La désobéissance civile

Henry David Thoreau

1849


Un grand classique pour cette fois, La Désobéissance civile. Livre majeur dans l’histoire de la philosophie et dans l’Histoire tout court puisqu’il a inspiré des personnages tels que Gandhi ou Martin Luther King pour leurs actions d’opposition  pacifique. Un petit livre – une trentaine de pages tout au plus – facile d’accès, dont on parle souvent mais qu’on lit peu… Allons-y donc. 

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L’année 2017 est le bicentenaire de sa naissance, occasion pour laquelle de nombreuses rééditions de ses œuvres ont paru, accompagnées d’une vaste littérature exégétique, biographique… Retrouvez notre article sur Phrénosphère consacré à Vivre une vie philosophique de Michel Onfray paru en septembre consacré à Thoreau.

Henry David Thoreau est un philosophe américain  – ou était un philosophe, mais après tout, les grands penseurs sont immortels – qui appartenait au courant transcendentaliste, créé par son ami Ralph Waldo Emerson (avec qui il entretenait une relation un peu difficile d’ailleurs, notamment au sujet de l’épouse de ce dernier…). Né à Concord dans le Massachussetts le 12 juillet 1817, David Henry Thoreau est un élève appliqué et polyglotte, et après de brillantes études à Harvard, il est instituteur durant quelques mois. Le désir d’enseignement et de transmission le travaille, à tel point qu’il ouvre, avec son frère, une école privée chez lui, et met au point une méthode alternative, fondée sur une discipline libérale et soucieuse des élèves, l’herborisation, l’amour de la nature… Plus tard, il décide de se retirer de la vie mondaine et citadine pour mener une vie simple, dépouillée, près de la nature et loin des hommes, une vie de « sauvage ». Homme bourru, un rien misanthrope, il s’engage néanmoins contre l’esclavage et la guerre contre le Mexique, par ses textes mais aussi par ses actes. La Désobéissance civile, livre paru en 1849, est le fruit de cet engagement. Thoreau avait refusé de payer l’impôt dévolu à l’esclavage, car il le jugeait en contradiction avec la justice et les droits de l’homme. Il fut emprisonné une nuit pour cela, avant que quelqu’un ne payât finalement l’impôt. Il fait partie de ces philosophes célèbres et méconnus, un paradoxe assez répandu dans cette discipline. De lui, on sait qu’il est à l’origine de la désobéissance civile, qu’il a vécu loin de la civilisation dans une cabane au fond des bois, tout près du lac de Walden – dont il a tiré le titre de son livre le plus célèbre. Sa réputation le précède, et pourtant, comme toujours, le personnage est plus complexe que les cartes-postales qui lui collent à la peau. Il meurt le 6 mai 1862 à 44 ans.

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Critique de Etat

Selon Thoreau, l’Etat est le truchement institutionnel grâce auquel le peuple fait savoir et appliquer ses volontés. Il est un moyen, dont le rôle devrait se borner à canaliser et mettre en forme la volonté populaire, ni plus ni moins. Pourtant, ça n’est pas ce qu’on observe. Le gouvernement prend des décisions sans consulter le peuple, il agit de son propre chef, fait montre d’un interventionnisme souvent excessif, et de ce fait outrepasse de beaucoup les prérogatives que lui fixe le peuple. Il n’est pas légitime à régenter comme il le fait les moindres parcelles de nos vies et de l’économie : finalement, le gouvernement s’impose aux citoyens. Il est une machine, une lourde machine qui pèse de tout son poids sur les citoyens, les empêche, et les entraîne dans ses rouages. Thoreau critique le rôle du gouvernement américain qui, à son époque, menait une guerre contre le Mexique (1846-1848), guerre selon lui illégitime car étant la volonté “d’un nombre relativement réduit d’individus“.

De plus, le gouvernement est aisément corruptible, soumis qu’il est aux individus qui le dirigent. La volonté d’un seul homme suffit à corrompre le gouvernement tout entier, preuve de la terrible faiblesse de ce dernier. Il lui faut donc utiliser  la force armée pour se maintenir. Et même, au delà de la défaillance des individus ou de leur méchanceté, rien ne garanti que la volonté du peuple ne puisse être trompé, dupée, ou que ses décisions ne soient néfastes. “Après tout, la véritable raison pour laquelle, une fois que le pouvoir se trouve entre les mains du peuple, on permet à une majorité de régner et de continuer durablement à le faire n’est pas que cette majorité a plus de chances d’avoir raison, ni que cela semble plus juste à la minorité, mais bien que cette majorité jouit d’une force physique supérieure.”

Le gouvernement est donc inique et se retourne contre les citoyens en dressant devant chacune de leurs entreprises des obstacles, des normes indues. La liberté des citoyens se trouve entravée sans cesse, le commerce détroussé par l’Etat qui se comporte comme “les brigands, qui posent des obstacles sur les voies de chemin de fer“. Il faut déployer tout un arsenal d’ingéniosité et d’habileté pour s’élever au-dessus de ces obstacles. Ainsi, rien de ce qui est bon ne sort de l’Etat, mais des citoyens et du peuple. Thoreau a cette phrase forte mais assez énigmatique : « Le caractère intrinsèque du peuple américain est l’agent de tout ce qui fut accompli ». Qu’est-ce donc que le “caractère intrinsèque” d’un peuple ? Est-ce là une entité transcendante ? Une émanation un peu mystérieuse ? Thoreau ne revient malheureusement pas sur cette idée.

Il s’ensuit une diatribe contre la loi, ce par quoi le gouvernement impose sa force aux citoyens. La loi, issue d’un gouvernement toujours injuste ou de toutes façons, toujours illégitime, ne peut qu’être contaminée par cette injustice et cette illégitimité. La suivre fait des citoyens des “agents de l’injustice“. Quant à ceux qui la défendent, qui l’exécutent aveuglément et la font respecter, soldats, policiers et gendarmes, ceux-là ne sont plus tout-à-fait des hommes, ils participent plutôt du robot, de la machine que de l’humain. Ils sont des produits au sens manufacturé du terme, ils sont “ce qu’un gouvernement américain peut faire d’un homme avec sa magie noire – à peine une ombre, à peine un souvenir de ce qu’est l’humanité“… La phrase est magnifique – car Thoreau savait écrire magnifiquement – mais elle fait froid dans le dos. Le gouvernement change l’homme qui le sert en objet, il le modèle, le façonne comme un sculpteur. L’homme libre, sage, lui n’accepte pas cela, voilà pourquoi il est déconsidéré, mal vu par ses contemporains, voire rejeté.

Enfin, Thoreau critique le vote, processus démocratique, certes, mais qui permet surtout aux bons citoyens de se donner bonne conscience à moindre frais. Pour Thoreau, voter c’est se donner l’illusion que l’on agit, que l’on fait quelque chose pour la collectivité, qu’on n’est ni passif ni soumis, alors qu’on se contente de glisser un bout de papier dans une urne à intervalle régulier. Le vote dispense les citoyens d’agir concrètement pour défendre ce qu’ils croient bon et juste.

Cette critique, assez féroce il faut l’avouer, aboutit donc à l’idée selon laquelle il faut restreindre le rôle de l’Etat et circonscrire tout-à-fait ses pouvoirs : “le meilleur gouvernement est le gouvernement qui ne gouverne pas du tout” dit-il. Il s’agit-là d’une conception libérale de l’Etat, un Etat passif, presque inexistant. Enfin, on retrouve dans le texte de Thoreau le critère d’évaluation libéral par excellence, celui qui aboutit, in fine, à la dépolitisation du monde : l’utilité. Il pose la question : “Ne peut-il exister un gouvernement […] dans lequel les majorités ne se prononcent que sur les questions susceptibles d’être tranchées selon le critère de l’utilité ?

Solutions

Le réquisitoire est implacable. Dès lors, la sentence pourrait être tout aussi implacable, froide et affûtée comme une guillotine : la destruction de l’Etat. Mais tel n’est pourtant pas le cas, à aucun moment Thoreau ne se prononce en faveur de la disparition de l’Etat et du gouvernement. Sa critique des Etats tels qu’ils existaient alors – et tels qu’ils demeurent – se fait au nom d’une idée bien plus haute de l’Etat. “Pour parler pragmatiquement et en tant que citoyen je réclame, contrairement à ceux qui se prétendent anti-gouvernement, non pas la disparition immédiate de tout gouvernement mais la formation immédiate d’un gouvernement meilleur.” Il ajoute : “Que chaque homme fasse savoir quel genre de gouvernement mériterait son respect, et nous aurons fait un pas vers l’obtention d’un tel gouvernement.” La solution est claire : refonder l’Etat à partir des doléances réelles de tous les citoyens. En extrapolant à peine : une Assemblée Constituante. Car, nous l’avons vu, l’Etat ne devrait être qu’au service du peuple, des citoyens, et ne devrait donc pouvoir exercer son autorité qu’avec son assentiment explicite, ce qui n’est pas le cas. Pour Thoreau, seule la solution démocratique est envisageable.

La grande idée de ce texte, celle qui a si fortement marqué Gandhi, Martin Luther King ou d’autres, est l’idée selon laquelle le citoyen ne doit jamais abandonner sa conscience personnelle. Ne pas obéir aveuglément aux lois, ne pas devenir une machine. Au-dessus de la loi, il y a, pour Thoreau, la conscience, la Vérité, la justice. Cette idée-là est celle qui anime les mouvements de résistance pacifique qui ont eu lieu par le passé, mais également aujourd’hui. Ne pas respecter la loi ou les prescriptions d’un Etat quand celles-ci choquent la conscience personnelle, et agir plutôt en conformité avec ce qu’elle nous dicte. “Il est moins souhaitable de cultiver le respect de la loi que le respect du bien moral.” On ne eut mieux dire. Il ajoute : “La seule obligation que j’ai le droit de suivre est celle de faire en tout temps ce que je pense être le bien.” Ainsi, face à une loi immorale, qui promeut l’esclavage, ma conscience se dresse avec effroi. Quand la loi est immorale, la morale doit primer. Dans la perspective de Thoreau, c’est l’esclavage qui est très explicitement visé. Lui qui était un abolitionniste convaincu ne pouvait tolérer que le gouvernement américain promût une telle abomination. Il fallait donc que la conscience de ses concitoyens réagît et cessât d’accepter cet état de fait insupportable. Il faut une rébellion des consciences, mais une rébellion pacifique, par le refus de consentir à l’impôt ou de se soumettre aux injonctions du gouvernement ou démissionner si l’on est fonctionnaire, enfreindre les lois si elles nous contraignent à être injustes envers quiconque. Thoreau nous enjoint à nous rendre indépendant de l’Etat, à ne plus dépendre de lui en aucune manière, seule façon de le combattre sereinement : être autosuffisant, produire soi-même ce que l’on mange, ne pas accumuler des richesses que l’on est sûr de perdre ou de se faire confisquer par le gouvernement. Ainsi, on refuse la protection de l’Etat et on peut s’opposer à lui, on peut s’en émanciper et le refuser.

Ici, Thoreau se fait disciple de La Boétie, auteur du Discours sur la servitude volontaire, au XVIème sciècle, sans doute le plus grand livre de philosophie politique. “Soyez résolu de ne servir plus, et vous voilà libre” affirme La Boétie. Il pose les jalons d’une forme de résistance à la tyrannie, à toutes les tyrannies. Car le tyran, quel qu’il soit, ne tire sa force, et la crainte qu’il inspire, que des sujets sur lesquels s’exerce son empire. Ainsi, il ne s’agit pas de se confronter au tyran, de le menacer, de se révolter en utilisant la violence, ce qui serait mettre à coup sûr sa vie en péril, mais cesser de lui apporter son soutien, même, et surtout, implicite. “Je ne veux pas que vous le poussiez ou l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base, de son poids même fondre en bas et se rompre.” 

Thoreau en appelle à une révolution, il faut “se débarrasser de cette machinerie-là“. Et la révolution est le fait de tout un chacun, des masses comme des individus singuliers. La révolution a lieu dès lors que l’on dit non à l’injustice, dès lors que l’on met en accord sa pensée et ses actes. “Il y a des milliers de gens qui sont intellectuellement contre l’esclavage et la guerre, mais qui concrètement ne font rien pour y mettre un terme” nous dit-il. Résister, quelles que soient les conséquences à titre personnel, pour Thoreau, il vaut mieux être le prisonnier d’un gouvernement injuste qu’un homme libre mais injuste soi-même. La prison est le seul logis digne de l’homme libre et juste. On voit ici l’influence que cette pensée a pu avoir sur des gens comme Nelson Mandela, acceptant la prison plutôt que de contribuer même malgré lui à l’apartheid.

La désobéissance civile fait l’éloge d’une conception libérale de l’Etat. Thoreau estime que l’Etat devrait le plus possible laisser les individus en paix, ne pas intervenir dans les affaires privées ni dans le commerce, car chacune de ses interventions est vue comme une intrusion. A la lecture du texte, il est difficile de se faire une idée précise de la place que Thoreau assigne à l’Etat, tant cette place semble minuscule voire inexistante. Car l’individu, lui, occupe toute la place. “Le progrès qui mène d’une monarchie absolue à une monarchie limitée, et d’une monarchie limitée à une démocratie , est un progrès vers le respect authentique de l’individu.” Il faudrait donc qu’un Etat digne de ce nom reconnaisse les individus comme souverains et supérieurs.

A cette fin, l’Etat devrait encourager sa propre critique, être attentif aux minorités qui le contestent de l’intérieur, les écouter et non les réprimer, les emprisonner comme il le fait trop souvent. La contestation de l’Etat n’est pas un danger pour ce dernier, mais au contraire, une occasion de progrès. Effectivement, on pourrait dire que l’enjeu principal d’une démocratie quelconque c’est sa manière de considérer la minorité. Si la majorité décide en démocratie, ça ne peut pas se faire au détriment de la minorité. Faire une place à la minorité, voilà la tâche, ardue certes, qui définit une démocratie véritable. Dans cette contestation, les citoyens hésitent, ils n’osent affirmer leurs désaccords et désapprobations de l’Etat par peur du désordre, de l’affrontement, voire de la guerre civile. On se dit qu’en résistant aux lois, le remède serait pire que le mal. Mais selon Thoreau, c’est l’Etat lui-même qui organise, par la répression des minorités et des contestataires, ce désordre, ces affrontements. La démocratie doit souffrir la contradiction, la tolérer, au risque de n’être qu’une tyrannie douce.

[divider line_type=”No Line”][nectar_animated_title heading_tag=”h2″ style=”color-strip-reveal” color=”Extra-Color-1″ text=”Discussion”]

Un grand livre, on l’a dit. Un texte absolument majeur, très bien. Mais l’idée de base, à savoir la prééminence de la conscience morale sur la loi jugée injuste pose tout de même un gros problème. Tel qu’à mon avis, cette idée est profondément dangereuse.

Thoreau nous met en garde, à juste titre, sur la corruptibilité des institutions, soumises à l’intégrité morale de ses dirigeants. L’Etat est faible car dépendant d’hommes faibles, on l’a vu. Il concède donc que le problème vient de la faiblesse des individus, de leur potentiel à faire le mal, à être injustes. L’état de nature, la fameuse “guerre de tous contre tous” décrite par Rousseau, est précisément le fruit de cette propension humaine à l’injustice. C’est parce que les hommes sont laissés absolument souverains que cette guerre peut avoir lieu. La loi existe justement pour dépasser le caprice individuel avec la notion de règle commune. Thoreau part du principe que chaque homme dispose d’une conscience morale portée à faire le bien, mais il se trompe, on ne le sait que trop bien. Toutes les consciences humaines divergent, et la morale n’est en rien universelle. Il faut donc une règle commune : la loi.

Car si la conscience est supérieure à la loi, il n’y a plus de loi. Et donc, rien ne permet plus de juger. La morale justifie tout, le meilleur comme le pire. La morale tue, emprisonne, excommunie, massacre. La loi nous en préserve, et c’est fort heureux. Bien sûr, il existe des lois iniques, des lois tyranniques et liberticides. La force de la loi est justement de pouvoir être redéfinie, discutée, amendée. Pas la morale. Elle est à prendre ou a jeter, et on ne peut en discuter. Elle est transcendante, et le plus souvent d’origine religieuse.

Autrement dit : la loi peut être démocratique, la morale jamais. La phrase : “Il est moins souhaitable de cultiver le respect de la loi que le respect du bien moral” est donc profondément dangereuse puisqu’elle ouvre la porte à une anomie totale (a-nomie : absence de loi) et donc à la loi de la jungle, à l’état de nature.

Enfin, les analyses de La Boétie et de Thoreau doivent être tempérées. Elles nous invitent à ne pas consentir à la tyrannie, et montrent que le pouvoir, fût-il absolu, est toujours un pouvoir de paille, faible et fragile. Cette analyse reste vraie aujourd’hui comme hier, et sera vraie demain sans nul doute. Par contre, une différence majeure existe : ces auteurs s’opposaient à la tyrannie, ou a un Etat guerrier et esclavagiste. Mais aujourd’hui, nous ne sommes plus en tyrannie, mais en démocratie. Du mois est-ce ainsi qu’on nous présente les choses. Que faire quand c’est le Bien qui a triomphé ? Quand nos sociétés sont considérées toujours comme des achèvement, l’aboutissement de la civilisation ? Voilà une question vertigineuse, qui permet de voir pourquoi aujourd’hui la contestation du système est si difficile.

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