La terreur féministe
Petit éloge du féminisme extrémiste
Irene
Editions Divergences, 2021
Après les mouvements #MeToo et #BalanceTonPorc, quelque chose semble s’être passé dans les sociétés occidentales. D’un côté, la parole des femmes et les discours féministes se sont libérés, en nombre comme en intensité ; d’un autre, il est devenu commun d’affirmer que ces derniers (parole et discours) sont sans doute justes, jusqu’à un certain point, mais n’échappent ni aux excès ni aux outrances et qu’il serait bon de les tempérer. D’un côté, on tolère un certain féminisme, certaines dénonciations et certains discours qui auparavant n’avaient pas droit de cité, mais pourvu que ceux-ci ne nuisent pas trop aux hommes ni à la bonne vieille société à la papa (patriarcale et paternaliste). De l’autre côté donc, on vitupère contre le féministe castrateur, le wokisme, la haine des hommes, l’amalgame, on se lamente que le rapport entre les sexes soit désormais placé sous le signe de la suspicion, on crache sur ces inepties de culture du viol… Bref, on veut bien que certaines voix s’élèvent pourvu qu’elles ne crient pas trop fort et restent récupérables par le féminisme de bon aloi des dominants – ce fameux féminisme à la papa, patriarcal et paternaliste, c’est-à-dire antiféministe[1]. On serait tombé dans un féminisme extrémiste, quasi terroriste. Soyez féministes, mais pas trop fort. Dénoncez sans nuire à quiconque. Critiquez gentiment… « la rhétorique défendant l’idée selon laquelle le féminisme prend des formes trop agressives, trop extrémistes, trop dérangeantes et trop violentes est la norme » (p.10) écrit Irene à juste titre. Celle qui signe La terreur féministe en en se revendiquant « féministe extrémiste » (p.116) se réapproprie, d’une certaine manière, cette idée d’un féminisme violent et extrémiste, non pas, comme beaucoup de militant(e)s, pour se mortifier, se flageller ni se repentir – au contraire. Elle assume pleinement l’héritage violent du féminisme et en appelle même à durcir le mouvement. Pour elle, les femmes doivent se réapproprier un certain usage de la violence, c’est le fond du livre. « Face à un système qui maltraite et peut aller jusqu’à tuer les femmes, riposter avec violence est vital, légitime et nécessaire » (p.15).
La terreur féministe est une galerie de portraits[2]. Des portraits de femmes (fictives ou réelles) qui ont pratiqué un féminisme de combat, qu’on pourrait qualifier de « violent ». Des femmes courageuses, parfois hargneuses – mais face au viol, aux coups, au tabassage, à la mort, la hargne est une qualité et un réflexe vital –, qui n’hésitent pas à recourir, face aux hommes, à la violence symbolique, aux coups voire au meurtre. D’Artemisia Gentileschi (1593-1653), peintre virtuose qui, après avoir été violée par son précepteur, représente avec une force saisissante des femmes tuant des hommes, à la grand-mère de l’autrice qui menace de mort son mari violent, en passant par Jacqueline Sauvage qui, elle, abat froidement son mari après des dizaines d’années d’abus et de coups ou encore Diana la vengeresse qui assassine des violeurs, La terreur féministe nous montre concrètement des femmes utiliser la violence parfois la plus crue à l’encontre d’hommes, allant à rebours de l’assertion quasi proverbiale, énoncée par Benoîte Groulte, selon laquelle « le féminisme n’a jamais tué personne » (p.12). Eh bien si, parfois, nous dit Irene, le féminisme, des femmes, tuent.
En une dizaine de portraits, Irene montre la violence des femmes en action. De là naît un regret à la lecture du livre : qu’il n’y en ait pas plus. Des dizaines ou des centaines d’autres histoires de femmes seraient à écrire. Ces femmes revêches, insoumises, sont autant de modèles édifiants, malgré leurs ambiguïtés. Ecrites dans un style lui-même incisif et percutant, les histoires de ces femmes tordent le cou au préjugé de la douceur des femmes et à la non-violence du féminisme. C’est la première ambition de l’essai.
Si, depuis des siècles, écrit Irene, la société tend à séparer la violence des femmes, à estimer que les femmes de peuvent être ni dangereuses ni menaçantes, à les empêcher d’apprendre à faire usage de la violence ou à réagir face à elle, c’est, entre autres choses, car telle que « la femme » est conçue et comprise par la société, l’idée de la violence n’existe pas dans son imaginaire. (p. 24-25)
Se réapproprier la violence commence, pour les femmes et le féminisme, par le fait de combler ce hiatus, de « briser ces postulats » (p.25) en rendant tout simplement la violence pensable pour les femmes qui y recourent et pour les hommes qui y sont confrontés. Cela passe donc par le fait de montrer des exemples de femmes utilisant la force et la violence, bousculant l’ordre patriarcal.
Montrer la violence des femmes, c’est du même coup montrer la violence des hommes. Voilà le second enseignement, fondamental, de La terreur féministe. En effet, comme le dit Irene, « personnellement, je ne veux pas d’un féminisme violent. J’aimerais que notre révolution puisse se satisfaire de flashmobs et de pancartes à paillettes » (p.114-115). Malheureusement le patriarcat est violent : des femmes sont violentées, battues, violées, ou invisibilisées, opprimées, exploitées, réduites au silence. Autrement dit, « l’oppression et la domination sont intrinsèquement violentes » (p.115). Répondre à cette violence par des paillettes c’est souscrire à une lutte sacrificielle, c’est se condamner à rester victime. C’est ce que souligne la violence exposée dans cet essai : les femmes sont violentes pour se défendre. Elles répondent à une violence première, celle subie par « Monica, vingt-six ans, violée et torturée par sept policiers devant son mari en 2013 » (p.105) ou des milliers et des millions d’autres femmes. C’est en réponse à ce genre d’abomination que « Maria del Carmen se lève, marche jusqu’à la station-service la plus proche, remplit une bouteille d’essence, part à la recherche [d’Antonio Cosme] et lui verse l’intégralité du contenant dessus, avant d’y mettre le feu » (p.61). Est-ce bien ou mal, légitime ou condamnable, là n’est pas la question. Ces interrogations n’ont pas d’intérêt dans la mesure où l’intégralité[3] de la société et des institutions qu’elle comprend sont formatées par le patriarcat qui informe chacune d’entre elles, y compris la police, justice, le droit, la loi. Autrement dit, les femmes et les hommes ne sont pas égaux face à ses institutions. Bien et mal sont des catégories absolues, quant à la possibilité de condamner, elle suppose liberté de choix. Or, dans un monde patriarcal, dans un monde d’exploitation, la liberté des opprimé(e)s est abolie. Et cela nourrit la liberté des oppresseurs.
Irene n’en appelle pas à la guerre entre les hommes et les femmes mais, on l’a dit, à ce que le féminisme – ce qui est transposable, du reste, aux autres mouvements sociaux – se réapproprie la violence. Dans la lignée de Peter Gelderloos, qu’elle cite, Irene en appelle au dépassement de la non-violence et du pacifisme, inefficaces voire parfois contre-productifs, et à la « diversité des tactiques »[4], diversité comprenant en son sein des tactiques ou des stratégies utilisant la violence et la menace – à des fins défensives et « subversives » (p.116). L’objectif est double : tout d’abord faire en sorte que les femmes aient les moyens de sauver leur peau, littéralement, face aux déchaînements de violence qui les ciblent partout sur la planète, et ensuite de mettre à bas un système d’exploitation patriarcal, raciste et capitaliste qui détruit les individus et le monde. « Alors non, le féminisme n’est pas la lutte pour que les femmes soient égales aux hommes […], car nous ne souhaitons pas être incluses dans leur monde, nous voulons le détruire pour en créer un autre. » (p.113)
J’ai dit en préambule toutes les réticences voire les insultes que suscitaient les féministes – en particulier après #MeToo. Traitées de « féminazies », d’« hyènes », d’extrémistes, de menaces pour la civilisation, de « terreur »… on pourrait multiplier les exemples à l’infini. Pourtant, comme on dit pudiquement, la parole s’est libérée, et plus elle se libère, plus on prend conscience, selon la formule elle aussi consacrée, de l’immensité de la violence quotidienne subie par les femmes. Plus elle se libère, plus les faits, des plus microscopiques aux plus énormes, s’amoncellent, plus ils dessinent, comme un puzzle prend peu à peu forme à force d’emboîter des milliers des pièces disparates, les contours de la société tout entière. Ce que donnent à voir les myriades de témoignages anonymes ou médiatiques, c’est finalement non pas une accumulation de faits divers[5] mais une société dans son intégralité. Quand chaque femme peut raconter une, dix, cent expériences de violences ou d’infraviolences qu’elle a subies, ce n’est plus un, dix ou cent accidents qui sont décrits, genre « la-faute-à-pas-de-chance », mais bien un système social[6]. Or, c’est précisément cela qui est nié par la contre-offensive antiféministe. Il faut précisément empêcher la parole des femmes de « faire système ». Il y a alors l’antiféminisme frontal, celui de CNews, l’antiféminisme réactionnaire, brutal, machiste, d’extrême droite. Mais il y a aussi l’antiféminisme que j’ai appelé à la papa (patriarcal et paternaliste), qui se donne l’apparence du progressisme. J’en donnerai un exemple, pour conclure : le cas, assez paradigmatique de Raphaël Enthoven. En 2018, revenant sur #MeToo, interrogé dans Le Figaro[7], quand on lui demande quel regard il porte sur le mouvement, il répond dès l’abord : « un regard amoureux ». Bel exemple : ici, l’homme voit toutes ces femmes qui tentent de se libérer comme des objets de désirs, d’amour. Le premier regard du « philosophe » est un regard qui enferme mais aussi qui empêche toute rationalité. Il ajoute : « Imaginez un abcès qui purule depuis des siècles et que soudain, par la grâce d’un seul tweet, l’humanité choisit d’inciser. L’écoulement est douloureux. » Ainsi, un seul tweet aurait suffi à libérer les femmes. Tout le reste est donc superfétatoire : circulez, y’a plus rien à voir. Le mépris du papa (patriarcal paternaliste) est total. Il s’agit bien de réduire au silence toutes les autres femmes – afin de stériliser complètement l’affaire : une femme a parlé, c’est bien suffisant. « Que Twitter fasse résonner ce cri dans le monde entier, et glace le sang des porcs, c’est justice. Qu’en retour, le réseau se prenne pour un tribunal, c’est glaçant. » Le paternalisme devient alors manifeste : vous avez gueulé un bon coup, c’est bien, mais n’allez pas plus loin. Ailleurs, toujours dans Le Figaro[8] – on a la Pléiade qu’on peut… – il enfonce le clou. « Des siècles d’injustice ont volé en éclats. » Pour lui, l’oppression patriarcale a donc volé en éclats, pas besoin d’en rajouter. « Tout l’enjeu des féministes (comme moi) qui se réjouissaient de cette immense prise de conscience, avant de s’en inquiéter, était de rappeler que les choses changent par la loi et non sur la toile, et que la présomption d’innocence ne devait pas être sacrifiée à l’urgence de parler enfin. » On voit bien que le féminisme ne doit consister qu’en cela : pousser un coup de gueule pour que le monde entier prenne conscience des choses, ce qui est chose faite, et rentrer dans le rang, puisque de toute façon le patriarcat a volé en éclat.
La terreur féministe est un petit essai court, une galerie de portrait, on l’a dit, qui place la question de la violence au cœur des luttes sociales. Loin d’un essai théorique, on voit comment cette question, justement, de la violence, s’incarne, comment elle prend place concrètement dans la vie de ces femmes. Petit livre passionnant qui ouvre finalement la violence à un positionnement plus large au sein des stratégies et des tactiques de contre-offensive sociales. Bonne lecture !
[1] Vous le connaissez bien, ce « féminisme » brandi par les conservateurs, réactionnaires ou simplement par des personnalités « raisonnables », qui dit que le libération de la parole des femmes est bonne tant qu’elle ne cible personne, ne parle pas de patriarcat, tolère la « liberté d’importuner », ne coupe pas la parole des hommes, ne s’en prend pas aux pouvoirs établis…
[2] Une galerie qu’une Elisabeth Levy, une Eugénie Bastié ou un Alain Finkielkraut nommeraient sans doute un « musée des horreurs »…
[3] On pourrait chipoter, je grossis volontairement le trait.
[4] GELDERLOOS Peter, Comment la non-violence protège l’Etat, Editions LIBRE, 2018
[5] A propos de quoi Pierre Bourdieu disait que « le fait divers fait diversion ».
[6] C’est ce que révèle magistralement l’affaire dite des « viols de Mazan » ou affaire Pélicot. Quand plus de 80 hommes (dont une cinquantaine comparaît devant le tribunal) sont soupçonnés du viol d’une victime droguée par son mari, des hommes pour beaucoup sans histoire, des pères de famille, des époux, des collègues, des « messieurs-tout-le-monde », c’est que « monsieur-tout-le-monde » peut être un violeur.
[7] BASTIE Eugénie, « Raphaël Enthoven sur #MeToo: «Une éternité de mauvaises habitudes est à l’origine de ce cri» », Le Figaro, 04/10/2018.
[8] DEVECCHIO Alexandre, « Raphaël Enthoven: «Néo-féministes, islamogauchistes… et si nous étions aujourd’hui dans une pièce de Molière?» », Le Figaro, 11/06/2021.
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