Loin de moi
Etude sur l’identité
Clément Rosset
Les éditions de minuit, 1999
Clément Rosset est un philosophe singulier. Il semble être de ces philosophes destinés à ne pouvoir faire école, leur pensée étant par nature hostile à l’agrégation et à la répétition. L’idée de Rosset étant que seul le réel existe, un réel radicalement unique et neuf, toute tentative de la répéter pour son propre compte serait en contradiction avec son objet même. L’essai qui va nous occuper aujourd’hui est Loin de moi, étude sur l’identité. La pensée du philosophe s’attaque au problème de l’identité individuelle, qui fait couler tant d’encre et de salive.
Clément Rosset a un point de vue singulier sur les choses, on l’a dit. Dans Loin de moi, un petit livre qu’en une heure on lit sans difficulté, il s’attache à aller à rebours des idées communes (bien que sa préoccupation ne soit jamais d’être un iconoclaste ni un subversif, ce qui serait le comble du conformisme) à propos de l’identité. Je ne redirai pas (mais un peu quand même !) le plaisir qu’on a à lire ce philosophe, sa langue fluide, claire, précise et légère, et le plaisir supérieur encore à découvrir une pensée qui interroge, qui force à la réflexion mais jamais par la violence ni l’intimidation, plutôt par une forme de puissance tranquille à laquelle le confort de l’esprit de résiste pas.
Entrons un instant dans le propos du livre. On imagine l’individu comme ayant une identité sociale, celle qui est donnée par les papiers d’identité : nom, âge, adresse, mais aussi la façon de se comporter en société, la personnalité apparente, bref, ce que l’on est avec les autres. Identité sociale qui viendrait recouvrir l’identité personnelle, la seule vraie en somme, celle que l’on garde à part soi, contrainte et contenue par la société, et que la modernité nous invite à laisser s’exprimer librement, « être soi-même » serait en quelque sorte la coïncidence avec cette identité personnelle. Vieille opposition héritée au moins de Rousseau entre l’individu opprimé, et la société méchante, castratrice et normative.
« J’ai toujours tenu l’identité sociale pour la seule identité réelle ; et l’autre, la prétendue identité personnelle, pour une illusion totale autant que tenace » nous dit sans ambages Clément Rosset. Ce sera la thèse de Loin de moi, qu’il explorera grâce à de nombreux exemples, tirés de l’histoire de la philosophie, mais aussi du cinéma (Hitchcock), de la bande-dessinée (Tintin), du roman populaire (Poe) et des anecdotes édifiantes avec un humour jamais démenti. Cette idée est dérangeante, et aujourd’hui plus encore que ne le pensait Rosset, avec l’émergence fulgurante du développement personnel et de ses injonctions (bien creuses il faut le dire, mais surtout lucratives). La vérité d’un individu n’est pas dans une identité personnelle qui, à l’analyse, apparaît toujours comme un principe transcendant, tant cette identité se dérobe sans fin, insaisissable, inapprochable, inconnaissable : elle est un « fantôme », et c’est d’ailleurs sa seule caractéristique. Or, la transcendance est l’ennemie intime de Rosset, lui qui ne voit que de l’immanence partout.
« Je commence à m’inquiéter “quant à moi” ou quant au moi, non pas quand je cesse de me reconnaître (qui pourrait d’ailleurs “se reconnaître” ?), mais bien au contraire lorsque ce sont les autres qui cessent de me reconnaître » (p.18).
Il analyse les moments où l’identité vacille sur ses fondements, et montre qu’attaquer l’identité de quelqu’un revient toujours à attaquer son identité sociale, critique la mémoire comme fondement de l’identité personnelle, et nous livre une brève théorie du moi comme toujours « emprunté ». C’est par exemple le cas dans l’amour, où j’ai l’illusion de recouvrer une identité pleine et entière, identité auparavant comme amputée et incomplète. C’est aussi le cas du désir mimétique, notion chère à René Girard. Enfin, il essaie de montrer qu’à trop vouloir se connaître, on se perd finalement, et que l’action suppose une certaine méconnaissance de soi. L’identité sociale suffit amplement à l’exercice de la vie, il n’est nul besoin de rechercher indéfiniment un fond secret à nos personnes, démarche vaine et qui grève l’action qui est le moteur de la vie. Ce que nous sommes ? Rosset nous le dit : un « agrégat aléatoire de qualités qui [nous] sont reconnues ou pas au hasard de l’humeur de [notre] entourage » (p.88). Et c’est bien suffisant.
Car enfin, comme toute l’œuvre de Clément Rosset, le livre s’achève sur une promesse : la joie. La joie qui naît d’une conception lucide du réel, lucide et désespérée. La joie et le désespoir sont l’avers et le revers d’une même pièce, deux attitudes fondées sur le même constat. Clément Rosset et Emil Cioran – le grand pessimiste – étaient amis, ils aimaient le même vin et pensaient les mêmes choses : résonnent encore les rires du premier et les larmes du second.