La dérive autoritaire du gouvernement d’Emmanuel Macron se confirme et s’amplifie de jour en jour. L’Etat devient de plus en plus un Etat policier au service d’une minorité qui a mis le pouvoir au service de la défense du capital, et qui est prête à tout pour parvenir à ses fins. Démanteler la République sociale, mettre à terre les services publics, détruire l’Etat providence et pour cela mater dans le sang les oppositions, réprimer les manifestations et mouvements sociaux, faire fi de la légalité pour interdire des rassemblements, mettre au pas les esprits, faire taire les voix discordantes, réduire les libertés publiques… En un mot : dissoudre. « Dissoudre ce qui fait commun. » (p. 9) Le court essai de Pierre Douillard-Lefèvre, chercheur en sciences sociales et militant travaillant sur le maintien de l’ordre et la police, entreprend de documenter avec précision ce glissement autoritaire. Dissoudre prend comme angle d’attaque la loi et la pratique de la dissolution, en particulier des associations, mouvements ou groupements. Faisant l’histoire des dissolutions, il montre comment, plus qu’une loi, c’est une logique qui tend à prendre des formes inédites et à s’étendre. « La dissolution n’est pas uniquement une procédure d’exception imaginée dans l’entre-deux-guerres mais un projet politique général. » (p. 8)
Les deux quinquennats Macron resteront dans l’Histoire de la France contemporaine comme ceux au cours desquels la France aura basculé dans l’autoritarisme. Certes, il ne s’agit pas de dire que ce pays était auparavant une démocratie (c’était une oligarchie avec des tendances démocratiques), mais que, désormais, il s’agit intégralement d’un régime autoritaire[1]. Pierre Douillard-Lefèvre dresse la sinistre litanie, en guise d’introduction, des attaques manifestes contre ce qui restait de contre-pouvoirs – procédures institutionnelles, associations, etc. – et des actions manifestement autoritaires à ranger du côté de l’extrême droite décomplexée. Des Gilets jaunes aux émeutes provoquées par l’homicide de ce jeune à l’été 2023 en passant par la réforme des retraites, les emprisonnements arbitraires, les mutilations, le retournement du « front républicain », la militarisation des forces de l’ordre… « chaque nouvelle séquence, chaque nouvelle crise, semble être l’occasion pour le bloc dirigeant qui les a provoquées de renforcer son emprise autoritaire » (p. 9-10). Dissoudre démontre, factuellement et dans le détail[2] cette emprise en forme de « piège à loup » : « plus nous nous débattons, plus le pouvoir utilise nos sursauts pour durcir son dispositif » (p .10).
Au cours des années 1930, dans l’entre-deux-guerres, la France est agitée de sursauts fascistes qui usent de la violence la plus bestiale, de renverser le pays et corrompre ses institutions. Des milices d’extrême-droite voient le jour, des attentats sont perpétrés, des émeutes ont lieu. Le fascisme s’organisme, se structure. Il faut légiférer pour casser les organisations qui s’efforcent de mettre à bas la République. En octobre 1935 et janvier 1936, des lois permettent de dissoudre ces groupuscules séditieux et d’interdire leurs réunions. La loi de dissolution de 1936 de janvier 1936, sur les « groupes de combats et milices privées », autorise le Président à interdire et dissoudre une association par simple décret, et il n’est nullement besoin pour cela de passer par un juge ni une procédure judiciaire. L’arbitraire fait loi. Originairement destinée à combattre les ligues fascistes, cette loi s’avère relativement efficace pourtant, rapidement elle fait montre de son potentiel liberticide et de son renversement possible selon les motivations du régime qui l’utilise : « l’engrenage liberticide que comporte cette mesure d’exception est enclenché » (p. 15). Ce qui était présenté ainsi comme une loi d’exception non seulement se pérennise mais comme une tumeur s’étend et grignote peu à peu du terrain. C’est toujours, montre Pierre Douillard-Lefèvre, la même logique à l’œuvre : la mesure d’exception devient la norme. Et à mesure qu’elle se normalise, elle appelle d’autres mesures d’exception pour renforcer ses dispositifs qui apparaissent au fil du temps dépassées…
« A la libération […] la loi qui permettait les dissolutions n’est pas retirée. Au contraire, son périmètre sera sans cesse étendu. » (p. 20) Dissoudre revient sur cette extension progressive. Après les milices fascistes, qui font peser un authentique danger sur la sécurité et la République, ce sont les appels à la haine, le racisme qui sont visée dans les années 1970 puis le terrorisme dans les années 1980. Au XXIème, marqué par les attentats, l’antiterrorisme devient un « mode de gouvernement » (p. 23). Le terrorisme, ou l’antiterrorisme est peu à peu pensée comme le paradigme du maintien de l’ordre. Corrélativement, si c’est l’antiterrorisme qui prévaut comme mode de maintien de l’ordre, c’est que désormais, tout « désordre » relève du terrorisme. Voilà comment y compris l’opposition politique – Gilets jaunes, mouvements contre la réforme des retraites etc. – se trouve progressivement rangée du côté du terrorisme, avec lequel, bien sûr on ne transige pas et qu’il faut éradiquer par tous les moyens. « Progressivement, les dissolutions ne se justifient plus par des faits mais par des présomptions, elles ne se basent plus sur des éléments matériels mais sur un récit policier. » (p. 23) De plus, ces procédures permettent la dissolution d’une association non plus pour ses prises de positions ou ses agissements mais en raison du comportement jugé inadéquat d’un membre ou de personnes liées aux activités de cette association : « la culpabilité par association entre dans le droit » (p. 26).
Après le terrorisme, ce sont les mouvements sociaux radicaux qui menacent la tranquillité de la caste dirigeante. « Avant 2021, la loi de dissolution n’était pas adaptée à la répression du mouvement social. Aujourd’hui, elle est calibrée pour. » (p.26) Enfin, c’est la notion de « séparatisme » qui vient parachever – provisoirement – la rhétorique de justification de la dissolution. Cette notion « incarne l’omnipotence des services de renseignements dans l’appareil politique » (p. 31). Le récit de Pierre Douillard-Lefèvre dans Dissoudre est glaçant. Macron, Darmanin et leurs camarades fascistoïdes créent peu à peu les conditions d’un Etat policier aux ordres du pouvoir en place et de la criminalisation de toute opposition – l’autre nom d’une pente totalitaire.
Dissoudre montre les glissements rhétoriques qui accompagnent les glissements politiques. Le pouvoir s’appuie sur un discours structuré. Comme l’ont montré toutes les dystopies –1984, Le meilleur des mondes, Star Wars, etc. – un état glisse toujours vers la dictature en pervertissant les mots, en imposant un imaginaire, en créant des récits, en s’emparant, par le langage, des esprits. Klemperer l’avait, à propos du IIIème Reich, montré de façon à la fois chirurgicale et terrifiante dans LTI, Lingua Tertii Imperii[3]. Dans la France contemporaine, celle de Macron, « la perversité s’est imposée comme l’unique mode de communication politique » (p. 42)[4]. Les discours sont renversés, le pouvoir n’hésite pas à mentir éhontément, car la vérité même a été dissoute, on peut justifier la casse de la protection sociale au nom de la protection sociale, le démantèlement des services publics au nom de leur préservation, l’homicide d’un jeune homme au nom de l’ordre, la mutilation des oppositions politiques au nom de la pluralité, le faux au nom du vrai, le mal au nom du bien, la dictature au nom de la démocratie.
Avec la procédure de dissolution contre les Soulèvements de la Terre, heureusement avortée au grand dam de Darmanin, c’est le mouvement écologiste qui est visé. Un nouveau récit s’impose alors : celui de l’écoterrorisme. En effet, « il faut mettre en récit la « menace » que constituent les luttes sociales » (p. 66). Puis, c’est au tour de ceux qui dénoncent la réponse – aux contours génocidaires – de l’Etat d’Israël aux attaques perpétrées le 7 octobre par le Hamas. Peu à peu, on voit comment c’est, au sens large, la gauche qui est la cible de ce grand mouvement de dissolution, puis toute forme de remise en question du pouvoir. « Depuis 2017, la DGSI a convoqué 17 journalistes » (p. 80) rappelle Pierre Douillard-Lefèvre. « Le gouvernement actuel est celui de tous les records. Entre septembre 2022 et décembre 2023, nos dirigeants ont utilisé à 23 reprises le 49.3 […] C’est bien plus qu’aucun autre gouvernement de la Cinquième République. A l’automne 2023, le ministère de l’Intérieur passe la plus grande commande d’armes de répression de l’histoire contemporaine : 78 millions d’euros de munition. Depuis le début de la législature en juin 2022, 145 sanctions ont été prononcées à l’encontre des députés au Parlement, quasiment toutes contre la gauche, 10 fois plus que lors du quinquennat précédent. » (p. 83) C’est l’idée même de contre-pouvoir, quel qu’il soit, qui doit être dissoute. La trajectoire suivie par ce gouvernement est toute tracée – quoiqu’elle ne doive surtout pas être nommée : dictature[5].
Dissoudre est un petit livre qui se hisse d’ores et déjà au rang des livres importants par sa puissance critique, sa précision factuelle et son intransigeance à l’égard du pouvoir. L’essai s’achève alors par un appel à se rendre indissoluble. Se faire furtifs dans les mouvements sociaux comme dans nos récits ; se muer en ombres insaisissables ; ne donner aucune prise physique au pouvoir et se rendre insensible à ses assauts rhétoriques. Ce n’est qu’à ce prix que nous aurons la moindre chance de résister à la dissolution intégrale. Bonne lecture !
[1] Avec des degrés dans l’autoritarisme : la France n’est pas – pas encore, du moins – la Russie de Poutine.
[2] Quoi que le livre, s’il avait voulu être exhaustif, aurait pu être deux ou trois fois plus gros.
[3] Klemperer Victor, LTI, la langue du IIIème Reich, Albin Michel, 2023.
[4] C’est également ce que je me suis efforcé de démontrer dans Ce que le marché fait au monde, mais aussi dans nombre des articles disponibles sur Phrénosphère.
[5] Bien sûr, nous n’en sommes pas là. Macron n’est pas un dictateur, ni-même Darmanin, soyons précis. Je parle bien d’une trajectoire. Mais refuser de la voir, c’est se laisser conduire aveuglément vers ce que l’on refuse.
Merci d’avoir lu cet article, si vous l’avez apprécié, n’hésitez pas à le partager sur les réseaux sociaux, ou à le commenter en bas de page !
Pour ne rien rater de nos prochaines publications pensez à vous abonner !
Vous souhaitez soutenir Phrénosphère ? Vous pouvez faire un don !
[…] Dissoudre – Pierre Douillard-Lefèvre […]