Philosophie des zones d’autonomie temporaires – Dominique Lestel

Philosophie des zones d’autonomie temporaires

Le capitalisme sous sa forme néolibérale est partout. Dur de lui échapper, où que l’on soit sur la planète. Résister, sous quelque forme que cela soit, suppose de créer des espaces en marge, des lieux ou des moments qui ne soient pas récupérables. Le penseur anarchiste américain Hakim Bey a essayé d’élaborer de tels espaces, ce qu’il appelle des Zones d’Autonomie Temporaires – « TAZ » en anglais. Plus qu’une théorie, Bey dresse une sorte de cartographie impressionniste des TAZ, que Dominique Lestel, après s’être intéressé à l’animalité ou à l’intelligence artificielle, nous permet d’arpenter suivant la même démarche titubante, hésitante mais en même temps joyeuse, vivante et indéniablement critique. Philosophie des zones d’autonomie temporaires n’est pas une biographie, fût-elle intellectuelle, d’Hakim Bey, plutôt une esquisse un peu foutraque de la pensée et de la vie de ce penseur important de la contre-culture anarchiste.

Peter Lamborn Wilson, vrai nom d’Hakim Bey, philosophe, écrivain, poète, proche du soufisme, inspiré par la pensée pirate du XVIIe et XVIIIe siècles, le mysticisme, le situationnisme de Guy Debord, la pensée anarchiste ou les sagesses indiennes, est véritablement inclassable. C’est à cette figure, et à sa création majeure, l’idée de « zones d’autonomie temporaires », que s’intéresse Dominique Lestel dans son dernier essai. Pour tenter de synthétiser ce que fut Hakim Bey et planter le décors, Dominique Lestel écrit que « dès qu’on commence à s’intéresser à Bey, on entre dans le monde étrange de l’occultisme californien, des sectes religieuses américaines et des religions folkloriques inventées, et on comprend que le projet de Bey est autant un projet onto-artistique qu’un projet politique classique » (p. 10). Tout un (anti-)programme. Pour autant, on aurait tort de réduire Hakim Bey à un doux dingue, à un hippie ou un anachorète sans prise sur le réel. Les TAZ ont eu une grande influence sur les mouvements anarchistes ou écologistes, on en voit une résurgence très claire dans le développement des ZAD (zones à défendre) un peu partout. Le fond de la TAZ développée par Bey – et non théorisée, il n’y a nulle théorie chez ce penseur, comme le rappelle à juste titre Dominique Lestel – réside dans une forme de résistance par la mise en retrait, par une sorte de ¡ No pasaran ! passif, où il s’agit moins de « changer la société que de se protéger des sales pattes des ingérences omniprésentes, maniaques et intrusives des institutions, et de toutes les institutions, pas seulement celles de l’Etat » (p. 11). En somme, la TAZ est la mise en pratique du troisième principe énoncé par Descartes dans le Discours de la méthode, qui affirmait qu’il tâchait « toujours plutôt à [s]e vaincre que la fortune, et à changer [s]es désirs que l’ordre du monde »[1], à ceci près que la TAZ n’est pas un repli sur son for intérieur, mais une élaboration collective – fugace, mouvante, inassignable – qui consiste à ne donner aucune prise, le temps que dure la TAZ et avec ceux qui la constituent, au monde extérieur et son aliénation. Une zone d’autonomie temporaire est une localité spatiale et temporelle, délimitée par le groupe d’individus qui la composent, au sein de laquelle on se met en retrait des institutions, du monde capitaliste, de l’oppression et des injonctions aliénantes pour partager quelque chose, un repas, une discussion, une collectivité autonome, un foyer, une groupe de travail, un équipage, un baiser, une communauté… Ne pas d’opposer frontalement au monde injuste, mais s’en évader un instant, se mettre en marge.

Hakim Bey a puisé, de son aveu même, l’idée de TAZ dans trois sources : « l’histoire des pirates du XVIIe siècle et des enclaves autonomes qui leur servaient de ports de base, utopies qu’il nomme ‶colonies pirates″ ; les Haschischins du Moyen-Âge[2] ; enfin, la science-fiction et le courant cyberpunk » (p. 16). C’est par un jeu de collages, de patchwork que la TAZ voit le jour, et par un même jeu qu’elle peut petit à petit « parasiter la société » (p. 20). Faisant parler Hakim Bey grâce à un artifice original[3], Dominique Lestel nous dit que le penseur « rejette l’objection selon laquelle on ne peut pas être libre tant que toutes les créatures sensibles du monde du monde ne le sont pas » (p. 20), en contrepied à une grande part de la tradition socialiste[4]. La liberté apparaît comme non pas donnée ou conquise une fois pour toutes, mais éminemment située voire précaire. Il existe des degrés de liberté ; les zones d’autonomie temporaires étant des espaces dans lesquels on tente, collectivement, et selon la formule de Nietzsche, de « se créer liberté »[5]. Contre ceux qui pensent qu’on émancipe les individus en émancipant la société entière, Bey considère qu’on ne peut libérer la société qu’en libérant les individus, ou plutôt, qu’en se libérant soi-même dans des micros-émancipations situées dans de multiples TAZ. Cette démarche est donc anti révolutionnaire : pas de lendemains qui chantent.

Il n’y a pas de possibilité crédible de se battre à l’échelle macroscopique contre l’Etat ou de néolibéralisme. « Le combat s’annonce perdu d’avance, il ne produirait que des martyrs sacrifiés pour rien » (p. 30). La force armée est trop grande, il faut plutôt recourir à une « guérilla qui libère une ‶zone″ temporelle, géographique ou même imaginative » (p. 30), une guérilla qui ne soit pas essentiellement guerrière mais qui prône le « retournement des règles » (p. 32) qui ont assuré le contrôle de l’Etat pour retourner sa propre force contre lui, et qui culmine dans une tactique de l’« invisibilité » (p. 32). « Dans une TAZ », écrit Lestel, « une tactique de la disparition se superpose à une tactique de l’invisibilité et de la furtivité » (p. 33). Être furtif, invisible, c’est-à-dire se rendre insaisissable, ne plus être là où les forces étatiques nous attendent. Il s’agit alors de procéder à un « parasitage du quotidien » (p. 35). Ce repli, on le voit, n’a rien à voir avec le fatalisme idiot du développement personnel et de ses avatars, qui considèrent qu’il faut se retrancher sur son petit bonheur personnel et ne pas chercher à affronter un monde étatique et (néo)libéral trop fort, et qu’il faut au contraire se fondre en lui, s’y adapter pour s’y épanouir. A l’inverse, la perspective anarchiste d’Hakim Bey est à la fois toujours collective et défensive, la TAZ prend certes acte de ce que les forces de répression sont immenses, mais qu’il existe des espaces de résistance à inventer, à créer et recréer. En cela, elle a une dimension critique et subversive essentielle.

Il y a néanmoins une sorte d’individualisme anarchiste chez Hakim Bey, que la notion, collective, de zones d’autonomie temporaire n’efface pas complètement. Cela se voit dans le mysticisme de Bey, son insistance sur une sorte d’éveil personnel au sens presque bouddhiste – le Bouddha étant « l’éveillé », le woke pourrait-on dire. A côté de cela, cependant, Wilson s’intéresse tout au long de son œuvre à des communautés marginales, comme les communautés pirates auxquelles il attache une grande importance dès le début de sa « carrière ». Les pirates et corsaires formaient des communautés « égalitaires et libertaires » (p. 58), des « associations d’égoïstes » pour parler comme Max Stirner, dans lesquelles chaque marin se pliait à certaines obligations tout en conservant sa propre liberté. Pour Wilson, les pirates « partageaient leurs rêves entre deux idéaux distincts, celui de la démocratie et celui de la liberté spirituelle » (p. 54-55), ce qui semble également être le cas de Bey lui-même. Le collectif et l’individuel s’articulent et s’enchevêtrent.

Chez Hakim Bey, la TAZ repose sur la notion d’« immédiatisme » (p. 72), dont il est une sorte de « théoricien » – mais un théoricien sans théorie ni concept. « L’immédiatisme théorise la prise de conscience qu’une caractéristique centrale du Capital contemporain est de pouvoir récupérer à son avantage toutes les critiques qui lui sont faites en les transformant en espace marchand. » (p. 73) Il faut donc, pour se rendre irrécupérable, être tout à la fois imprévisible, spontané, secret et se dissimuler, se cacher, cultiver des « pratiques incompréhensibles » (p. 75) pour le système capitaliste. Les zones d’autonomie temporaires sont des occasions de mettre en pratique l’immédiatisme, dans une perspective inspirée de Foucault ou de Deleuze et Guattari, le tout matinée de situationnisme à la Guy Debord. Une autre source de Bey est le potlatch des sociétés amérindiennes décrit par Marcel Mauss dans son Essai sur le don, ces rituels au cours desquels des présents somptueux étaient faits, jusqu’à se ruiner soi-même, et des biens détruits pour signifier qu’on était dans le don absolu. Chez Hakim Bey, le don maussien joue un rôle important en ce qu’il est une figure de l’immédiatisme, irrécupérable par l’ordre capitaliste.

L’anarchisme d’Hakim Bey se propose de « penser le monde dans ses interstices » (p. 125), de faire droit à l’ambiguité, au chaos, dont il fait grand cas, à la contradiction parfois, s’efforçant d’effacer le dualisme des doctrines dominantes. Il s’agit de brouiller les pistes également sur le plan intellectuel, de prendre des chemins de traverse ou, au sens propre, de prendre la tangente. Cela conduit les anarchistes patentés ou autres penseurs de gauche à se méfier d’Hakim Bey, de son mysticisme, de sa désinvolture et de son refus du politique et de l’engagement militant dogmatique. En effet, Bey oppose « à l’ambition de changer le monde celle de permettre à ceux qui le désirent de vivre autrement » (p. 142), une attitude impure pour un anarchiste, trop conformiste, trop égoïste. Comme le résume Lestel, « l’esprit de la TAZ crée des poches de dissidence dans le désastre ambiant et le groupe affinitaire anarchiste entre en conflit frontal avec l’ambition rousseauiste d’obliger à être libres ceux qui répugnent à l’être » (p. 143). Dans un monde en ruine, la TAZ est un espace de fuite, un refuge. Cela est certes moins ambitieux qu’un grand soir ou une révolution éclatante, mais plus praticable sans doute. Le reproche qu’on pourrait alors adresser à Bey, qui reste un penseur du XXème siècle, est qu’aujourd’hui, la radicalisation (néo)libérale est telle qu’y compris des espaces secrets, souvent inoffensifs et en retrait, sont vus comme des menaces à détruire, à éradiquer physiquement. L’hégémonie est telle que des zones d’autonomie temporaires sont traquées par les autorités, que l’espace mental et imaginaire qu’elles ouvrent est criminalisé. En d’autres termes, pour l’hégémonie (néo)libérale, la TAZ c’est déjà du terrorisme[6]. La soif de contrôle du pouvoir est telle que la mise en retrait est de moins en moins possible.

Philosophie des zones d’autonomie temporaires est un essai passionnant, accessible, didactique mais précis, qui présente la pensée définitivement originale d’un anarchiste trop méconnu, Hakim Bey. Malgré les critiques qu’on peut formuler face à cette posture du repli, il va de soi que l’on peut trouver dans la TAZ de quoi enrichir la pensée critique et l’arsenal tactique. Bonne lecture !


[1] Descartes René, Discours de la méthode, troisième partie,1637.

[2] La secte des Assassins.

[3] Lestel ne cite quasiment jamais Hakim Bey, il le « ventriloque », il le fait parler en précédant d’un « Bey dit : » le paragraphe qui explicite et synthétise sa pensée. Pas de guillemets, pas de reproduction fastidieuse d’une phrase ou d’une citation, mais une reformulation subjective. Il s’agit d’une démarche à la fois heuristique et très anarchiste sur le fond et la forme.

[4] Bakounine, cité par Lestel, mais aussi Charles Fourier, parmi d’autres.

[5] Nietzsche Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra, prologue.

[6] Je vous renvoie au précédent ouvrage chroniqué sur Phrénosphère, Douillard-Lefevre Pierre, Dissoudre, Grevis, 2024.


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