Esthétique de la rencontre
L’énigme de l’art contemporain
Baptiste Morizot – Estelle Zhong Mengual
Editions du Seuil, octobre 2018
L’art contemporain… Rien qu’à la lecture de ces trois mots, une foultitude d’images vous viendra à l’esprit : des toiles blanches, des pneus entassés, des excréments en boîte de conserve, un sextoy géant, une cuvette de toilette… Dans votre esprit s’entremêleront peut-être fascination et incompréhension, répulsion et rejet, intérêt et snobisme, ou encore éprouverez-vous une franche indifférence ou serez-vous secoués par un éclat de rire intérieur. Quoi qu’il en soit, on parle souvent plus de « l’art contemporain » pour le détester, l’adorer ou le ridiculiser, que des œuvres elles-mêmes, qui sont pour ainsi dire recouvertes par le supposé courant auquel elles appartiendraient. Esthétique de la rencontre, et c’est tout l’intérêt du livre, évite de faire de l’art contemporain un monolithe à encenser ou conspuer. Son objet n’est donc pas l’art contemporain en général, mais un type très particulier d’œuvres, ou plutôt un type très particulier de rapport à certaines œuvres : l’indifférence absolue. Passer devant une œuvre, la voir, la regarder peut-être, continuer son chemin, comme si rien ne s’était passé. Ni plaisir esthétique, ni déplaisir, ni amour ni haine, mais simplement… rien. Esthétique de la rencontre part donc de ce rien pour mener une enquête philosophique qui nous propose en fin de compte une nouvelle esthétique, basée ni sur le regard du spectateur ni sur le travail de l’artiste, mais la rencontre des deux…
Généalogie de l’indisponibilité
Estelle Zhong Mengual, docteure en histoire de l’art, et Baptiste Morizot, chercheur en philosophie, refusent de faire de l’art contemporain un bloc homogène que l’on pourrait analyser uniment. Ils partent de cette curieuse chose qui se produit – ou plutôt ne se produit pas – devant certaines œuvres : « on en sort indemne »(11). On ne ressent même pas de l’agacement, on n’est même pas piqué par un fugace élan de curiosité – ce qui serait ressentir quelque chose. L’œuvre est là, nous devant, un mètre nous en sépare, mais c’est comme si nous étions tous deux dans deux mondes étanches que rien ne peut relier. Les deux auteurs nomment cela « l’indisponibilité »(11) de l’œuvre. Or, cette indisponibilité est aussi le fruit d’une volonté artistique, celle de l’artiste de se rendre indisponible. L’expérience de l’indisponibilité « relèverait davantage d’une certaine tentation de l’art contemporain, tentation dont l’infrastructure est philosophique »(13) et que l’enquête philosophique menée dans Esthétique de la rencontre tente de percer à jour.
La plupart du temps, deux explications sont données à cette indisponibilité des œuvres et des artistes : d’un côté, elle serait due à une « déficience du spectateur »(17) trop rétrograde, trop conservateur, voire trop bête ; de l’autre, les œuvres d’art contemporain remettraient en cause les conventions et formes artistiques à un tel point qu’elles « désorientent [le spectateur], dans la mesure où elles le ramènent toujours à ce qu’il ne considère pas comme spontanément artistique »(19) de sorte que celui-ci devrait fournir un effort pour se rendre disponible aux œuvres. Résultat : culpabilisation du spectateur. Culpabilisation « renforcé[e] par l’association de l’art contemporain aux valeurs de liberté et d’autonomie : être insatisfait des œuvres, c’est en quelque sorte ne pas reconnaître ces valeurs-là qui les fondent. »(21) D’où le fait que douter de l’art contemporain, si ce n’est le rejeter, est un acte suspect. N’est-ce pas témoigner d’un manque de confiance en la modernité, n’est-ce pas une façon déguisée de ne pas adhérer à l’idéal d’émancipation du progressisme ? Comment le disent les deux auteurs : « L’art incarne désormais une nouvelle définition du progrès comme liberté critique »(24). Ils repèrent en effet que le progrès s’est peu à peu superposé à l’idée de critique, abandonnant sa vieille promesse d’amélioration de la vie sociale et individuelle. L’art a donc été investi de cette vision du progrès comme critique, voire comme « hypercritique »(24) : « il est le lieu de la remise en cause constante du monde »(24).
Pourtant, cette mutation du progrès qui entraîne dans son sillage l’art contemporain place ce dernier dans une situation paradoxale. Il est sommé d’incarner en même temps critique de la société et liberté absolue. Mais comment être absolument libre tout en étant forcé de produire une critique, qui plus est nécessairement située ? « La liberté critique menace structurellement la liberté absolue »(26), d’où le goût des artistes pour l’ironie, cette manière de se rendre insaisissable en produisant un énoncé dont on se sépare, d’être nulle part en définitive. Pour sortir de cette aporie, l’art va retourner la critique contre lui-même, l’hypercritique deviendra alors autocritique. « Cet art autocritique devient le symbole désamorcé d’une critique du monde »(30). Autrement dit, l’art en vient à tourner le dos au monde en se retournant exclusivement sur lui-même. Le monde ne sera plus présent que sous forme métaphorique, ce qui est une manière de pulvériser la critique réelle, car elle devient incapable du moindre effet concret sur le monde : pur jeu intellectuel. Et donc, refusant le monde, l’art replié sur lui-même se rend indisponible, c’est l’autoréférentialité de l’art contemporain.
B. Morizot et E. Zhong Mengual repèrent ainsi une généalogie de l’indisponibilité de l’art contemporain : une double injonction paradoxale qui l’oblige à une autoréférentialité folle. Ils proposent également de découpler l’art contemporain des avant-gardes esthétiques pourtant considérées comme des précurseurs. La filiation de tient pas car ces avant-gardes avaient pour projet de « changer l’art et la vie » là où l’art indisponible ne retient que le propos sur l’art. Cependant, ces explications ne suffisent pas à comprendre pourquoi un artiste en viendrait à vouloir que son travail ne produise aucun effet sur le spectateur. Un art autocritique ou occupé à des réflexions purement formelles ne s’interdit pas automatiquement d’entrer en contact avec le spectateur, il faut donc trouver autre chose.
Cet autre chose, les auteurs d’Esthétique de la rencontre le trouveront dans un bouleversement qui s’est produit au XXème siècle dans l’œil du spectateur : la réception d’une œuvre est devenue une « digestion : on absorbe et digère les œuvres »(45). Ce paradigme de la digestion est central dans ce livre, car les auteurs y voient une raison majeure à l’indisponibilité de l’art contemporain[1]. Tout doit être digérable par le spectateur devenu consommateur, rapidement, sans heurt et sans accroc, et surtout sans effort. Quand le marché s’empare de l’art, les œuvres deviennent de purs produits de consommation. Ces produits doivent pouvoir « être résumés et « microsinguarisés » de façon frappante »(47) afin d’être immédiatement repérables dans le flot continu. « Il faut pouvoir dire en une phrase le travail d’un artiste : « c’est celui qui… » […] Une formule pour chaque artiste, pour chaque œuvre. »(47) Que peut l’artiste face à cela ? Comment échapper à la marchandisation et à la digestion de ses œuvres ? En les rendant indisponibles, « absolument indigestes »(49).
Art, individuation et rencontre
Mais Esthétique de la rencontre ne fait pas qu’analyser les raisons de l’indisponibilité des œuvres, ce livre propose, conformément à son titre, de repenser la théorie esthétique à l’aune des leçons délivrées par l’art contemporain indisponible. Celui-ci refuse la rencontre avec le spectateur, il est une « non rencontre »(76). B. Morizot et E. Zhong Mengual essaient donc de replacer ce concept de rencontre au cœur de leur esthétique nouvelle. Faire de la rencontre l’épicentre de l’expérience esthétique est une manière de refuser la polarisation habituelle entre l’œuvre d’un côté et le spectateur de l’autre. Ce qui est visé est précisément la relation entre les deux, ce qui permet de surmonter cette opposition classique que l’art contemporain n’a fait qu’exacerber jusqu’à un point de tension ultime, jusqu’à ce que l’œuvre et le spectateur ne se rencontrent plus du tout.
Mais qu’est-ce donc qu’une esthétique de la rencontre ? Pour élaborer cette proposition, les deux auteurs en appellent au philosophe français Gilbert Simondon (1924 – 1989) et à son concept d’individuation. Ce grand penseur de la technique rejette la notion d’identité, figée et définitive, au profit de celle d’individuation, qui est un processus constant et toujours inachevé. L’identité, si tant est que l’on conserve ce mot au moins à des fins pédagogiques, est en réalité un archipel, battu et rebattu par les flots d’où certaines éminences surnagent. Nous sommes comme un océan d’irrésolution, parcourus de courants parfois contraires et insaisissables, des tendances non individuées en nous, d’où, de temps en temps, un îlot émerge, terre ferme et assurée ; mais comme nous ne voyons que ces petits îlots, nous pensons avoir une identité fixe sans voir tout l’océan qui nous constitue bien plus encore.
La rencontre esthétique doit être pensée, selon les auteurs, comme une « rencontre individuante »(79), suite à laquelle « notre mode de sentir est renouvelé : nous ne captons pas les mêmes choses de notre quotidien et nous les voyons selon les lignes de force particulières instituées par l’œuvre. »(82) Cela se produit lorsque l’un de nos « pans d’irrésolution » rencontre celui d’un artiste et qui transparaît dans son œuvre. « C’est parce que les lignes de force de la part d’irrésolu de l’artiste sont en partie les mêmes que les nôtres, que, lorsqu’il trouve enfin les formes pour inventer sa composition de lui et du monde, eh bien c’est la nôtre en attente que nous reconnaissons. »(106) Autrement dit, en travaillant ce qu’il y a de fluide, de mouvant et de non fixé en lui, en lui donnant une forme particulière (celle de son œuvre), l’artiste touche cette même part en nous que nous n’arrivions pas à cerner. En informant (in-former : mettre en forme) sa propre individuation, l’artiste informe la nôtre grâce à son œuvre : c’est cela, la rencontre. Nous ne serons plus jamais les mêmes après avoir rencontré l’œuvre, car nos courants intérieurs ont pris un cours nouveau, et de nouveaux îlots sont apparus en nous. Notre archipel est un peu plus étendu, nous sommes des individus un peu plus et un peu mieux individués : nous sommes un peu plus nous-mêmes.
Ainsi, l’esthétique de la rencontre invite à renoncer à trouver la grandeur d’une œuvre dans l’œuvre même, mais plutôt dans l’effet produit dans la relation et par elle. C’est une toute autre approche de l’esthétique qui cherchait du côté de l’œuvre et de l’artiste le génie créatif, ou du côté du spectateur un goût particulier à même de l’apprécier. B. Morizot et E. Zhong Mengual se défont de cette opposition : il n’existe que la relation « comme entité ontologique à part entière, et pas seulement comme mise en présence seconde et secondaire de deux entités ontologiques séparées déjà constituées, l’œuvre et l’individu. La relation a valeur d’être. »(124)
Esthétique de la rencontre est un petit livre (150 pages) abordable et clair, quoiqu’un petit effort soit nécessaire pour y entrer pleinement, ce qui n’est pas un défaut, bien au contraire. Toute pensée est un double effort : de la part de celui qui l’exprime, pour la dire clairement et sans esbroufe, de la part de celui qui la reçoit, pour la pénétrer en profondeur. Les auteurs nous racontent certaines œuvres d’art contemporain, principalement des œuvres d’art plastique – la musique par exemple, est singulièrement absente du livre, ce qui n’en affaiblit en rien le propos. Les références philosophiques, Simondon en tête, ne sont jamais prétentieuses ni gratuites. Un livre qui fait voir l’art contemporain d’une toute autre manière, et donne même envie de le découvrir sous ce jour nouveau. Bonne lecture !
[1] Rappelons qu’il ne s’agit là que de certaines œuvres et de certains artistes d’art contemporain.
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