Baise ton prochain
Une histoire souterraine du capitalisme
Dany-Robert Dufour
Actes Sud, 2019
Le capitalisme est l’œuvre d’un démon, un homme du diable. Bernard de Mandeville, que très tôt ses détracteurs surnommèrent Man Devil, en est l’un des théoriciens les plus puissants, donc les plus refoulés. Le capitalisme, soutient Dany-Robert Dufour, est sorti armé et casqué du cerveau de ce mauvais génie, tel Athéna la guerrière surgissant du crâne de son père. Baise ton prochain propose la lecture fine et acérée d’un texte méconnu de Mandeville, qui pose pourtant les jalons économiques et psychiques du capitalisme avec une acuité et une sincérité – et aussi un cynisme – indépassables.
Dany-Robert Dufour, philosophe de son état, produit depuis de nombreuses années une critique très originale du libéralisme et du capitalisme. Il ne cherche point, tel un Marx moderne, à démonter les mécanismes économiques du capital ; il n’envisage point de démystifier les mythes anthropologiques sur lesquels il est bâti ; il ne tente pas plus de critiquer le devenir de l’homme hypermoderne ; il n’essaie pas non plus de déboulonner les idoles libérales du discours dominant ; il ne se contente point de fustiger les dérives de l’ultra-capitalisme ; il ne produit pas une analyse sociale de ses méfaits… Disons qu’il fait tout ça à la fois à partir d’un angle d’attaque qui condense un peu toutes ces perspectives : l’économie psychique et libidinale. Ce que montre Dufour de livre en livre est l’assise psychique et pulsionnelle du libéralisme. Dans Baise ton prochain, il remonte à la source pour ainsi dire : Bernard de Mandeville, ce psychiatre et philosophe anglais de la fin du XVIIème et du début du XVIIIème. On en connaît généralement La Fable des abeilles, texte qui pose le dogme libéral par excellence : « les vices privés font les vertus publiques ». Cependant, un texte encore plus sulfureux était resté dans l’ombre : les Recherches sur l’origine de la vertu morale, de 1714.
Autant le dire tout de suite, la portée de Baise ton prochain est potentiellement très grande. Il permet de reconsidérer l’histoire du libéralisme à nouveaux frais, mais aussi, et c’est le deuxième grand axe de ce livre de Dufour, l’histoire de la psychanalyse et de l’inconscient. Mais n’allons pas trop vite en besogne. On l’a dit, Baise ton prochain est une analyse détaillé des Recherches sur l’origine de la vertu morale, recherches qui éclairent et prolongent rétrospectivement les autres textes (mé)connus de Mandeville. Dufour est un des experts français de ce penseur anglais, dont il avait déjà réédité et présenté avec force détails d’autres textes, dont la Fable des abeilles. Ce livre est, pour Dufour, d’une certaine manière la cerise sur le gâteau démoniaque. La thèse si subversive de Mandeville ? « Il faut confier le destin du monde aux pervers. »(p.40) Autrement dit, une politique nouvelle fondée sur la libération des pulsions, de toutes les pulsions.
L’humanité, dit Mandeville, est divisée en deux : il y a d’un côté les scélérats qui refusent de renoncer à leurs désirs et à leurs pulsions ; de l’autre l’immense cohorte des honnêtes gens qui acceptent la frustration et la répression libidinales. Entre les deux, une troisième classe d’hommes très peu nombreux, les « pires d’entre les hommes »(71) qui feignent de renoncer à leurs désirs pour mieux berner tous les autres, des filous, des requins, des diablotins cyniques et menteurs. Or, c’est à eux que revient de conduire le monde. Car, et c’est là le scandale, « le bien procède du mal »(23). De la rouerie, de la perversité, de l’hypocrisie de quelques-uns, de leur enrichissement monétaire et de la satisfaction de leurs désirs coupables naît l’harmonie et le bien commun. La radicalité de Mandeville, et ce pour quoi il sera rejeté par ses contemporain et honni par l’histoire, est de conférer une dimension politique essentielle à la pulsion et au désir. En se basant sur la corruption de l’âme humaine, son aptitude au déni et à la dénégation, sa propension à préférer les fictions plutôt que la réalité, son appétit de reconnaissance et sa volonté de trouver refuge dans le phantasme, Bernard de Mandeville échafaude une politique et une économie nouvelles. Libérer les pulsions et faire de l’argent l’objet de tous les désirs : le cocktail du capitalisme. Mandeville, un libéral en diable.
Ne vous avais-je pas dit que ce petit texte de Mandeville bouleversait en sus la psychanalyse ? Voici pourquoi. Bernard de Mandeville met au jour rien moins que l’inconscient à l’orée du XVIIIème siècle, près de deux cents ans avant Freud ! Un inconscient peuplé de pulsions troubles confrontées à la répression sociale et donc au refoulement. Ce n’est pas tout, l’anglais élabore les rudiments de ce qui deviendra la cure psychanalytique en préconisant de laisser parler les patients, au lieu des clystères et autres saignées qui faisaient la loi en médecine à l’époque. Mais Mandeville dépasse Freud sur certains points, notamment, et Dufour y insiste longuement, sur la question de la perversion. Perversion qui est l’apanage de la classe des rusés amenés à diriger les hommes par le bout de leurs pulsions. Perversion qui est la caractéristique psychologique des grands capitalistes actuels et sans laquelle le libéralisme ne se fût jamais développé. En fait, le génie de Mandeville est non seulement de découvrir l’inconscient psychique, d’en tirer des perspectives thérapeutiques individuelles, mais surtout de le créditer d’une extension politique qu’il voulait émancipatrice. “Mandeville s’est posé une question dont Freud n’a jamais voulu entendre parler. On pourrait la formuler ainsi : pourquoi, si on peut libérer les patients individuellement, ne pourrait-on envisager de les libérer collectivement ?”(67)
Dufour propose un livre passionnant, avec son ton habituel plein d’esprit et d’humour. Baise ton prochain reprend le problème des rapports entre capitalisme et économie psychique en l’enrichissant, en l’étoffant et en dévoilant l’une de ses sources les plus vives – Man Devil. Dufour confronte ce petit texte de Mandeville, dont il propose une traduction inédite, à de grandes figures de la psychanalyse – Freud et Lacan – pour en dégager toute l’envergure. Mais cette enquête historique n’oublie point le présent. Dufour montre en quoi le programme de Bernard de Mandeville est plus que jamais d’actualité et comment le capitalisme financier est « mandevillien » au-delà sans doute des espérances de l’anglais. Cela en fait apparaître les limites, plus, les impasses. Car au-delà de l’audace théorique indéniable, Mandeville proposait il y a trois siècles une idée qui allait plonger le monde dans une course irréfrénable vers sa propre destruction…
Baise ton prochain : passionnant, je le redis, accessible, plaisant à lire ; un livre qui, je vous en donne mon billet, fera date ! Bonne lecture !
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Avide de géopolitique, particulièrement plus encore depuis covid…