Le Colonel Chabert

Honoré de Balzac

1844


L’œuvre d’Honoré de Balzac est pleine de surprises, elle foisonne d’inattendu, loin des clichés habituels. Cette idée est le point de départ du Cycle Balzac : les romans courts entrepris depuis déjà plusieurs mois. Des romans courts qui se lisent en une ou deux heures, des chemins d’accès praticables et accessibles pour pénétrer dans cette œuvre monumentale – que ce soit pour une brève halte, ou pour y déposer bagages et s’y installer. Le roman qui nous occupe aujourd’hui est fameux : Le Colonel Chabert.

Paru en 1844 sous sa forme actuelle, Le Colonel Chabert s’intègre dans les Scènes de la vie privée de la Comédie Humaine. L’histoire du Colonel Chabert, bien que fictive, s’inspire de personnages historiques réels, dont un parent de Balzac, Alphonse Henri d’Hautpoul, militaire laissé pour mort lors d’une bataille en Espagne – avant de connaître, contrairement à Chabert, une ascension fulgurante jusqu’à être Ministre de la Guerre. Ce petit roman, moins d’une centaine de page, est pourtant un chef-d’œuvre de la littérature, un sommet de l’art balzacien en particulier.

Argument

Le cabinet Derville, du nom du talentueux juriste parisien, jeune, ambitieux mais tenace et habile, reçut ce jour-là une singulière visite. Alors que les clercs vaquaient à leurs occupations dans une bonne humeur affairée, et que le petit Simonnin s’adonnait à des espiègleries dont il était coutumier, un homme traversa la cour puis frappa à la porte de l’étude, interrompant tout ce beau monde. Un vieil homme miteux, l’air d’un vagabond, franchit le seuil, puis s’avança. Sa physionomie laissait deviner que de grands malheurs avaient meurtri son existence, et sans doute la balafraient encore. Sale, poisseux, avachi, il voulait parler à Maître Derville – qui n’était pas là, lui répondit-on, il fallait revenir cette nuit, vers minuit ou une heure du matin, Me Derville ayant de curieux horaires pour instruire les affaires en cours. L’inconnu dit qu’il reviendrait le soir puis s’en fut, mais avant qu’il ne quittât l’étude, un clerc le retint pour lui demander son nom. L’inconnu affirma se nommer Chabert. « Est-ce le colonel mort à Eylau ? » s’enquit Huré en forme de moquerie. « Lui-même, monsieur » répondit l’inconnu « avec une simplicité antique ».

Cette nuit donc, le Colonel Chabert revint trouver Derville. Il lui raconta son histoire rocambolesque et miraculeuse, ses malheurs, ses souffrances, ses tourments. Blessé à mort, le crâne fendu, et jeté à la fosse avec les autres cadavres à Eylau, il fut déclaré décédé, ses biens transmis en héritage, sa femme, reconnue veuve, se remaria. Après des années, de retour en France, Chabert avait fait le tour des études afin de faire reconnaître son identité et que l’on annulât la déclaration de décès. Avec en plus, la secrète ambition de retrouver son épouse, devenue Mme la comtesse Ferraud. Mais on lui avait rit au nez et l’avait pris pour fou. N’ayant d’autre moyen de subsistance que la mendicité, le corps usé, malade, il faisait appel à Derville pour mener à bien cette tâche. L’avoué fut ému par l’homme, mais comment prouver ses dires ? Comment faire reconnaître au monde que cet homme méconnaissable, pas plus qu’un débris humain en vérité, était bien le héros de la bataille d’Eylau et ancien ami de l’Empereur ? Comment convaincre Mme Ferraud, qui désormais avait tout intérêt à ce que son premier mari fût mort et le restât ?

L’ancien soldat se lança, aidé par Me Derville, dans une bataille bien plus âpre que toutes celles qu’il dut mener : se battre contre le Droit, la Justice et les sentiments humains les plus vils. « J’ai été enterré sous des morts, mais maintenant je suis enterré sous des vivants, sous des actes, sous des faits, sous la société tout entière, qui veut me faire rentrer sous terre ! »

Chef-d’oeuvre balzacien

Le Colonel Chabert est un roman magnifique, il faut le dire et insister là-dessus. Bien sûr, on y trouve le génie du style balzacien sur lequel nous sommes maintes fois revenus. Ce style qui, certes, n’est jamais aussi flamboyant que dans les descriptions devenues proverbiales d’Honoré de Balzac, mais dont le proverbe, et la vulgate, ne retiennent que la longueur, sans parler du mouvement dont elles sont pleines. Ce mouvement qu’induit la langue au sein du réel, les choses semblent virevolter au gré des mots, il se produit un étrange effet comme si l’on avait placé une lentille mal polie ou irrégulière devant ses yeux, un kaléidoscope fantastique. Le monde balzacien est tout sauf figé, voilà ce qu’il faut donner à sentir lorsque l’on parle des descriptions chez Balzac. Quoi qu’il en soit, le lecteur moderne appréciera le rythme du Colonel Chabert, beaucoup plus rapide que celui auquel on s’attendrait, parfois même nerveux ; le ton du livre renforce cette fluidité narrative, il ne s’apitoie sur aucun personnage ni sur leurs malheurs, il n’a pas la lourdeur qu’ont certains romans, très glauques, pesants, et dont le tragique et l’irrémédiable nous oppressent, on y trouve tantôt de l’humour, tantôt une épopée guerrière, tantôt une scène d’intrigue et de manigance… Tout cela fait que ce roman se lit d’une traite, et ne nous lâche pas.

En plus du plaisir de se plonger dans le Paris du début du XIXème siècle, ce Paris sale, crasseux et populaire que Balzac excellait à nous faire ressentir, ou ce Paris demi-bourgeois voire noble, le contraste entre les deux étant véritablement saisissant ; en plus de nous jeter dans l’histoire de France, et dans les atrocités des guerres napoléoniennes ; en plus de nous faire toucher du doigt la lourdeur de la machine pénale, cette Justice qui parfois côtoie l’absurde et n’a décidément pas taille humaine ; en plus de tout cela, Le Colonel Chabert rompt un tant soit peu avec la mécanique romanesque de Balzac. On l’a déjà dit par ailleurs, le roman balzacien est tragique au sens grec : une fatalité s’abat sans qu’on n’y puisse rien. L’Homme subit un sort infligé par on ne sait qui, divinité ou lois sociales, peu importe. Mais Chabert, par sa force de caractère, sa bonté et surtout son honneur, semble secouer le destin. Bien que la société soit une mécanique qui nous échappe largement, et ce roman l’illustre à sa façon, il est sans doute possible de ménager un tout petit espace de liberté.

Enfin, ce roman encore et toujours étudie la nature humaine, et ce que Balzac y découvre n’est jamais reluisant. Rouerie, jalousie, vengeance, mensonge, dissimulation, petits arrangements, bassesses en tous genres… Voilà le tréfonds de l’âme humaine que met au jour Balzac. Ce n’est pas pour rien que la justice est omniprésente dans ce roman, et toutes les compromissions qu’elle implique. Derville, en fin de compte, dresse un triste bilan :

« Savez-vous, mon cher, repris Derville après une pause, qu’il existe dans notre société trois hommes, le Prêtre, le Médecin et l’Homme de justice, qui ne peuvent pas estimer le monde ? Ils ont des robes noires, peut-être parce qu’ils portent le deuil de toutes les vertus, de toutes les illusions. Le plus malheureux des trois est l’avoué. Quand l’homme vient trouver le prêtre, il arrive poussé par le repentir, par le remords, par des croyances que le rendent intéressant, qui le grandissent, et consolent l’âme du médiateur, dont la tâche ne va pas sans une sorte de jouissance : il purifie, il répare, et réconcilie. Mais, nous autres avoués, nous voyons se répéter les mêmes sentiments mauvais, rien ne les corrige, nos études sont des égouts qu’on ne peut pas curer. »

Un plaisir de lecture, roman bouleversant et profond. Une histoire qui nous prend et ne nous lâche plus. La porte d’entrée idéale dans l’univers de La Comédie Humaine !


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