Sérotonine
Michel Houellebecq
Editions Flammarion, janvier 2019
Le phénomène éditorial de ce début d’année. Une phrase d’accroche digne du supplément livres de n’importe quel hebdo non ? Sérotonine est un roman triste comme le temps qui passe, et tout aussi implacable, qui raconte le nihilisme d’un homme rencontrant le nihilisme d’une époque qui n’est déjà plus une époque – un beau roman.
Beaucoup de choses ont déjà été dites sur ce roman, et beaucoup d’autres le seront. On emploiera des termes comme tristesse, mélancolie, dépression ; on ouvrira au besoin un dictionnaire des synonymes : lassitude, abattement, mal de vivre ; on convoquera pour faire chic quelques grands auteurs et l’on parlera avec Baudelaire de spleen, avec Verlaine de langueur, ou avec Cioran de décomposition ; on jouera au savant et l’on diagnostiquera avec une cuistrerie certaine un collapsus, une lypémanie ou encore une anhédonie. Ou bien, on essaiera de « prendre de la hauteur », et de décrypter les enjeux politiques cachés derrière ce livre ; et l’on glosera, l’air grave mais le torse bombé et la face bouffie de suffisance comme un dindon, sur ce que ce livre nous dit de notre époque. Et l’on n’aura pas tort, car tout cela est sans doute juste.
Florent-Claude Labrouste est sans aucun doute possible atteint de dépression, il voit peu à peu sa vie couler entre ses doigts, sans qu’il cherche d’ailleurs à les maintenir collés les uns aux autres afin de l’empêcher de filer tout à fait. Sa vie n’est pas un crash, bien plutôt une espèce de mol avachissement, une lente putréfaction. Florent-Claude, qui déteste son prénom, est triste, désespéré : c’est entendu. Sa vie professionnelle en tant qu’ingénieur agronome pourtant compétent et apprécié comme tel n’est qu’une succession de fiascos. Il voit se décomposer l’agriculture française, il la voit agoniser et mise en pièce par l’Europe ; alors que toutes ses maigres tentatives de sauver quelque chose auront été vaines. Sur le plan sentimental, il hait sa compagne, une japonaise nymphomane nommée Yuzu. Familialement parlant : c’est le néant. L’amitié ? Certes, un vieux camarade d’études, Aymeric, est encore là. Le plus parfait résumé de son existence tient en ce mot : échec.
Pour ce qui est des considérations politiques et sociales que ce roman permet, elles sont bien évidemment fondées. Houellebecq fut lui-même ingénieur agronome, diplômé de l’Institut National Agronomique – tout comme son personnage – on peut donc légitimement penser qu’il dénonce en connaissance de cause le sacrifice de l’agriculture française, son sabotage organisé sciemment, et les conditions de vie désastreuses des paysans. Le milieu rural tient une place importante dans ce roman, en particulier le monde agricole, que le narrateur voit sombrer. De même, la critique que Sérotonine produit de la modernité est éclairante par biens des aspects, et en particulier concernant la désagrégation du monde, de ce monde « simplement mort ». On peut relire Houellebecq le coude appuyé sur l’œuvre complète de Nietzsche, le plus grand penseur du nihilisme européen et plus largement occidental.
« Ce qui est à craindre, écrivait Nietzsche dans la Généalogie de la morale, ce qui est désastreux plus qu’aucun désastre, ce n’est pas la grande crainte, mais le grand dégoût de l’homme, non moins que la grand pitié pour l’homme. Supposez qu’un jour ces deux éléments s’unissent, aussitôt ils mettront au monde, immanquablement, cette chose monstrueuse entre toutes : la « dernière » volonté de l’homme, sa volonté du néant, le nihilisme. »
Ce jour est arrivé, Sérotonine est le roman de ce crépuscule de l’homme. Quand un individu déclinant, débile, chétif – contrairement à ce que son « visage aux traits énergiques »(p.10) pourrait laisser paraître – s’harmonie avec une époque sénile, lors d’une sorte de messe noire où s’accomplissent des rites macabres au son d’accords disgracieux et tordus, c’est une mélopée chevrotante et extenuée qui s’entame. Sérotonine est cette mélopée.
Mais, voulez vous, dépassons ces banalités. Sérotonine est avant tout un roman : ni une introspection dans le genre autofiction, ce machin pseudo littéraire, véritable égomanie crétine et dégoulinante de vide (pas étonnant qu’une Christine Angot en soi la grande représentante actuelle), ni un “traité de l’âme” (Aristote), ni une étude sociologique sur la société contemporaine ou passée, encore moins un rapport de genre de ceux que commettent à intervalle régulier nos “parlementaires”, eux-mêmes tout aussi secs et stériles que lesdits rapports. Un roman, c’est-à-dire une création. Or, notre époque a de plus en plus de mal à penser la création, tant elle est engluée par sa propre morve visqueuse : celle du premier degré, de l’univocité, du médiocre. Tous ces abrutis qui refusent le moindre pas de côté, les ayatollahs du politiquement correct, de la société “inclusive” – contre laquelle Houellebecq sait décocher ses traits sarcastiques – sont les grands morveux de notre temps. Témoin la polémique ridicule qui enfla à la sortie du livre : le narrateur décrivant Niort comme “l’une des villes les plus laides qu’il m’ait été donné de voir”, ce qui provoqua aussitôt un tollé. S’ils ne sont pas capables de s’abstraire un tant soi peu de leur misérable quotidien, et d’accéder à quelque chose qui les dépasse, s’ils sont à ce point rivés au réel qu’ils considèrent que toute oeuvre doivent s’y rapporter absolument, il se peu qu’en fin de compte, les niortais soient les citadins les plus bêtes qui soient.
Sérotonine est une grande œuvre romantique. Le narrateur est, au fond, un Alfred de Musset minable (avec une appétence sexuel néanmoins semblable – tous deux étant deux bonshommes lubriques : des queutards) dépourvu de génie créateur. Un romantisme sans la tempête et la fougue, un romantisme sans les cris et la folie furieuse : un romantisme las. Le mouvement qui tenait parfois de l’épopée des sentiments et des passions a disparu, en revanche, il reste cette expérience de l’amour comme sommet de l’existence, comme ce qui fait que la vie vaut d’être vécue. L’amour est la source de tout le bonheur possible, et la seule. Au sujet d’Aymeric souffrant du départ de ses filles, le meilleur ami du narrateur « par défaut », ce dernier dit qu’il « était en train de crever de leur absence, et de l’absence d’amour plus généralement »(p.222). Parce que c’est toujours d’un manque d’amour qu’on meurt d’une certaine manière. Ainsi que les romantiques emblématiques du XIXème l’envisageaient, l’amour ne va pas sans la mort, qui l’accompagne comme son ombre. L’un et l’autre forgent la destinée humaine, c’est en effet de cela qu’il s’agit : d’un destin. Tout est peut-être déjà écrit, quoi qu’il en soit, pour Florent-Claude, il existe une “mécanique” du malheur, contre laquelle il serait illusoire de s’opposer. Mais chez Houellebecq, ce ne sont pas les dieux qui jouent avec nos vies, comme des enfants pervers et sadiques. La fatalité ne vient pas de l’extérieur, mais de nous-mêmes : de nos faiblesses, de nos lâchetés.
Bien sûr, il y a le sexe, omniprésent, et qu’un temps, le narrateur semble assimiler à l’amour. Le sexe est en grande partie ce sur quoi repose l’amour, à tel point que le narrateur aurait eu du mal à envisager l’amour sans sexe. Sexualité dont il parle crûment, sans détour, presque froidement. Est-ce encore par plaisir qu’il s’adonne à la sexualité ? Pourtant, au fil du récit, plus Florent-Claude devient impuissant, à cause des antidépresseurs à base de sérotonine, et se détourne de « la chose », plus l’amour prend une place importante en lui. Le sexe, parfois purement « hygiénique », se retrouve partout au début du roman, alors que l’amour n’est jamais envisagé en tant que tel. Mais peu à peu, à mesure qu’il s’en détachera (allant jusqu’à éprouver une indifférence totale voire une sorte de dégoût pour la sexualité), l’amour lui deviendra nécessaire en même temps qu’impossible, comme par un étrange jeu de vases communicants. Comme si le sexe n’était finalement là que pour rendre l’amour supportable.
Houllebecq est un écrivain, nul doute n’est possible à ce sujet. Avec un style, simple mais très littéraire – contrairement à ce qu’il veut faire croire – très écrit, à la manière d’un Céline dont le style oral était en fait un summum d’écriture et de précision stylistique. Les mots ont une importance capitale, par leur dénuement parfois, mais plus sûrement leur recherche à certains moments sophistiquée. Ils s’agencent en de longues phrases fatiguées et traînantes, alignés en rang d’oignon. A l’inverse de Proust, célèbre lui aussi pour ses très longues phrases qui n’en finissent pas. La différence tient à ce que celles de Proust de déploient de l’intérieur, elles sont vivantes, et ont un rythme presque organique. Les phrases proustiennes enflent comme une pâte qui lève sous l’action des levures qui s’affairent. Celles de Houellebecq s’allongent de manière absolument linéaire et continue, elles sont comme le temps qui passe, calme mais irréversible. Le temps justement. Proust se lançait A la recherche du temps perdu, son œuvre est un élan, presque une enquête, une conquête ! Sérotonine, une défaite. On ne retrouve jamais le temps perdu. De ce constat sans appel, Houellebecq a fait une œuvre.
Un beau roman, un plaisir de lecture. Une vraie œuvre littéraire. Sérotonine résonne en chacun de nous, et si Houellebecq dérange parfois, c’est qu’au fond, nous savons déjà tous qu’il a raison. Que le bonheur est rare, précieux, mais l’échec constant.