[Bibliosphère] Le Phénomène trans – Dany-Robert Dufour


Le Phénomène trans

Le regard d’un philosophe

Dany-Robert Dufour

Le cherche midi, 2023


Dany-Robert Dufour s’affirme, décidément, comme provocateur et anticonformiste. En témoigne son dernier essai, résolument à contre-courant d’une certaine idéologie dominante, Le Phénomène trans. Dans cet essai sémillant et ironique, le philosophe et psychanalyste propose son analyse de la montée des nouveaux discours sur le genre, ou sur les genres, voire sur l’absence de genre, à partir de la transidentité. Sa thèse est simple, quoiqu’à contre-courant de la vulgate post-moderne : on ne peut faire disparaître le sexe sous le genre. L’auteur déplie cette thèse tout au long de l’essai, qui reste dans la droite ligne de son travail de critique du libéralisme et du capitalisme pulsionnel, celui entrepris il y a plus de vingt ans déjà avec Le Divin Marché.

« Nul doute, écrit Dany-Robert Dufour en introduction, que ce petit essai puisse m’attirer de grands ennuis avec la censure et la bien-pensance actuelles. »[1] Il n’a pas tort. Le Phénomène trans a de quoi faire tomber en syncope la plupart des étudiants des campus américains, ou tous les « déconstruits » post-modernes. Il ne fait nul doute que si des bûchers devaient être dressés, ou que si un nouvel Index librorum prohibitorum devait compulser tous les ouvrages impies au regard des dogmes « woke », cet essai de Dany-Robert Dufour y aurait une place de choix. Pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’il contredit frontalement les susdits dogmes, ensuite parce qu’il le fait avec humour, puis parce qu’il le fait en récusant les condamnations habituelles issues de la droite néo-conservatrice, et enfin parce qu’il adopte un point de vue radicalement anti-libéral – doublant, pour ainsi dire, les woke par leur gauche[2]. Ce qu’affirme Dany-Robert Dufour dans Le Phénomène trans pourrait paraître trivial, à savoir qu’il y a d’un côté le genre et de l’autre le sexe, et que le genre ne saurait abolir le sexe. Ce qui était, pendant longtemps, la position émancipatrice portée par les mouvements homosexuels ou féministes est désormais reçu comme une attaque transphobe, une offense, voire une déclaration de guerre. « Le simple fait de vouloir ouvrir des ‶questions philosophiques″ à propos de la notion de transgenre, de la transsexualité et plus généralement de la transidentité laisse entendre que je considère ces phénomènes comme devant être interrogés dans toutes leurs implications. Autrement dit, qu’ils ne vont pas de soi. » Tout le propos du livre est de montrer en quoi ces notions « ne vont pas de soi ».

Le point de vue psychanalytique de Dufour est largement mis à contribution ici, et lui permet de sortir de l’ornière moralisatrice et triste des conservateurs peine-à-jouir et de la horde des mal-baisés de CNews – qui prétendent dénoncer le soi-disant puritanisme woke, s’érigeant en défenseurs du plaisir, mais un plaisir oppressif, autiste et en réalité hypernormatif. Il ne s’agit surtout pas, pour Dufour, d’en appeler à une génitalité reproductrice, fantasmée comme « naturelle » mais, au contraire, d’élargir le champ en affirmant qu’« aucune sexualité humaine n’est normale », y compris la sexualité hétérosexuelle ou cisgenre. Cela signifie que, depuis la nuit des temps sans doute, l’être humain n’a eu de cesse que de détourner l’impératif biologique, il a toujours joué avec les normes sexuelles, pratiqué l’écart, le pas de côté. Et c’est de ce jeu avec le sexe qu’est né le genre. C’est ce qui permet à Dufour de dire qu’il y a « deux sexes / mille genres », qu’il s’agit non pas d’opposer mais de « combiner pour comprendre notre condition ». On voit l’héritage psychanalytique en action, pour construire une théorie de l’intrication du sexe et du genre, qui se veuille émancipateur mais réaliste.

Il y a une hétérogénéité fondamentale entre le sexe, biologique, et le genre, discursif. Et surtout, il n’y a aucune nécessité de calquer l’un sur l’autre, tout est possible en matière de découplage du sexe et du genre. Le seul impératif : ne pas perdre de vue le sexe. Le Phénomène trans revient à la biologie la plus élémentaire pour définir les sexes masculin et féminin, auxquels il faut adjoindre les (très) rares cas dans lesquels des « erreurs » génétiques viennent brouiller cette norme biologique. Dufour est clair : « c’est dans le cadre mâle / femelle que la recherche bio-génétique se poursuit. Elle n’est d’ailleurs jamais sortie de ce cadre en dépit des tentatives pour créer une biologie non binaire ». Ce en quoi il a bien évidemment raison : on ne peut rendre compte du vivant animal – et dans une certaine mesure, végétal – en excluant la différence sexuelle, cela n’aurait juste aucun sens. Mais cela n’a pas empêché l’être humain de « contredire [sa] réalité biologique » grâce au langage et tous les jeux qu’il rend possible. Comme le dit Dufour : « c’est fondamentalement un théâtre ». Là encore, il a raison. Le philosophe va encore plus loin car, pour lui, s’il existe une infinité de variations sur le thème du genre, variations entre les individus et au sein des individus eux-mêmes, le sexe, en revanche, semble immuable et donné une fois pour toute. Au point que le transsexualisme apparaît comme impossible aux yeux du philosophe. Le et la transsexuel(le), en dépit de tout le renfort hormonal et chirurgical du monde, ne sera jamais du sexe opposé.  Car le sexe constitue les individus au plus profond d’eux-mêmes, il induit un rapport au monde particulier qu’il est le seul à façonner. Les pages que Le Phénomène trans consacre à cette question, il faut le souligner au passage, sont particulièrement drôles et piquantes. « Or, c’est là, écrit Dufour, lorsque ça se met au garde-à-vous tout seul sans demander son avis éclairé au soldat […] et qu’on fait en dormant une carte de France dans ses draps, qu’on peut dire qu’on appartient à la communauté des hommes. Sinon, on simule. » On peut se raconter toutes les histoires du monde, on en revient à ce qu’il y a de plus élémentaire : un mâle, « non seulement ça bande tout seul, mais en plus, ça pisse de travers ». On pourrait en dire autant, symétriquement, du sexe féminin. Le fait est, selon Dufour, que la chirurgie et la médecine ne savent pas reconstituer le corps de l’homme ni celui de la femme. Je dis ici le corps et non les organes génitaux, car c’est bien le corps tout entier qui est engagé dans cette affaire. Et le corps n’est pas un concept, mais à proprement parler notre façon d’être au monde. Il se vit, et dans les plus petits détails.

Un fois cela posé, la question est de savoir d’où vient ce Phénomène trans qui gagne la société mais qui ne va pas de soi. D’où provient cette promesse frauduleuse de pouvoir intégralement nier le sexe de même que celle qui consiste à dire qu’on peut changer de sexe[3] ? Tout l’intérêt de l’essai réside dans les réponses que Dufour tente d’apporter à cette question. Il repère une montée, dans les sociétés occidentales, de discours qui promeuvent le « phénomène trans » (transgenre, transidentité, transsexualité…) et qui aspirent à déconstruire intégralement le sexe. Pour lui, l’origine de ce discours est à trouver dans l’essor du libéralisme hégémonique. Dans la droite file de ses précédents travaux, Dufour écrit :

Pour savoir ce que signifie « transidentité », il faut […] savoir qui est le Maître. Or, nous avons aujourd’hui deux réponses opposées. Soit le Maître, c’est le sujet qui […] fait ce qu’il veut – voire un peu trop ce qu’il veut (l’individualisme contemporain). Soit le Maître actuel, c’est le Marché, toujours en recherche de nouveaux produits et services à vendre.

Or, pour Dufour, le marché détruit l’individualité des individus[4], il y a donc un faux individualisme mais une vraie mise en troupeau. C’est donc le marché qui est le vrai Maître, qui agite les faux individus comme des marionnettes, au moyen de leurs désirs, de leurs pulsions et de leurs compulsions. Le nouveau Maître, le marché, agit en sous-main, il se dissimule derrière les individus, il leur fait miroiter la liberté et la possibilité d’un épanouissement personnel sans obstacle ; tandis que l’ancien Maître opérait à visage découvert, il commandait aux sujets ce qu’ils devaient ou ne devaient pas faire. On le voit, la critique de Dufour replace le phénomène trans au sein d’un mouvement plus large : la mutation du capitalisme. « On pourrait parler du premier discours du Maître […] comme du discours de la production, et du second discours […] comme du discours de la consommation. » C’est le fait absolument fondamental, cette mutation, qui est au cœur des analyses de Dufour, et qu’il applique dans cet essai à la question de l’identité et du genre. Dit d’une autre manière, « le premier était le Maître de la répression, le second est celui de l’incitation et commande de jouir » mais, malgré ses sourires et son invitation au plaisir, il reste un maître, qui ne vit que de l’aliénation et de la subordination des individus. Ainsi, Dufour n’est pas un nostalgique de l’ancien Maître, qui certes opérait à visage découvert mais pour opprimer les individus et les corseter. On ne peut à aucun moment le suspecter d’être un réactionnaire sur ces questions. Il alerte sur tous ces discours sournois qui nous font croire qu’une libération est en marche, alors qu’il s’agit d’un surcroît de soumission et de dépossession de soi. C’est le discours consumériste, qui est le nouveau visage du capitalisme mondialisé : créer de nouveaux désirs à partir des marchandises que le marché déverse. Consommer toujours plus, produire toujours plus, pour qu’une microscopique minorité accumule toujours plus de capital.

Avec Lacan, dont il fait un usage abondant dans Le Phénomène trans, Dufour analyse donc comment le Marché en fait tente de s’infiltrer partout, pour libérer les pulsions et la frénésie de consommation – c’est-à-dire les possibilités de profit. Tout ce qui est un tant soit peu figé – comme l’est le sexe – ne peut, par définition, se prêter à la mise en concurrence du marché. Il lui faut donc dissoudre toutes les stases, lever tous les obstacles, détruire tous ce qui est préétabli ou, comme l’a chanté Aznavour, « renverser toutes les données ». L’objectif, parfaitement cynique, est de « créer un énorme marché de la transition sexuelle en commençant dès l’enfance ». Or, c’est le propos du livre, ce marché est frauduleux, car il la transition de sexe est impossible. « C’est ainsi : le Maître est Maître parce qu’il propose l’impossible. » Ce qui crée des troubles, des malaises, des paniques, des psychopathologies… Bref de la souffrance en pagaille, sous prétexte d’apaiser la souffrance.

Bien sûr, on pourrait adresser un certain nombre de reproches à cet essai. Nul doute que la prophétie formulée dès la première phrase se réalisera et mettra hors de rage les militants du phénomène trans. Dufour centre son propos sur ce qu’il semble considérer comme un phénomène de mode ou, en tous cas, un phénomène d’identification – ou de transidentification – mimétique, c’est-à-dire la hausse du nombre des personnes, y compris et surtout des plus jeunes, qui se déclarent « trans », qu’elles soient ou non engagées dans un processus de transition. En revanche, il ne faut pas oublier les personnes qui, authentiquement, souffrent de « dysphorie de genre » ou autre « trouble dans le genre » et qui, elles, bénéficient grandement de thérapies – hormonales, chirurgicales… – qui peuvent les « guérir »[5]. La critique de Dufour, à savoir que toutes ces thérapies ne peuvent jamais véritablement faire accéder au sexe souhaité, est vraie mais n’empêche pas ceux qui en bénéficient d’être réellement soignées voire guéries. En revanche, le philosophe a raison d’alerter sur le phénomène qui se répand et conduit de plus en plus à des soins – parfois irréversibles – inappropriés et dans certains cas mutilants. Son angle d’attaque se distingue radicalement de celui des conservateurs ou des réactionnaires qui, fustigeant le « wokisme » – terme fourre-tout que reprend malheureusement à son compte Dany-Robert Dufour – en fait réhabilitent les anciennes servitudes et dominations. « Le Marché néolibéral, écrit en effet Dufour, prétend donc qu’on peut acheter le sexe qu’on veut aux rayons des supermarchés des industries psychique, pharmaceutique et chirurgicale. Il signifie par là même qu’il dispose de pouvoirs sans limites qu’il met généreusement au service de la libération de l’individu. Le nouveau Maître est ainsi parfaitement dans son rôle : c’est là où il prétend libérer qu’il aliène (par une fausse promesse, c’est-à-dire par une supercherie ». La charge est lourde mais mérite d’être prise en compte.

Le Phénomène trans est un petit essai, je n’ai pas assez insisté dessus, bourré d’humour, d’ironie, de jeux de mots, et donc des exagérations qui vont inévitablement avec. Cela doit inciter le lecteur à adopter une lecture parfois au second degré[6]. On voit alors une réflexion très intéressante, au croisement entre philosophie et psychanalyse, critique du néolibéralisme dans lequel, finalement, le phénomène trans s’intègre comme facteur de désagrégation et de mise en marché du monde. Bonne lecture !

 


[1] Je me permettrai une nuance : il n’y a plus, dans notre présent fragmenté et communautaire, une censure ni une bien-pensance. Chaque grand pôle idéologique, disons, pour aller très vite, et en utilisant des qualificatifs grossiers, le pôle woke et le pôle réactionnaire, a désormais ses grands canaux de diffusion, ces figures de proue, ses discours convenus, ses inquisitions, sa capacité de jeter des anathèmes, de censurer et de cancel des auteurs ou des discours qui lui déplaisent. On se retrouve donc censure contre censure, politiquement correct contre politiquement correct… Du moins en apparence, car au terme de cette titanomachie des « valeurs », un sujet aura très soigneusement été évité : la critique du capitalisme et surtout du libéralisme. Autrement dit, ce qui rapproche tous ces « politiquement corrects » c’est la défense, d’une façon ou d’une autre, du libéralisme. Les auteurs réellement censurés, par tous les bords, ce sont les anti-libéraux véritablement corrosifs.

[2] Ce qui le rend irrécupérable par la droite, sauf à délibérément occulter la partie principale du propos (l’anti-libéralisme) – malhonnêteté qui n’effarouchera pas, j’en suis certain, certains représentant de cette caste qui ne brille jamais ni par finesse ni par sa probité intellectuelle.

[3] Ces deux propositions étant, jusqu’à preuve du contraire, contradictoires, sur quelles bases défendre la demande – légitime – des transsexuel(le)s de plus de reconnaissance sociale et médicale ? Si le sexe ne compte pour rien, qu’est-ce qui sépare les personnes transsexuelles – dont la souffrance, réelle, mérite tous les soins et la considération possibles – de simples enfants gâtés réclamant qu’on cède à leur dernier caprice ?

[4] Que j’appelle pour ma part des pseudos-individus, cf. Ce que le marché fait au monde, L’Harmattan, 2020.

[5] Je ne souhaite pas rentrer dans le débat de savoir s’il s’agit ou non d’une pathologie ou d’un trouble médical. Si, comme de plus en plus de mouvements trans le revendiquent, il n’y a aucun trait pathologique, ni aucun trouble, on voit mal au nom de quoi les thérapies en question seraient prises en charge par la collectivité – plusieurs milliers ou dizaines de milliers d’euros pour chaque cas. La plupart des personnes transsexuelles seraient condamnées à ne pas pouvoir payer ces traitements qui peuvent, je le redis, les « guérir ». Je suis pour ma part très attaché à ce que tous les soins appropriés à ces personnes soient pris en charge par la collectivité. Et qu’on ne me ressorte pas le faux argument de la pathologisation de l’homosexualité pour dresser un parallèle oiseux… Quand quelqu’un n’est pas dans le « bon » corps, dans le « bon » sexe, ce n’est pas à cause de la méchante société qui le stigmatise.

[6] Malheureusement, le fait est que le second degré est quasiment absent de ce que Dufour appelle le wokisme. Les woke sont dépourvus de tout humour, de toute ironie.

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