Prodiges et vertiges de l’analogie
De l’abus des belles-lettres dans la pensée
Jacques Bouveresse
Raisons d’agir Editions, 2022
En 2021 disparaissait un grand nom de la philosophie française, Jacques Bouveresse. Sa pensée était tout à la fois intransigeante, précise, éprise de recherche de la vérité, d’exactitude et de science mais aussi d’ironie et de pédagogie. Peu avant sa mort, il avait voulu une nouvelle édition de Prodiges et vertiges de l’analogie, petit livre paru à l’origine en 1999 en réaction au débat sur « l’affaire Sokal et Bricmont », qui avait secoué le petit monde intellectuel français. Après un « avant-propos » inédit du philosophe, on entre dans un texte qui est à la fois pamphlet caustique et parfois drôle, et à la fois essai qui dresse un panorama de la philosophie française et analyse ses travers. Les philosophes les plus en vogue, semblent, selon Bouveresse, considérer que l’absence de rigueur quant aux concepts utilisés serait une forme de liberté, que l’indifférence à la précision des termes et à la réalité scientifique serait la condition de la pensée véritable. La philosophie dominante fait un usage essentiellement métaphorique des sciences, elle utilise ses concepts sans entrer dans les détails, avec désinvolture. C’est ce travers « littérariste » (p.143) qui considère que la philosophie peut tout se permettre, y compris et surtout la déraison, le délire et le jargon, que moque et analyse Jacques Bouveresse dans Prodiges et vertiges de l’analogie.
Sokal un jour, Sokal toujours…
On l’aura compris, ce texte aux allures polémiques – mais au bon sens du terme – s’en prend à une certaine philosophie française, prévalant dans la deuxième moitié du XXème siècle, qui fait un usage métaphorique, allégorique, littéraire de la science, s’approprie, sans chercher à les comprendre, ses résultats pour impressionner le lecteur et se donner un air de scientificité usurpée. Sont particulièrement visés les représentants des « Nouveaux philosophes », BHL en tête, du structuralisme ou du poststructuralisme, des penseurs comme Régis Debray, mais aussi Roger-Pol Droit, Oswald Spengler, Bruno Latour et d’autres. Leur point commun : ne rien comprendre à la science – physique et mathématique essentiellement –, n’avoir même pas envie de la comprendre, mais faire état, dans leurs propres travaux, de résultats scientifiques sans la moindre rigueur intellectuelle, ni, précise Bouveresse, sans aucune nécessité, leurs théories pouvant tout-à-fait se passer de ses références scientifiques oiseuses. Leur objectif : impressionner le lecteur.
Le point de départ de Prodiges et vertiges de l’analogie est « l’affaire Sokal », ce canular monté par un physicien américain, Alan Sokal qui, en 1996 fait publier dans une revue de sciences humaines un texte mêlant mécanique quantique, philosophie et politique, avec force jargon, arguments d’autorité, phrases volontairement absurdes, fausses références et flatteries vis-à-vis d’un courant de pensée qu’en fait il dénonce. Suite à ce canular, Sokal et Jean Bricmont, physicien belge, publient en 1997 un ouvrage qui fit grand bruit : Impostures intellectuelles, qui recense et démonte les absurdités pseudo-scientifiques, le manque de rigueur et la désinvolture intellectuelle présents dans les sciences humaines – dont la philosophie. Ce livre fut l’occasion d’un véritable lever de bouclier de la part des intellectuels cités et de leurs défenseurs. Un déferlement d’attaques médiatiques, journalistiques et littéraires dirigées contre les deux scientifiques s’ensuivit. C’est précisément en réponse à ces attaques parfois violentes que Jacques Bouveresse publia Prodiges et vertiges de l’analogie – et le fit republier en 2022 – pour défendre non seulement les deux auteurs, mais plus largement l’esprit scientifique, et une certaine conception de la vérité. Cet essai est aussi un appel à la rigueur intellectuelle, qui stipule qu’en matière de philosophie, on ne peut pas n’importe quoi – maxime simpliste mais malheureusement peu mise en pratique.
De l’art de faire taire les gêneurs…
« Je sais naturellement aussi bien que quiconque que la question des critères du non-sens en matière littéraire et philosophique est particulièrement délicate. Mais je ne crois pas qu’ils soient aussi inexistants que certains nous le répètent et ont intérêt à nous le faire croire (ce sont évidemment toujours ceux qui cherchent à défendre leurs non-sens qui soutiennent qu’il n’y a pas de distinction réelle entre ce qui a un sens et ce qui n’en a pas). » (p.19) Il s’agit, pour Bouveresse, de déplier dans Prodiges et vertiges de l’analogie les implications profondes de ces phrases. A commencer par dénoncer tous ceux qui défendent « leurs non-sens » ainsi que les procédés souvent malhonnêtes dont ils abusent pour ce faire. La première étape, cruciale, consistealors à dire que le roi est nu et à oser affirmer que derrière l’enfumage jargonneux, derrière les discours volontairement abscons, en fait il n’y a rien du tout. La seconde, à montrer comment les intellectuels médiatiques étouffent toute critique, et cherchent à faire taire les voix discordantes. Et là, Jacques Bouveresse montre tout au long de l’essai les différentes stratégies, les diverses entourloupes intellectuelles dont on dispose quand on veut trucider médiatiquement et symboliquement un adversaire. Pour cela, il suffira de se faire passer pour une victime, et de transformer nos contradicteurs en calomniateurs, en censeurs voire en collaborateurs (le parallèle ayant été dressé…). « Lorsqu’elle est dirigée contre des intellectuels d’une certaine catégorie, la critique, même la plus fondée, est par essence policière et inquisitoriale » (p.154) note, non sans ironie, Jacques Bouveresse.
Insistons un instant sur la « certaine catégorie » d’intellectuels dont parle Bouveresse : il s’agit des penseurs médiatiques, de ceux qui tiennent le haut du pavé, ceux qui ont une vie mondaine au moins autant, si ce n’est plus, développée, que leur vie intellectuelle. Le plus drôle dans l’affaire Sokal, c’est que ce sont ces philosophes médiatisés, incontournables, qui ont développé des réseaux dans toutes les rédactions journalistiques, qui passent à la télé et dont les livres sont à chaque fois des événements, qui ont le culot de hurler à la censure, à la volonté d’effacement et ont prétendu qu’on cherchait à les réduire aux silence… Ce sont donc ce gens-là qu’on voudrait soustraire à toute critique.
Le premier qui dira la vérité…
Au-delà de la critique acerbe, pleine d’ironie et drôle, à l’encontre du milieu intellectuel dominant qui dévoie la liberté de penser et d’expression en liberté de déraisonner, de délirer et en autorisation de malhonnêteté et de paresse, Prodiges et vertiges de l’analogie livre également ce qu’on pourrait appeler une esquisse de théorie de l’analogie.
Le mal, selon Bouveresse, vient de ce que la philosophie et les sciences humaines, conduites par la théorie de la déconstruction et le relativisme, ont abandonné l’idée de vérité. Comme le résume François Cusset, cité par Bouveresse, « il n’y a plus, désormais, de discours de vérité, mais seulement des dispositifs de vérité, transitoires, tactiques, politiques » (p.14). Autrement dit, l’idée même de vérité est devenue suspecte. « Je dirais volontiers que nous subissons aujourd’hui tous les inconvénients du remplacement systématique des normes cognitives par des critères qui sont toujours, en dernière analyse, de nature plus ou moins esthétique. » (p.73) Les intellectuels, préfigurant en cela l’évolution des sociétés, ont abandonné les critères de jugement. Juger de la véracité d’une proposition, c’est en fait témoigner de tout un tas de préjugés (sexistes, racistes, dominateurs etc.) dont il faudrait se défaire. Bouveresse analyse avec une grande finesse ce qui n’a fait que s’accentuer depuis – tout en connaissant également, de profondes mutations.
Les intellectuels n’ont plus qu’à s’autoriser d’eux-mêmes pour asséner avec aplomb n’importe quelle proposition oiseuse. Pour cela, il suffit de recourir à un procédé qui fait florès : l’analogie. Pas besoin de démontrer qu’il existe une adéquation de fond entre l’idée émise et la proposition scientifique qu’on exhibe pour se légitimer (par exemple Régis Debray appliquant le théorème d’incomplétude de Gödel, sommet de difficulté logique et mathématique, aux sociétés et aux religions…). La méthode est simple : « 1) monter systématiquement en épingle les ressemblances les plus superficielles, en présentant cela comme une découverte révolutionnaire, 2) ignorer de façon tout aussi systématique des différences profondes en les présentant comme des détails négligeables qui ne peuvent intéresser et impressionner que les esprits pointilleux, mesquins et pusillanimes » (p.34).
Il en découle que nombre de philosophes légitiment leurs propres idées en les nimbant d’une aura de scientificité totalement malhonnête. Petit à petit, ce qui était au départ purement métaphorique ou analogique devient parole d’évangile. La métaphore peut tout, elle peut même contraindre, pensent-ils, le réel. Cela débouche sur une puissance exorbitante accordée à la littérature ou à la philosophie. En effet, à l’instar du scientisme, il existe un « littérarisme » (p.143) pour qui seule la littérature et la philosophie sont à même de dire le monde. Pour cela, on construit des « doubles littéraires » (p.147) de la science qui prétendent en rendre compte de façon plus profonde : la vérité de tel théorème mathématique ne réside pas dans sa formalisation, mais au contraire, dans la façon dont tel poète ou philosophe pourra en rendre compte – sans au préalable comprendre le formalisme. Sans cela, une découverte scientifique n’est d’aucun intérêt. Tel est le « littérarisme » que dénonce Bouveresse.
Derrière l’humour caustique et l’ironie mordante de cet essai, Jacques Bouveresse en appelle à la rigueur de la pensée, et plaide pour une philosophie soucieuse du réel – tout particulièrement celui exhumé par le travail scientifique. C’est une véritable vision de la philosophie qui se dessine en creux, et qu’a voulu réaffirmer le philosophe français au crépuscule de sa vie. Facile d’accès, court, dense, un essai à lire !
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