Au fait, c’est quoi “le système” ?

Ça n’aura échappé à personne, s’il y a un mot utilisé à toutes les sauces, les sauces de gauche et de droite, c’est bien celui de « système ». Le « système »… Ça n’est pas bien compliqué, lors de la dernière campagne présidentielle, tous les candidats se sont présentés comme « anti-système »… A tel point d’ailleurs que ça en devenait risible. Marine Le Pen ? Anti-système bien sûr ! Jean-Luc Mélenchon ? Anti-système toujours – même s’il parle plutôt de « caste ». François Fillon ? Là c’est carrément à se tordre de rire… Anti-système ! Et Emmanuel Macron ? Anti-système aussi ! Parce qu’après tout, y’a pas de raison – et le ridicule ne tue pas.

Mais si tout le monde est anti-système, y a-t-il toujours un sens à parler de système ? Que désigne ce mot dont on nous rebat les oreilles ? Nous allons essayer d’y voir un peu plus clair.

Le but de cet article sera d’éclairer un peu cette notion dont j’estime qu’elle a un sens fondamental pour essayer de comprendre notre monde contemporain. En effet, elle illustre le mouvement de fond qui agite les sociétés occidentales mais aussi, de proche en proche, le reste du monde. Tous ces hommes politiques qui emploient ce mot à tort et à travers ne sont qu’une diversion, un épiphénomène, une broutille, quantité négligeable face au mouvement dont je parle. Le plus inquiétant est qu’il est largement passé sous silence. 

Bon, trêve de mystère, allons-y !

Structures par-ci, structures par-là

Un vrai jeu de Légo !

En 1859 Karl Marx écrivait, dans la Préface de Contribution à la critique de l’économie politique :

« Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus d’ensemble de la vie sociale, politique et spirituelle. »

Cette phrase est souvent reprise par une formule célèbre, mais apocryphe, selon laquelle « l’infrastructure économique conditionne la superstructure idéologique ». L’infrastructure désigne les fondements de la société, ce sur quoi elle se construit, ce qui correspond à l’organisation économique et au mode de production des richesses. La superstructure se rapporte aux productions élevées de l’esprit humain, c’est-à-dire la morale, la religion, la philosophie, la politique, l’art… Ainsi, selon Marx, l’économie engendre un type particulier d’art, de philosophie etc. Il y a pour ainsi dire une antériorité du système économique qui va générer une pensée particulière puis une société particulière. Je souscris assez largement à cette idée, à une réserve près, et elle est de taille. Si l’économie contamine effectivement toutes les productions de l’esprit humain, il faut bien remarquer que l’influence n’est pas unidirectionnelle.

En aparté : petit précis de civilisation

L’économie n’est pas la première à apparaître, ex nihilo, toute armée comme Minerve sortant de la cuisse de Jupiter, pour ensuite produire une philosophie, une religion, une morale et des arts qui lui sont propres avec ses petits bras musclés. L’économie arrive dans un monde qui la précède et qui la rend possible. Il n’est pas anodin que le libéralisme ait été élaboré – du moins en grande partie – dans des pays protestants, au premier rang desquels le Royaume Unis, puis les Etats-Unis un peu plus tard. Adam Smith, John Stuart Mill, Jeremy Bentham, Milton Friedman, John Rawls sont quelques-uns des grands noms de l’histoire du libéralisme – tous anglais ou états-uniens. Dans son ouvrage L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber (image ci-contre), l’un des fondateurs de la sociologie au début du XXème siècle, montre à quel point le protestantisme a joué un rôle crucial dans le développement du capitalisme. Cette version du christianisme prône l’effort personnel pour gagner le paradis, elle réhabilite le libre arbitre contre la grâce des catholiques, le puritanisme qui condamne les plaisirs et vante le travail comme une vertu, et tout ce que Weber nomme l’éthos protestant. Il y a donc une influence très forte, peut-être même déterminante, de la religion sur le modèle économique d’une société donnée. Pour suivre la même idée, il faudrait montrer comment la civilisation japonaise produit un modèle économique japonais très particulier.

D’un autre côté, il existe d’autres facteurs qui déterminent le développement des productions spirituelles. Là encore, il faut bien remarquer que l’islam n’est pas étranger au désert, à la pénurie d’eau, de nourriture, à la chaleur accablante, aux palmiers et à leur ombre protectrice mais maigrelette, aux vents brûlants les chairs et dressant des murailles de sable au myriades de grains affûtés comme autant de griffes, au soleil qui tanne la peau et crève les yeux par ses rayons d’acier… Le philosophe Michel Onfray dresse un bref portrait de l’influence qu’ont eu sur l’islam la géographie, la géologie, la météorologie entre autres[1]. Dit très simplement : le désert produit une religion du désert. A son tour l’islam avec son rigorisme pictural façonne un art nouveau fondé sur l’interdiction de la représentation et l’excellence de la langue arabe. Les mosquées sont donc parcourues de calligraphies sublimes et de formes géométriques sophistiquées. Et que dire de l’art occidental qui pendant près de 1 000 ans fut un art chrétien, dressant de sublimes cathédrales comme des épées vers les cieux, architecture comparable à celle des fugues de Bach et du Paradis du Tintoret ! Cette oeuvre – la plus grande peinture dit-on – qui orne le Palais des Doges à Venise : représentation orgiaque de corps enchevêtrés, palpitants et extatiques, une folie, une débauche, un tourbillon, des centaines d’hommes, de femmes, d’anges, dans toutes les positions permises par l’anatomie humaine et céleste, noyés dans l’éclat divin d’une lumière d’or, des mains jointes en prière au dernier degré d’une transe exaltée et béate, comme lors de l’accouplement ce moment où le corps explose et s’épanche faisant disparaître toute conscience propre sous un plaisir qui ne peut plus se nommer lui-même tant il sature tout, des ailes vibrionnantes portant dans un concert de plumes les anges vers le Créateur… Voilà ce que peut la religion en matière d’art…

Théorie de la contamination

L’économie n’est pas le seul facteur qui détermine l’émergence et l’orientation des « superstructures idéologiques », au contraire, ces dernières l’influencent au plus haut point. Cependant, il n’en demeure pas moins vrai qu’une fois établi, le modèle économique va façonner les esprits, les comportements, les us et coutumes des peuples, et ainsi contaminer toutes les productions spirituelles au sein d’une civilisation donnée. Il y a pour ainsi dire un mouvement : la civilisation se façonne autour d’une religion le plus souvent (ou un mythe fondateur) qui génère une économie, qui a son tour devient la force qui structure la société et la contamine entièrement. Deux ères historiques se succèdent : l’ère spirituelle au départ, puis l’ère économique. Nous sommes dans la deuxième. En fait, il y a une fusion complète entre l’économique et le spirituel au sein d’un ensemble plus vaste, qui est la civilisation, et séparer les deux relève de l’illusion. Le monde occidental – avec tout ce que cette expression comporte d’imprécision – dispose d’une idéologie dominante, le libéralisme[2], avec son bras armé économique, le capitalisme. (Je parle plus volontiers de libéralisme que de capitalisme, car je considère que ce dernier est l’une des modalités du libéralisme.) Il y a un art libéral, celui de Jeff Koons entre autre, d’Andy Warhol, de Roy Lichtenstein, mais plus généralement, l’art contemporain dans sa quasi intégralité[3]. Le libéralisme, qui est « l’infrastructure » de notre société selon Marx (qui, lui, parle plutôt de capitalisme…), influence également la morale, ou plutôt l’éthique – la technique est aujourd’hui pourvoyeuse de ses valeurs propres que l’on peine à intégrer et à contrôler[4]. En effet, la technique, ou plutôt l’innovation – concept crucial pour comprendre le développement technique à marche forcée : l’innovation est une injonction de fuite en avant – qui est un des avatars du capitalisme, va plus vite que la loi et l’éthique et les oblige à se déterminer en fonction d’elle, toujours en retard. Il ne s’agit donc plus de savoir si telle ou telle innovation est bonne ou mauvaise pour la société, mais quand elle sera là et comment limiter tant bien que mal les dégâts[5].

En 1846 dans l’Idéologie Allemande, Marx écrit ceci :

« La classe qui a à sa disposition les moyens de production matérielle, dispose également par-là des moyens de la production spirituelle. »

Voilà le mécanisme à l’œuvre dans la contamination de l’économie. En effet, possédez les studios Walt Disney et vous possédez les moyens de façonner – presque au sens sculptural du terme, où l’artiste façonne la glaise avec ses doigts humides pour lui donner une forme, c’est-à-dire au sens étymologique l’informer – l’imaginaire de millions d’enfants sur la planète. Possédez une grande maison d’édition, des chaînes télévisées, des journaux, des établissements d’enseignement secondaire, des établissements de santé privés, etc. etc. et vous pourrez créer une société à votre main. Voilà comment le libéralisme influence la civilisation, pas par des jeux abstraits d’idéologie qui flotterait dans les cieux avec un « esprit » du libéralisme, éthéré et insaisissable, mais très concrètement, avec des entreprises, des productions artistiques de masse ou des médias. Cela se fait très concrètement, au quotidien, je le redis. J’en viens maintenant au « système ». Le dictionnaire Le Robert de 1985 nous dit :

« Polit. écon. Ensemble de pratiques, de méthodes et d’institutions formant à la fois une construction théorique (→ ci-dessus, I., 2) et une méthode pratique (→ ci-dessus, I.,3). »

Cette définition renvoi donc à une « construction théorique » ainsi définie : « Ensemble d’idées, logiquement solidaires, considérées dans leurs relations ; construction théorique que forme l’idée sur un vaste sujet » ; et d’autre part, à une « méthode pratique » : « Ensemble coordonné de pratiques tendant à obtenir un résultat ». J’arrête là les définitions ! Ce qui ressort est très clair : un système est un ensemble structuré d’éléments interdépendants, solidaires les uns des autres, qui appartient à la fois au champ des idées et à celui de l’action, dans un but déterminé. (Et c’est Robert qui le dit, je n’invente rien !) Or, nous venons de montrer que Marx permettait de penser ce qui était à la fois de l’ordre de l’action et des idées, de la « méthode pratique » et de la « construction théorique ». L’infrastructure économique (monde de l’action) conditionne la superstructure idéologique (monde des idées). La boucle est bouclée ! Or, ce qui fait très exactement le lien entre le théorique et le pratique dans notre civilisation, on l’a vu, c’est le libéralisme, qui est à la fois une idéologie et un mode de production concret des richesses et donc d’organisation sociale. Marx nous donne ici la clé du « système » : le libéralisme.

Nous avons à ce stade une première définition du « système ». Mais nous ne pouvons nous arrêter en si bon chemin, car il nous faut comprendre quelle est l’incarnation concrète de ce système. Nous avons l’âme du système : le libéralisme ; il nous manque son corps.

Le corps du système

Marx nous sera là-aussi d’un grand secours. Nous sommes en quête du corps du libéralisme. Compte tenu de ce que nous avons dit, il serait légitime de dire que le libéralisme s’incarne dans la société toute entière, dans la civilisation. Cela est vrai. Cependant, considérer que le libéralisme nomme la société entière revient à s’empêcher de comprendre le moteur de l’histoire en cours. En effet, cela revient à une tautologie : la société est libérale et le libéralisme c’est la société, les choses sont ce qu’elles sont, point final. Quand on a dit ça, l’histoire nous échappe. La société n’est pas figée, mais toujours en devenir, il faut analyser le moteur de ce devenir. Il nous faut donc chercher ailleurs.

Rentrée des classes

On le sait, pour Marx, le moteur de l’histoire est la lutte des classes. Je souscris pleinement à cette idée[6], d’autant plus qu’elle n’est pas propre au barbu prussien. Aujourd’hui, cette idée a, pour le moins, du plomb dans l’aile. Je n’aurai pas la méchanceté de rappeler que la phrase « Je ne crois pas à la lutte des classes, je n’y ai jamais cru » a été prononcée par un certain Jérôme Cahuzac[7]… Pourtant, on assiste à une montée en flèche d’une nouvelle lutte des classes. Le géographe Christophe Guilluy en propose une analyse assez indépassable. Selon lui, il y a d’un côté les « classes populaires » et de l’autre, les classes « d’en haut » ou les « élites », qui comprennent l’essentiel du monde politique, financier, mais aussi culturel et intellectuel. Il dénonce une fracture béante entre ces deux groupes d’individus, qui ont des intérêts radicalement opposés. Et qui, de surcroît, ont des existences si différentes que c’est à croire que la condition humaine – ce qu’il y a de plus profond dans notre rapport au monde et à notre propre humanité – s’est pour ainsi dire scindée en deux. De plus, il y a un fait nouveau pour Christophe Guilluy, et de première gravité : les classes populaires n’ont plus aucune représentation, qu’elle soit médiatique, politique, culturelle ou intellectuelle. Car, précisément, les « élites » ont pris toute la place. Mais ce qui est le plus important à comprendre, c’est que la classe dominante, assez maladroitement nommée « élites », défend ses propres intérêts contre ceux des classes populaires ! Et l’hégémonie des « élites » dans les instances représentatives leur donne tous pouvoirs pour défendre ces intérêts[8]. Et plus personne pour défendre les classes populaires, laissées à l’abandon et aux populistes…

Définition du système

Et je reprends au vol l’objet de ma démonstration, à savoir le système. En faisant apparaître une nouvelle lutte des classes, Guilluy permet de comprendre qu’il existe une classe dominante définie par ses intérêts propres, mais aussi toute une organisation institutionnelle et médiatique chargée de la défendre. Et bien c’est cela, « le système ».

Enjeux de la lutte des classes

Guilluy parle d’un « immense conflit de classes inconscient »[9] dans la mesure où la nouvelle classe dominante « ne s’assume pas en tant que classe » et surtout essaie coûte que coûte de masquer ce conflit. Il devient alors totalement invisible – ou presque. L’enjeu majeur est de faire apparaître cette lutte des classes pour pouvoir poser une bonne fois pour tous les intérêts divergents qui s’y manifestent, et organiser une action politique clairement en faveur des dominants (le système) ou des dominés. Aujourd’hui, l’invisibilité totale de ce conflit de classes est entretenue à grands frais par le système, lui-même détenteur de la plupart des organes de presse[10], soutenu par beaucoup d’intellectuels, disposant de réseaux d’influence très importants. Une menace rendue invisible, innommable, n’existe tout simplement plus, et donc on ne peut pas lutter contre elle, c’est ainsi que la classe dominante a les mains complètements libres.

De plus, il est absolument fondamental de comprendre qu’aujourd’hui, la classe dominante est mondiale, c’est-à-dire que ses intérêts dépassent les cadres nationaux. Voilà pourquoi les politiques libérales, largement dominantes en Europe, vont dans le sens de la mondialisation, et du dépérissement progressif des états nationaux. Et voilà pourquoi la notion de peuple est cruciale, car elle serait une arme dont devraient se saisir les classes dominées, classes « populaires » selon Guilluy, et le mot n’est pas anodin ! Cela explique pourquoi on assiste aujourd’hui à un déferlement de mépris et d’injures contre l’idée même de peuple – toute mention de ce mot fait passer celui qui le prononce pour un populiste donc un ennemi de la démocratie – et à une condamnation sans appel de tous les discours souverainistes. J’ai plus longuement analysé les méthodes de police de la pensée menées par le système dans d’autres articles[11]. Les dernières élections un peu partout dans le monde montrent que les peuples prennent conscience de cela et veulent changer les choses en choisissant des dirigeants qui vont dans ce sens (ou du moins le prétendent) : Donald Trump aux Etats-Unis bien sûr, Viktor Orban en Hongrie, le Parti Pirate en Islande, Narendra Modi en Inde, la montée inexorable des partis dits populistes en France (Front National et France Insoumise)…

Parvenus à la fin de l’examen du concept de système, retournons-nous pour voir où nous en sommes. Le système désigne la classe dominante mondialisée – les « élites » – et ses soutiens institutionnels et médiatiques, son idéologie est le libéralisme[12] et son modèle économique le capitalisme.

Le système est-il un complot ?

J’espère avoir contribué à éclaircir les choses, mais avant de terminer, j’aimerais examiner le rapport entre la notion de « système » et un contre-argument – plutôt un soupçon qu’un argument en vérité – opposé à ceux qui recourent à ce terme. On accuse ces derniers d’être des partisans de la théorie du complot. J’essaierai de montrer qu’au contraire, analyser le « système » en terme de lutte des classes est le meilleur remède à toutes les théories « complotistes » qui pullulent ces temps-ci, comme sur un tas d’entrailles fumantes pullulent vers et asticots grouillants, se repaissant avec force succions gluantes des restes d’une bête malheureuse.

Robert, au secours ! bis repetita

Le complot, donc. Aujourd’hui, les théories du complot ont le vent en poupe, elles fleurissent à propos de chaque nouvel événement comme des fleurs de désert après une pluie séculaire. Le sociologue Gérald Bronner a longuement analysé les mécanismes psycho-sociaux à l’oeuvre dans les théories du complot. Mais ça n’est pas l’objet de cet article n’est-ce pas ? Première question, qu’est-ce qu’un complot ? Encore une fois, ouvrons Le Robert.

« Projet concerté secrètement contre la vie, la sûreté de quelqu’un, contre une institution. »

C’est on ne peut plus clair, non ? Ainsi, la notion de complot repose sur 3 éléments principaux : 1) un projet, donc une volonté explicite 2) un secret 3) une intention de nuire. Or, la notion de « système » ne satisfait à aucun de ses trois critères.

Les 3 critères du complot

Tout d’abord, sur l’aspect de projet, et donc de volonté. Faire du système un produit de la lutte des classes empêche de penser en termes de volonté. En effet, s’il peut exister un projet de classe[13], celui de défendre ses intérêts, la classe sociale, en tant qu’ensemble abstrait, ne peut avoir de volonté propre. Et ses membres ne se « concertent » pas pour défendre leurs intérêts personnels. Si l’on peut les regrouper en classe, ce n’est qu’a posteriori. Là où le complot suppose des gens qui se rassemblent et après se concertent pour fomenter leurs forfais, le système désigne des gens que l’on regroupe après coup. Le complot repose sur une volonté unique résultant d’une concertation, qui prend la forme d’un projet. Le système, au contraire, est formé de milliers, de millions peut-être, de petites volontés individuelles disparates mues par le désir de défendre leurs intérêts. Mais il n’existe pas un projet unique bien défini élaboré par on se sait quelle équipe sectaire avec laquelle tous les tenants du système noueraient un pacte occulte écrit en lettres de sang…

Le secret ensuite. Et bien une classe sociale, même avec l’ambition de passer inaperçue dans l’opinion publique, est un ensemble immense. Et la lutte de classe est par définition un rapport de force qui se fait au grand jour. Comment tous les membres de l’« élite » pourraient-ils prétendre au secret ? Un bourgeois est un bourgeois, avec des habits de bourgeois, une maison de bourgeois, une bourgeoise, une voiture de bourgeois, un petit caniche de bourgeois, un polo-sur-les-épaules de bourgeois, des enfants de bourgeois qu’il envoie dans des écoles de bourgeois, un snobisme de bourgeois et cetera[14]… Je ne vais pas m’étendre sur le sujet.

Enfin, la volonté de nuire ne va pas non plus de soi. On peut tout-à-fait considérer le système comme nuisible. Mais de là à considérer qu’il l’est à dessein, tirant un plaisir pervers de la pauvreté qu’il inflige et de la condition misérable de ceux qu’il écrase il y a une différence. Cynique, le système l’est certainement. Insoucieux de la souffrance qu’il génère, à n’en pas douter. Mais je ne pense pas que son projet soit de créer des pauvres et des miséreux. Il souhaite avant tout, on l’a dit, se protéger lui-même. Et malheur au vaincu. La pauvreté, la misère, la frustration, la colère, le désespoir, la servitude sont des dommages collatéraux en quelque sorte…

A l’aune de ces trois critères, le système vu comme une modalité de la lutte des classes est un remède au complotisme.

Premier exemple : Star Wars

Un complot, c’est ce que fait le terrible seigneur Sith Dark Sidious dans la saga épique Star Wars. Il veut le pouvoir, dominer la galaxie et pour cela tout est bon. Dans le plus grand secret, il se travestit, change de visage pour prendre les traits de l’estimable Sénateur Palpatine, en sous-main, il manœuvre pour faire tomber la République en organisant une fausse rébellion soi-disant dirigée contre elle. Puis il fait en sorte que la République, se sentant menacée, adopte des lois de plus en plus fortes, que le Sénat limite de lui-même la démocratie pour faire face à la menace. Palpatine alias Dark Sidious essaie de corrompre le Sénat et le jeune Skywalker qui deviendra finalement Darth Vador, puis, sous son vrai visage, il fait voter les pleins pouvoirs à un seul homme, lui. Enfin, il fait exécuter lâchement les Jedis, ultimes défenseurs de la République. Son triomphe semble total, il proclame l’Empire. Dans cette histoire, tous les éléments sont là : un projet très complexe est mis au point dans le plus grand secret pour nuire à la République.

Deuxième exemple : Globalia de J.C. Rufin

Un autre exemple de complot : le roman de Jean-Christophe Rufin intitulé Globalia. A ceux qui n’auraient pas lus le livre, sachez qu’il est fort plaisant à lire, riche en péripéties, haletant parfois, et surtout très stimulant. Donc si vous pensez le lire un jour, ne lisez pas les lignes qui suivent ! Pour les autres, je commence. Le décor : une société futuriste, plus de pays, seule une nation mondiale (Globalia), une société entièrement sous contrôle, mais un contrôle bienveillant – ce qui est le plus effrayant – , une police de la pensée au service d’une idéologie planétaire, un monde totalement soumis à la technique, et pour faire tenir tout ça, un ennemi factice mais fantomatique, insaisissable, des attentats organisés par le pouvoir central pour faire croire à une menace extérieure etc. A la fin du livre, le complot est révélé : une poignée de richissimes vieillards détenteurs qui de la presse, qui des fabriques d’armes, qui de l’agroalimentaire… tous réunis autour d’une table en bois massif dans une riche bibliothèque, le tout dans un manoir totalement isolé et sur-protégé, à l’insu de tous, et qui s’avèrent être les vrais détenteurs du pouvoir, dirigeant les politiciens comme des marionnettes, organisant les soi-disant attentats, et ce afin de conserver et d’accroître leurs richesses. Là aussi, tout y est : projet, secret, nuisance.

Ces deux exemples parmi tant d’autres illustrent les formes que peuvent prendre des complots. Croire à une théorie du complot, c’est croire que des complots de ces genres-là existent. Cela marque surtout toute la distance qu’il peut y avoir avec l’idée que j’ai essayée de préciser un tant soit peu.

Notes :

[1] Michel Onfray, Traité d’athéologie, 2005, « Désirer l’inverse du réel ».

[2] C’est l’idéologie de la deuxième ère historique mentionnée plus haut. La première ère de notre civilisation était judéo-chrétienne.

[3] Là aussi, on pourrait se reporter à Michel Onfray : son dernier livre Décadence dresse un portrait –assez terrible de justesse – de l’art contemporain et des avant-gardes en les inscrivant au sein de la civilisation et de l’économie qui les a vues naître. Un art qui célèbre l’individu, qui considère que chacun a le droit d’être artiste nonobstant son talent artistique – pas besoin de savoir dessiner, sculpter etc. – que le marché de l’art fait la loi au détriment des qualités réelles des œuvres etc. Il y aurait beaucoup à dire sur le sujet pour montrer en quoi une grande partie de l’art contemporain est un pur produit de notre époque libérale.

[4] L’exemple le plus fort serait celui du transhumanisme, qui est l’avatar ultime du libéralisme (célébration de l’individu au dernier degré, autonomie absolue du sujet qui est une « cire vierge », culte de progrès et de la performance, triomphe du quantitatif etc.). Il y a une philosophie transhumaniste donc, et par ce qu’il permet, il nous pose des défis éthiques. Là, la contamination est totale.

[5] Au sujet du concept d’innovation, entendu comme palliatif moderne à l’idée de Progrès avancé par les Lumières, je vous renvoie aux brillantes analyses du physicien/philosophe Etienne Klein.

[6] Tout en ayant bien conscience qu’elle ne suffit pas. Je dirai plus largement que le moteur de l’histoire est le conflit. Donc conflit de classes, mais pas exclusivement : conflits religieux, territoriaux, conflits pour les richesses etc.

[7] Dans l’émission « Mot Croises » du 7 janvier 2013 face à Jean-Luc Mélenchon.

[8] Ces intérêts sont faciles à comprendre : chaque groupe humain aspire à se préserver en tant que tel, se développer et se fortifier. Et les membres d’un même groupe tendent à se défendre entre eux et ce, souvent au détriment des autres. Cette aspiration est bien naturelle d’ailleurs, mais il faut pouvoir la nommer et la désigner pour ensuite agir dessus politiquement, car, au demeurant, l’homme est un animal politique qui ne saurait se contenter de la loi de la jungle. Le but est de préserver les faibles contre les forts.

[9] Interviewé dans l’émission Polonium du mercredi 10 mai 2017 sur Paris Première.

[10] On connaît tous les quelques milliardaires français qui possèdent la plupart des grands médias : BFM TV, le Figaro, TF1, le groupe Canal +, Libération etc.

[11] Nous avons analysé entre autre la logique du “vote utile” ; André Perrin en parle dans son livre Scènes de la vie intellectuelle en France.

[12] On peut se reporter à un précédent article paru sur Phrénosphère qui essaie d’analyser plus précisément l’idéologie libérale et sa dernière incarnation emblématique, Emmanuel Macron.

[13] « CAR C’EST NOTRE PROJEEEEEEET ! » Emmanuel Macron, 2017.

[14] N’y aurait-il pas dans cette énumération une vision un peu caricaturale des choses ? Il est permis de le penser…

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