Réponse à Raphaël Enthoven sur les gilets-jaunes.


Réponse à Raphaël Enthoven sur les gilets-jaunes

Les gilets-jaunes ne font pas de politique !


Un article un peu différent de ce que nous proposons d’habitude. Nous allons commenter l’entretien accordé par le professeur de philosophie Raphaël Enthoven au site LesEchos.fr le 8 mars de cette année. Cet entretien porte sur les gilets-jaunes, ce dont ils sont le symptôme, l’avenir du mouvement… Pourquoi commenter cela ? Parce qu’il condense tout ou presque de ce qui, selon moi, contribue à dépolitiser le monde – donc, involontairement sans doute, à détruire la démocratie – ainsi qu’à perpétuer les états de fait – donc de domination. Petite précaution de méthode, nous essaierons d’éviter les procès d’intention ou les amalgames faciles : la pensée se combat par la pensée. Autre précaution : qu’on ne m’objecte pas qu’un format réduit comme cet entretien ne permettait pas à M. Enthoven de développer longuement sa pensée et de rentrer dans tous les détails, toutes les nuances et les subtilités. Si l’on n’a pas les moyens matériels d’être subtil et nuancé, l’attitude philosophique exige, selon moi, de s’abstenir. La philosophie n’est pas une bonne à tout faire, ni un saupoudrage. Elle est exigeante, requiert des efforts, demande de la patience, du temps et du calme. M. Enthoven n’est pas un perdreau de l’année, il savait très bien ce qui l’attendait. Je reproduis l’entretien dans les encadrés, questions comprises, commenté au fur et à mesure. Sur ce, allons-y.

Le mouvement des « gilets jaunes » a commencé mi-novembre. Presque quatre mois après, qu’en reste-t-il ?

On pourrait dire aussi que les « gilets jaunes » sont apparus à Athènes, au VIe siècle avant notre ère, quand s’est ouvert un abîme entre les possédants et le petit peuple surendetté. Ou qu’on les retrouve à Rome, un siècle plus tard, quand l’oligarchie se vit opposer un refus plébéien de s’engager dans l’armée. En fait, les « gilets jaunes » sont aussi anciens que la démocratie elle-même, dont ils contestent les institutions chaque fois qu’elle échoue à garantir les libertés matérielles. Rien de nouveau dans les cérémonies saturnales auxquelles nous assistons depuis novembre. Que reste-t-il d’une colère qui n’a jamais réussi à condenser en propositions précises ? Pour le meilleur : l’irremplaçable sentiment d’une fraternité retrouvée, l’expérience précieuse d’une solidarité concrète et le retour sur le devant de la scène de l’éthique de conviction, et (tout de même) dix milliards d’euros de concessions… Mais pour le pire, l’amertume d’un mouvement qui n’a jamais fait l’effort de passer du rejet au projet, le gâchis d’avoir refusé toute députation (qui les prive d’une liste aux européennes) et la désolation d’avoir basculé dans la violence ad hominem. Le mouvement peut continuer indéfiniment (c’est agréable de se retrouver chaque samedi) mais, à mon avis, il n’ira pas plus loin.

Ça démarre sur les chapeaux de roues. Première remarque : dissoudre un mouvement singulier dans une référence historique est la meilleure façon de ne pas le penser. Plutôt : de ne penser ni l’un ni l’autre. Le passé, rapporté à un présent trop envahissant, en est contaminé, quant au présent, sa singularité est niée. Clément Rosset, dont Enthoven fait grand cas, nous apprend pourtant, et à juste titre, que tout événement est irréductiblement singulier, « idiot » dit-il en convoquant l’étymologie grecque du mot (« idiotès, idiot, signifie simple, particulier, unique »[1]). Deux événements peuvent sembler identiques, l’enchaînement de mêmes causes produisant de mêmes effets, par leur nature temporelle il n’en demeure pas moins qu’ils sont radicalement distincts et irréductibles l’un à l’autre. Pour autant, éclairer le présent par le passé n’est pas dénué d’intérêt, au contraire. La seule façon en revanche, de faire un sain usage de l’Histoire, est de montrer en quoi elle diffère du présent, ce n’est que dans ces anfractuosités que se cachent les véritables faits historiques, sans quoi ils ne seraient qu’une pure répétition, ce qui n’est jamais le cas. Il n’y aurait pas d’Histoire s’il y avait répétition pure et simple. Penser l’Histoire comme une continuité suppose, paradoxalement, de montrer en quoi tout événement est singulier, unique, irrémédiablement idiot. Utiliser une référence historique implique donc toujours d’en montrer les limites, c’est à cette condition qu’elle peut être pertinente, sans quoi elle n’est que « de la poésie librement inventée. »[2]

Dans ce cas, la référence grecque (ou latine), n’est valable que si l’on montre en quoi elle est à mille lieues des gilets jaunes. Les gilets jaunes sont-ils des plébéiens ? Les plébéiens sont-ils des gilets-jaunes ? Sommes-nous à Athènes au IVème siècle av. JC ? Macron est-il Apollodore ou Aristophane ? Utilisée avec de tels raccourcis, toujours l’histoire « rapprochera ce qui est inégal, elle généralisera pour rendre équivalent, toujours elle affaiblira la différence des mobiles et des motifs, pour présenter des effectus aux dépens des causae»[3]. Ce qui se joue derrière cela est une évacuation de la question politique en tant que telle. Considérer qu’il n’y a là « rien de nouveau », c’est dénier qu’il s’agisse d’un problème politique, tout au plus est-ce un prurit de l’Histoire. Alors que la politique s’occupe des affaires concrètes de la cité, elle est nécessairement située historiquement et géographiquement. Si donc les gilets-jaunes sont un phénomène anhistorique et agéographique car de tous les temps et tous les lieux, ce n’est pas un problème politique. Une négation terrible.

Évacuation manifeste lorsqu’Enthoven se demande : « Que reste-t-il d’une colère » etc. D’abord, le mot colère : tout sera fait pour psychologiser à fond le problème posé. Surtout pas de politique vous dis-je ! Mais surtout, la réponse : le « sentiment d’une fraternité retrouvée » (un sentiment, encore la psychologie), « l’éthique de conviction » (éthique, pas politique), et enfin, des « concessions »… économiques ! Au problème politique, Enthoven répond par : de la psychologie (de comptoir ?), de l’éthique, de l’économique. La psychologisation – qui est une manière de nier toute portée et toute critique politique – éclate finalement entre parenthèses : les raisons de ce mouvement ? « c’est agréable de se retrouver chaque samedi ». Se faire arracher la main au cours d’une de ces franches parties de rigolade constituant sans doute le sommet de « l’agréable ».

Quant à la politique, elle n’est là, pour Enthoven, que sous forme d’un échec des gilets-jaunes : pas de propositions concrètes, pas de liste aux européennes. La politique n’est en fait ici que de la politique politicienne, de la politicaillerie. Là où l’enjeu est au contraire de restaurer une grande politique, dégagée de la boue des jeux de pouvoirs et de partis – ce que rejettent justement les gilets-jaunes, montrant leur appétit politique. Autrement dit, quand les gilets jaunes ont soif de politique au sens le plus noble et le plus élevé, Raphaël Enthoven leur objecte la petite politique politicienne. Mais peut-être M. Enthoven réduit-il toute politique à ces basses manœuvres ? Je crois que c’est la thèse qu’il défend dans cet entretien : les gilets-jaunes ne font pas de politique selon lui. Avec un syllogisme : la politique est le jeu des appareils et des partis, or les gilets jaunes ont refusé ce jeu ou ont échoué, donc, ils ne sont pas un mouvement politique. Erreur funeste.

Une petite phrase devrait retenir notre attention : « les gilets jaunes sont aussi anciens que la démocratie […] dont ils contestent les institutions chaque fois qu’elle échoue à garantir les libertés matérielles ». Passons rapidement sur l’escamotage, le tour de passe-passe que réalise cette phrase : notre démocratie (postulée par Enthoven) échouerait à garantir les libertés matérielles des gilets-jaunes, ce qui motiverait leur colère. Je le lis comme une manière implicite de faire des gilets-jaunes des enfants gâtés qui piquent une crise – lecture qu’accrédite le reste du texte. Les raisons sont évidemment bien plus profondes : des dizaines d’années de mépris, d’invisibilisation, une injustice vécue dans la chair, une dépossession de leur destin, un obscurcissement de toute perceptive d’avenir… tout cela ne relève pas des libertés matérielles. Cette grille de lecture, qui sera celle de tout l’entretien, repose sur un vice de forme originel, qui rend par suite stérile tout le reste.
Une difficulté que ne pose pas Enthoven, mais qu’il eût été nécessaire d’aborder pour faire un travail philosophique : la démocratie se réduit-elle à ses institutions ? Attaquer des institutions, contingentes, est-ce attaquer la démocratie elle-même ? A l’évidence non, on peut rejeter une certaine vision de la démocratie, portée par des institutions, au profit d’une autre, tout aussi démocratique. Mais surtout, le présupposé d’Enthoven, qui ne sera jamais critiqué une seule fois, est que nos institutions sont bel et bien démocratiques. Or, et c’est là le point fondamental : elles ne le sont pas. Plus abruptement : nous ne sommes pas en démocratie[4]. Cela se prouve très facilement : une démocratie représentative qui ne représente pas le peuple (élue par une minorité), des décisions prises à l’encontre de la volonté du plus grand nombre (Macron concédait lui-même que ses concitoyens étaient majoritairement opposés à l’Union Européenne), et au mépris de l’intérêt général (la politique économique profite à une minorité), un noyautage complet des fameuses « institutions » par un personnel aux ordres, je pourrais continuer longuement la liste des preuves accablantes. Pour ma part, j’estime que la démarche philosophique consiste précisément à se colleter avec ces questions radicales, à ne pas accepter les vulgates, et à remettre en doute les évidences toutes faites.
Enfin, pour terminer sur cette phrase, un petit rappel salutaire : la démocratie ne vit que de sa contestation permanente. Une démocratie qui n’accepterait pas d’être sans cesse remise en question ne pourrait en aucun cas être considérée comme telle. En ce sens, les gilets-jaunes qui « s’attaquent aux institutions » sont démocrates plus que tous ceux qui se contentent de défendre lesdites institutions sans les critiquer.

[1] Clément Rosset, Le réel. Traité de l’idiotie.
[2] Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles, II. De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la vie.
[3] Idem.
[4] Je vous renvoie à notre article Réflexions sur la démocratie, mais aussi Pourquoi il faut refuser le débat national.

De quels symptômes a-t-il été l’expression ?

Ou de quelles pathologies a-t-il été le symptôme ? Elles sont nombreuses. Le sentiment que ce qui manque a été dérobé par ceux qui ont davantage ; le sentiment que la faiblesse est une vertu, et la force une méchanceté ; l’illusion que l’égalité des droits est une égalité des compétences (et « qu’on va leur apprendre à gouverner, à tous ces incapables ! ») ; la confusion de ce qu’on souhaite et de ce qu’on croit (l’attentat de Strasbourg est une manoeuvre, puisque ça m’arrange de le penser) ; le sentiment que la colère est tellement légitime qu’elle est dispensée d’avoir un contenu précis (le dessinateur Xavier Gorce résume la chose en une phrase : « Nous exigeons ! Mais n’essayez pas de nous piéger en nous demandant quoi ») ; le désir de penser qu’on vit en dictature pour justifier le fait, en retour, de s’en prendre à des symboles de l’Etat ; la faiblesse, en somme, d’un mouvement qui s’est complu dans le refus et s’est privé de moyens d’action concrets (c’est-à-dire de porte-parole) au moment où il avait l’oreille des Français. Tant pis.

Encore cette volonté de psychologiser à tout prix, c’est le sens de l’abus du mot « sentiment ». Les gilets-jaunes n’ont que des sentiments, ou des désirs, ou des illusions, ou des confusions. Surtout pas une pensée, encore moins une raison. Tout n’est chez eux qu’affect, passion ou pulsion. Ce sont très exactement des enfants selon Enthoven, des mineurs, au sens de Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ? Un mineur ne se sert pas de sa raison. C’est bien ce que décrit Enthoven s’agissant des gilets-jaunes. L’ennui, avec un tel argument, c’est qu’il est bien pratique pour déconsidérer systématiquement autrui. Je n’ai qu’à considérer que celui qui ne pense pas comme moi, en fait, ne pense pas du tout et le tour est joué ! Car après tout, Macron n’est-il pas mineur lui aussi ? Mené par ses conseillers, par les exigences de Bruxelles, de Berlin, des marchés, mû par ses pulsions méprisantes et suffisantes, incapable de prévoir les conséquences de ses actes, buté et borné, capricieux, quand ce n’est pas menteur, hypocrite et fourbe. Cet enfant est le jouet de ses sentiments, de ses illusions (le mythe des premiers de cordée a maintes et maintes fois été démoli).

Les parenthèses sont toujours très significatives. Lorsque M. Enthoven dénonce « l’illusion que l’égalité des droits est une égalité des compétences », ce qui est un travers réel de la démocratie – disséqué avec génie par Tocqueville –, le professeur de philosophie précise le contenu de cette illusion : « on va leur apprendre à gouverner, à tous ces incapables ! » Les gilets jaunes, si l’on suit Enthoven, se croiraient plus compétents que les dirigeants, alors qu’ils ne sont en fait que leurs égaux en droits. Les gilets jaunes considéreraient que l’égalité des droits entre eux et leurs dirigeants leur donnerait la même compétence qu’eux. Ce qu’Enthoven accuse d’être une odieuse illusion. Mais, n’est-ce pas précisément le fond de la démocratie ? En démocratie, tout citoyen n’est-il pas, du fait qu’il soit citoyen, compétent pour juger et déterminer les affaires de la cité ? Enthoven dénonce la démocratie elle-même ! Il rejoue, plus de deux mille ans après, l’opposition entre Platon et Aristote. Pour le premier, la politique relève d’un savoir, d’une compétence, que tout le monde n’a pas. Il existe pour lui des « experts » de la politique qui doivent, conformément à leur compétence, avoir le pouvoir et gouverner. Pour Aristote, c’est l’inverse ! La politique ne relève pas d’un savoir, tous les citoyens sont tout autant compétents, c’est-à-dire tout aussi incompétents, pour exercer le pouvoir. Partant de là, les citoyens peuvent ensuite, le cas échéant, déterminer par le vote lesquels d’entre eux seront les mieux à même de diriger ponctuellement les affaires de la cité – réintroduisant une dissymétrie passagère, consentie et surtout non naturelle, sur fond d’une égalité totale entre citoyens. La démocratie suppose un égalité de droit, mais prend acte d’une inégalité de fait, aménagée par les institutions. Dans ce vieux débat, Enthoven prend position avec Platon contre Aristote, c’est-à-dire avec l’aristocrate (aristos: les meilleurs) contre le démocrate.

Surtout, cette illusion dénoncée par M. Enthoven suppose que nos représentants seraient effectivement compétents. Ce qui reste à prouver. Quelle est la compétence de gens qui se contentent de suivre, d’obéir, le petit doigt sur la couture du pantalon ? Plus profondément, qu’est-ce que la compétence en démocratie ? Suffit-il d’être un expert pour pouvoir diriger un pays ? Bien sûr que non. De même qu’on dit que la médecine est un « art au carrefour de plusieurs sciences »[1], la politique est un art (de gouverner) au carrefour de plusieurs expertises (économie, géostratégie, science militaire…) au service – et c’est la différence avec la médecine – d’une vision du monde (donc une éthique).

Revenons sur la phrase de X. Gorge citée par Raphaël Enthoven. « Nous exigeons ! Mais n’essayez pas de nous piéger en nous demandant quoi ». Les deux hommes croient discréditer le mouvement, à nouveau en faisant passer les gilets-jaunes pour des enfants gâtés qui ne savent même pas ce qu’ils veulent. Or, cette moquerie (c’est de bonne guerre) tombe juste, malheureusement, ni l’un ni l’autre ne l’ont compris. Car il faut prendre cela au pied de la lettre. Les gilets-jaunes n’exigent rien de précis, car ils exigent le droit d’exiger. Non pas pour eux tous seuls dans leur coin – rien, dans ce mouvement ne permet de penser que les gilets-jaunes ne pensent qu’à eux, ou sont dans une perspective individualiste : ils ont refusé toutes les récupérations même quand elles venaient de leurs propres rangs, il n’existe pas de porte-parole, ce que regrette Enthoven, et on comprend bien pourquoi, toutes les propositions coexistent, une seule semble faire l’unanimité, le RIC, qui n’est pas une proposition visant à promouvoir une personne ou un groupe, mais bien destinée à être au service de tout le monde. Mais cette exigence, c’est la base de la démocratie : en démocratie, le peuple[2] exige car il est souverain. Ou plutôt, il ne devrait même pas avoir à exiger, ses décisions ayant force de loi – loi bien sûr promulguée au sein d’institutions organisées, par exemple par le vote, ou par ses représentants. Le simple fait que le peuple aurait à exiger contredit la démocratie. Donc, ce que les gilets-jaunes exigent, ce n’est pas telle ou telle chose, mais le politique en tant que tel ! Et ça, ni le dessinateur ni le professeur ne le voient – pour la simple raison qu’ils sont incapables de penser la politique ni la démocratie.

Enfin, M. Enthoven nous dit que le mouvement « s’est privé de moyens d’action concrets (c’est-à-dire de porte-parole) ». Je veux revenir sur la parenthèse. Enthoven assimile explicitement les « moyens d’action concrets » au fait d’avoir un ou des porte-parole. Sous-entendu : « votre seule action concrète est de ne pas agir concrètement ». Ce qui signifie que la démocratie, pour M. Enthoven, ne peut qu’être représentative. Le seul pouvoir des citoyens : se doter de représentants. Voilà un préjugé au minimum critiquable, qu’il eût été de bon ton d’expliquer, d’analyser, d’argumenter – mais non, c’est posé là comme une évidence indiscutable. Une impression globale commence à se dessiner sous nos yeux : la pensée semble systématiquement s’arrêter là où elle devrait précisément entrer en jeu.

[1] Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique.
[2] Je ne pense pas que les gilets-jaunes soient le peuple, ni que le peuple se réduise aux gilets-jaunes. Par contre, ils font partie du peuple, c’est une première chose, le mouvement a été très largement soutenu, c’en est une deuxième. Ensuite, je pense que l’aspiration des gilets-jaunes reflète assez bien une volonté plus large, celle d’une majorité qui ne vote plus ou uniquement par dépit ou dégoût, qui ne croit plus en la politique. Enfin, je crois que les gilets-jaunes sont si maltraités dans les grands média parce qu’ils sont vus comme une métaphore du peuple, et que la haine ou le rejet qu’ils inspirent vaut pour un rejet du peuple. Mais gardons nous de poser l’égalité gilets jaunes = peuple.

La société française a-t-elle vécu – hors élections – ce que d’autres pays, le Royaume-Uni, l’Italie, les Etats-Unis vivent à l’occasion de rendez-vous électoraux ? Bref, est-ce notre système institutionnel qui est incapable de « réguler » les mécontentements ?

Ce ne sont pas les institutions qui sont en cause, mais les partis politiques. Aucun d’eux n’était en mesure d’incarner le mouvement. Ni les insoumis qui, en jetant de l’huile sur le feu, ont vendu leur âme pour une bouchée de pain. Ni l’UPR, dont l’entrisme culmine en quelques lignes europhobes dans des faux tracts « officiels ». Ni DLF malgré les surenchères complotistes de Dupont-Aignan. Ni le Rassemblement national, dont la cheffe démonétisée n’arrive pas à applaudir ni à désavouer des agressions de gendarmes. Aussi le mouvement n’a-t-il jamais réussi à se donner une colonne vertébrale. Il n’y a pas d’opposition en France, susceptible de canaliser le mécontentement. Juste des groupuscules, des parasites et des récupérateurs qui font la danse du ventre en « gilet jaune ». La France n’est pas un pays dépolitisé, dont les citoyens apathiques se contenteraient d’aller dans l’isoloir une fois tous les cinq ans. Mais un pays hyperpolitisé, dont les vigilants citoyens se méfient des gens qu’ils ont élus. Or, quand personne ne capte cette méfiance pour la mettre en discours, elle culmine dans la haine et la violence.

Une question liminaire : les partis politiques sont-ils absolument déconnectés des institutions ? S’ils ont un tel poids en France, n’est-ce pas aussi que nos institutions les favorisent de manière disproportionnée ? Au hasard : le fait que les législatives aient été presque fondues avec les présidentielles ne rend-il pas plus difficile l’émergence d’une opposition réelle (pas seulement une opposition de façade qui gesticule et vitupère) ?
Autre question : tout mouvement populaire n’est-il légitime qu’à partir du moment où un parti politique s’en empare ? Et si les citoyens en avaient marre, des partis politiques ?
Enfin, autre question : quelles sont les raisons de cette méfiance ? N’est-ce pas justement ce qu’il conviendrait d’analyser ? Qu’on ne me rétorque pas que c’est que qu’Enthoven fait. Il situe clairement dans cette réponse le problème sur un plan politique (France hyperpolitisée, citoyens vigilants) or, ce qu’il fait, c’est une analyse certes, mais qui prend obstinément soin d’écarter toute considération politique sur les raisons du mouvement. Enthoven voit bien que le problème est politique, mais il s’évertue à ne surtout pas le penser comme tel.

Quel est votre avis de philosophe sur la part de l’économique (pouvoir d’achat ou autre) et de la revendication sociétale (isolement, mépris de classe etc.) dans l’avènement de ce mouvement ?

Quand on galère, il est normal qu’on s’accroche à la solidarité comme à l’objet de son amour, et au gouvernement comme à l’objet de sa haine. Mais les gens qui se contentent d’expliquer ce mouvement par la détresse ou la misère peinent à expliquer la disparité des « gilets jaunes ».

Et pour cause : il y a bien autre chose dans cette révolte, qui tient davantage à la représentation, qu’à la justice. L’enjeu n’est pas simplement d’améliorer les conditions de vie en se donnant le gouvernement pour bouc émissaire, mais d’accéder à la visibilité. De ce point de vue, l’objet gilet jaune est un coup de génie, puisqu’il rend spectaculaire l’anonymat lui-même ! Il transforme en fierté l’absence de grade. Et il donne à la décision de porter un gilet jaune (dont tout le monde dispose) la force d’une conversion.

Encore un jugement à l’emporte-pièce : « Quand on galère, il est normal qu’on s’accroche […] au gouvernement comme à l’objet de sa haine. » Mais est-ce vrai ? Qu’est-ce qui permet d’affirmer une telle généralité ? Beaucoup de gens galéraient auparavant, et ne détestaient pas l’Etat pour autant. Maintenant, si. Pourquoi ? Qu’est-ce qui a changé ? Voilà ce qu’il faut essayer de penser. Par exemple, en voyant en quoi le gouvernement aggrave ou produit la « galère ». Parce qu’à bien lire cet entretien, on a l’impression que le gouvernement n’y est pour rien dans tout ça. Les gilets-jaunes se seraient réveillés un bon matin la haine au corps, avec l’envie de cracher sur la République et de tout casser.
Pour ce qui est de la visibilité, effectivement, M. Enthoven a raison, nous le soulignions déjà en décembre. Mais pourquoi les gilets-jaunes ont-ils une soudaine envie de visibilité ? Peut-être parce qu’ils étaient invisibilisés non ? Peut-être parce que nos dirigeants les ont méprisés et bafoués sans retenue ? Parce que toutes les politiques menées, ou presque, l’ont été contre eux ?

La violence verbale ou physique vous a-t-elle étonné dans ce mouvement ou à ses marges ?

Non. La violence des casseurs n’est pas une transgression, mais une façon d’obéir à ce que Romain Gary appelle, dans « Chien blanc », une « société de provocation » – c’est-à-dire une société d’abondance qui pousse indéfiniment à la consommation tout en privant une grande partie de sa population des moyens d’assouvir les appétits qu’elle suscite… Quant à la violence des « gilets jaunes » eux-mêmes (les guillotines, les potences, les « Brigitte, à poil ! » etc.), elle tient au désir de fabriquer un ennemi, plus qu’à l’envie de l’abattre. L’enjeu n’est pas de tuer le président ni de violer son épouse. Mais de se représenter le président en souverain déchu que la guillotine menace. La violence ne sert qu’à accréditer – en la nourrissant de son vacarme et de ses images – la thèse absurde d’un monarque Macron bientôt étêté par des sans-culottes. La violence des « gilets jaunes » est uniquement là pour donner corps au fantasme d’un Etat tyrannique. Or, c’est ainsi que naissent les tyrannies : par le sentiment de gagner en liberté quand on dénonce les lois qui la préservent.

Plusieurs choses ici. Passons sur les « casseurs », je suis globalement d’accord. On saluera la volonté de distinguer les gilets-jaunes de ces bandes d’énervés prêts à tout pour défouler leurs pulsions destructrices.
Sur la violence des gilets jaunes. Encore une fois, l’exigence philosophique obligerait, selon moi, à interroger cette violence présentée comme un fait, et à ne pas se satisfaire de l’évidence. Qui est violent, dans quelles circonstances, que sont ces violences ?[1] Un slogan est-il violent ? Une représentation d’Emmanuel Macron guillotinée est-elle violente ? Peut-on parler de violence au même titre que lorsque des personnes sont blessées (manifestants, passants ou forces de l’ordre) ? Quel rôle la violence joue-t-elle en démocratie ? La violence symbolique n’est-elle pas aussi une forme de catharsis qui nous retient d’être violents physiquement ? La démocratie, on l’a assez dit et répété sur Phrénosphère, consiste justement en une mise en scène de la violence et du conflit, mise en scène symbolique et technique, qui permet d’éviter la guerre civile. C’est parce qu’on s’affronte par les mots (qui sont à la fois des symboles et des objets techniques) au travers d’institutions précises (elles aussi symboliques et techniques) que l’on peut « s’affronter sans se massacrer » (Marcel Mauss). Rejeter tout conflit et toute violence sans distinction revient en fait à nier le politique comme théâtre de la « guerre » symbolique – qui dispense de la vraie, celle des baïonnettes, des mitraillettes, ou des drones.

La violence, puisqu’elle est appelée ainsi sans un minimum de recul critique, n’aurait qu’un but : « donner corps au fantasme d’un Etat tyrannique ». On n’aura donc pas un seul mot des circonstances de ces violences, qui permettraient de les mettre en perspective pour ensuite les penser sinon les comprendre[2]. Une violence défensive n’est pas exactement la même chose qu’une violence offensive, Albert Camus n’aurait pas dit autre chose. Ni sur les « violences policières »[3] responsables d’au moins un homicide, de mains arrachés, d’yeux crevés, et de plusieurs vies brisées à jamais. Pourtant, peut-on sérieusement expliquer les violences des gilets-jaunes indépendamment de celles des forces de l’ordre – justifiées ou pas, c’est toute la question ? Peut-on ainsi penser la violence sans la contre-violence qui lui fait face ? Je ne dis pas que les gilets-jaunes seraient légitimes à user d’une violence en réponse à celle des forces de l’ordre, mais pour autant, peut-on se dispenser d’une analyse nuancée sur ce point ?

Quant à l’Etat tyrannique, peut-être ne sommes-nous pas en tyrannie, ou pas encore, mais cela n’empêche : nous ne sommes pas non plus en démocratie. C’est pour moi le point fondamental. L’alternative n’est pas tyrannie vs démocratie. Si l’on pose le dilemme de cette façon, on ne peut pas saisir la situation de la France actuelle, et l’on court le risque de radicaliser les positions de part et d’autre. Il y a un continuum de régimes distincts entre la tyrannie et la démocratie, et nous sommes quelque part dans ce continuum. Après Aristote, j’avais proposé de nommer « oligarchie » le régime français actuel. Un certain nombre de gilets jaunes, dépourvus d’éléments d’analyse, assimilent la France macronisée à une dictature, ce qui est faux. Mais ce n’est pas en répétant que nous sommes en démocratie, ce qui est tout aussi faux, que nous leur livrerons des clés de compréhension – ce en quoi consiste le métier de philosophe.
Enfin, ou pourrait (on devrait) discuter de savoir si nos lois actuelles protègent vraiment les libertés. Mais c’est une autre affaire. Plus important encore, il faudrait analyser la dynamique des politiques menées, dont les gilets-jaunes sentent bien qu’elles vont (presque) toutes dans le même sens : de moins en moins de protection (dont les services publics ne sont qu’un aspect).

[1] En disant cela, je me sens obligé de préciser que je défends une position radicalement non-violente, et sans concession.
[2] Je me fiche bien se savoir si « comprendre c’est excuser ». Le philosophe André Perrin distingue à ce propos expliquer et comprendre, distinction fort utile, et pour lui, il vaut mieux employer le verbe « expliquer ».
[3] Macron nous a récemment interdit d’utiliser cette expression, raison de plus pour l’utiliser, en avoir plein la bouche, l’articuler goulument, la faire claquer avec délice.

Notre Ve République (et peut-être chacun de nous) hésite entre le « vertical » et la demande d’« horizontal »… Quel est le bon niveau d’administration à l’heure des réseaux sociaux ?

Le problème est plus temporel que spatial. La question de savoir où doit se trouver le gouvernement vient après la question de savoir à quel rythme les décisions sont prises. En somme, c’est une banalité : le temps politique est hanté par l’immédiat. Ce qui a pour conséquence de soumettre la décision du souverain à l’humeur de son peuple (Chirac était le champion de cette pantinisation de lui-même, qui calait la « décristallisation » des pensions des anciens combattants coloniaux sur le jour de la sortie du film « Indigènes »)… Comment gouverner à ce rythme-là ? Comment voir plus loin que le bout de son nez quand l’œil est attiré par tout ce qui brille ? Le RIC [référendum d’initiative citoyenne, NDLR] est à la pointe de cette involution démocratique, qui soumet le gouvernant au temps publicitaire de la popularité, et le prive ainsi de toute possibilité d’action dans le temps. Au temps perdu des réseaux sociaux et de la quête de popularité, la politique exige, à l’inverse, d’opposer le temps retrouvé, c’est-à-dire le temps long. La verticalité viendra ensuite. D’elle-même.

Pour ma part, je crois que l’opposition entre temps long et temps court en politique est stérile. Certaines situations imposent de réagir dans l’immédiateté, on n’y peut rien. Certaines circonstances demandent une adaptation dans l’instant. Mais passons. Ce qui est intéressant ici est l’idée très répandue selon laquelle le peuple n’a que des humeurs, des caprices, et est irrésistiblement attiré « par tout ce qui brille ». Premièrement, je ferai remarquer qu’il y a mille exemples accréditant cette thèse, mais mille autres tout aussi pertinents qui s’y opposent. Cette assertion ne repose sur rien. Mais remarquons surtout que cette propension au caprice et à l’attraction pour le brillant concerne tout autant, et même bien plus peut-être, les gouvernants. Là, les exemples abondent, il n’y a qu’à se baisser pour les ramasser. Autrement dit, encore une fois, l’opposition entre un peuple mineur et capricieux d’un côté et des dirigeants bons mais contraints de s’y soumettre de l’autre ne tient pas la route. Les mêmes dirigeants n’ont pas attendu le peuple pour être des « pantins » et ne voir pas plus loin que le bout de leur nez. On répondra qu’ils ont devancé l’humeur du peuple, l’ont anticipée. Mais c’est assez facile, non, comme argument ? Et surtout infalsifiable. Si le peuple est capricieux, c’est qu’il est capricieux ; si les dirigeants sont capricieux, c’est que le peuple est capricieux. Pile je gagne, face tu perds. C’est l’argument néolibéral par excellence, celui qui ne considère le peuple jamais que comme une masse pulsionnelle, informe, incapable de réflexion – donc une masse à soumettre et à rééduquer. Pourtant le peuple français n’a-t-il pas su faire preuve de modération et de dignité après les attentats qui l’ont meurtri ? N’a-t-il pas patiemment « joué le jeu » pour reprendre l’expression de Christophe Guilluy ? Le fait que la colère ne survienne qu’en 2019, après des dizaines d’années de frustration croissante, montre que les gilets-jaunes ont fait crédit à leurs dirigeants, ils ont été patients et compréhensifs. Mais trop, c’est trop.

Nos dirigeants ont fait la preuve, depuis longtemps, de leur dogmatisme. Ils sont pris dans des certitudes, se prosternent devant des totems intouchables (l’euro, le marché, la libre-concurrence etc.). Ils sont parfaitement irrationnels. Et beaucoup plus que les citoyens. Il n’y a qu’à voir comment Macron insulte le peuple, jette sans arrêt de l’huile sur le feu, attise la division… Est-ce un comportement rationnel ?

Sur le RIC, je ne sache pas que ce soit de sa faute si les gouvernants cherchent à se faire réélire dès leur élection, s’ils ont l’œil rivé sur les sondages, s’ils ne sortent jamais sans une armée de « communicants ». Peut-être est-ce aussi un peu de leur faute non ? Leur appétit de pouvoir, leur cynisme, les combines et leurs petits-arrangements… Peut-être est-ce aussi la forme partidaire qui sélectionne les individus les moins scrupuleux et les plus retors ? Pour parvenir, il faut être prêt à tout. Peut-être nos institutions n’encouragent-elles pas à la vertu de ceux qui y sont au sommet ?

Enfin, le peuple Suisse recours aux « votations » de manière régulière. La Suisse est-elle un pays capricieux dirigée à la va-comme-je-te-pousse par des girouettes ? A-t-elle sombré dans l’immédiateté humorale ? Bien sûr que non. Mais ici, M. Enthoven prend la cause pour l’effet. Il pense que la démocratie n’est pas un régime valable parce que le peuple est inconstant et capricieux, alors que c’est l’inverse. Le peuple français est vindicatif, passionné, parfois irrationnel, parce que la France n’est pas une démocratie véritable, et que le peuple n’a jamais la parole autrement que ponctuellement – les élections étant la seule façon qu’il a d’écouler son mécontentement accumulé qui se déverse d’un coup – et aussitôt détournée et trahie. Nous souffrons d’un défaut de démocratie, non d’un excès. Il se peut que si le peuple avait la parole, je veux dire, vraiment la parole, les esprits s’échaufferaient moins. Si nous avions une culture démocratique digne de ce nom, nos débats seraient plus sereins. Pour une raison simple : quand un citoyen sait qu’il dispose du pouvoir, au même titre que tous les autres, il sait que son avis compte autant, et que peut-être, la prochaine fois, ce sera lui qui aura gain de cause. Ce n’est pas un plaidoyer pour une démocratie participative. On peut imaginer une démocratie représentative qui assure un véritable pouvoir aux citoyens, ou, plus intéressant encore, un système mixte. Quoi qu’il en soit, la question n’est pas d’abord de savoir si la démocratie doit être représentative, participative ou que-sais-je, mais ce qu’elle est en tant que telle. Ce n’est qu’une fois cette question réglée que l’on peut avancer sur le reste. La démarche d’Enthoven semble être l’inverse : pour lui, la représentation compte plus que la démocratie.

Emmanuel Macron a réagi avec le grand débat… Demande-t-on à un chef de débattre ou de décider ?

Débattre était une décision. Et une façon de répondre à l’accusation de n’être pas entendu. Quand les gens se sentent méprisés, quand ils ont le sentiment d’être regardés d’en haut comme des bêtes curieuses, la moindre des choses est de descendre dans l’arène. Un président qui se retrousse les manches pour affronter des questions difficiles, tout en demandant aux Français leur sentiment sur les alternatives qui se posent à lui  ne donne pas de la politique une mauvaise image. Et puis il est trompeur (à mon avis) de croire qu’on débat avant de décider. Dans la vie comme en politique, on décide, et ensuite seulement on délibère… D’ailleurs, les gens ne veulent pas d’un président qui change d’avis. Mais d’un président qui ne redoute pas de les affronter.

« Débattre était […] une façon de répondre à l’accusation de n’être pas entendu. » Non, M. Enthoven. On peut « débattre » sans entendre son interlocuteur.
Le fameux débat. Le président serait « descendu dans l’arène », tel un pugnace rétiaire faces aux bêtes fauves. Belle arène en effet, où tout était calibré, où les « bêtes fauves » étaient soigneusement choisies par le pouvoir… Belle arène Potemkine oui ! Un sommet de propagande.

Sur l’argument de la délibération. Enthoven explique que la délibération n’existe pas, que l’on a déjà fait un choix dont la délibération n’est que la fausse mise en scène. Sur le plan individuel, pourquoi pas. Par contre, affirmer que « dans la vie comme en politique, on décide, et ensuite seulement on délibère » me semble hasardeux. Sur quoi s’appuie-t-il pour affirmer cela ? Strictement rien. A moins de considérer qu’il existe une sorte d’esprit collectif éthéré, flottant au-dessus des individus, qui décide d’abord puis leur insuffle sa décision ensuite par on-ne-sait quelle magie. La délibération collective s’accommode très bien d’individus ayant déjà fait leur choix pour eux-mêmes. Quand nous débattons collectivement d’une action à accomplir, peut-être que tous les débatteurs ont, dans leur for intérieur, un choix arrêté et affirmé. Ce n’est pas pour autant que la décision collective l’est aussi par avance. Par quoi le serait-elle, par qui, comment ? Nous en revenons à notre esprit transcendant. Autrement dit, le choix collectif peut contrarier (et c’est souvent ce qu’il se passe d’ailleurs) le choix individuel. Ou alors, il faut croire que les individus font toujours par avance le même choix que le collectif. Mais il faudra encore invoquer un choix flottant quelque part, intangible, et auquel s’accorderait par miracle la fausse volonté individuelle.
Cette position, pour peu qu’on la prenne au sérieux, rend impossible la démocratie, en plus d’être absurde. Si toute décision correspond à un consensus préétabli, à quoi bon discuter, débattre, voter ? Pire, si la décision du Président est en fait le fruit d’un accord tacite mais informulé de ses concitoyens, tout ce qu’il fait ou dit est toujours l’expression de la volonté générale. Il est l’incarnation de la volonté générale. Intouchable. Sacré. Divin. Total – totalitaire.

Comment un pays peut-il passer de ce qui a paru être de l’optimisme en 2017 à la dépression en 2019 ? Quels ressorts mentaux sont à l’oeuvre ?

Les gens qui se réjouissaient de la victoire d’Emmanuel Macron et ceux qui voudraient voir sa tête en haut d’une pique aujourd’hui ne sont pas les mêmes ! Et l’on peut difficilement parler du pays entier, à chaque fois. En revanche, les deux phénomènes (l’émergence d’En marche et le mouvement des « gilets jaunes ») ont en commun d’avoir ubérisé les structures habituelles de la représentation. Aucun des outils datant de l’époque où le pouvoir se partageait en droite et gauche et Internet n’était qu’un épiphénomène ne permet de penser adéquatement la façon dont ces mouvements sont apparus. La mise en réseau d’un enthousiasme lui donne une force qu’aucun parti traditionnel ni aucun organe de presse n’a jamais eu. C’est à ces apparitions fulgurantes qu’il faut être attentif à mon sens, et non aux motifs qu’elles se donnent, et qui varient selon les modes.

Ce qui frappe ici est la nullité de la question. Comment des journalistes (car ils s’y sont mis à plusieurs) osent-ils poser des questions aussi crétines ? Se sont-ils crus dans un magazine féminin ? On se contrefiche de « l’optimisme » ou des « ressorts mentaux à l’œuvre ». Une indigence intellectuelle qui en dit long sur l’état de la pensée en général. A la décharge de Raphaël Enthoven, impossible de formuler une pensée face à des questions aussi stupides. En 2017, qui était optimiste ? Les 15% d’électeurs de Macron au premier tour ? Le tiers d’électeur de Macron au second tour ? Les journalistes en pleine transe amoureuse ? Les marchés financiers ? Certes oui. Mais la grande majorité du peuple n’en attendait déjà rien.

Les dirigeants sont-ils condamnés à l’impuissance dans un monde qui se moque des frontières ?

Pas plus qu’auparavant. Comme dit Machiavel, à la fin du « Prince » : « Ne pouvant admettre que notre libre arbitre soit réduit à rien, j’imagine qu’il peut être vrai que la fortune dispose de la moitié de nos actions, mais qu’elle en laisse à peu près l’autre moitié en notre pouvoir. » En d’autres termes, les dirigeants ne sont pas responsables des malheurs et des infortunes causées par le village global, mais ils sont responsables de ce qu’ils en font. L’impuissance n’est pas l’incapacité d’inverser le cours des choses (qui peut cela ?), mais de baisser les bras. Aucun dirigeant ne peut tout. Mais aucun n’a le droit de renoncer à tout entreprendre. En cela, l’impuissance est d’abord un choix.

La réponse est juste, dans le fond. Pourtant, par son niveau de généralité (généralité impliquée par la question posée) elle évacue complètement la situation politique concrète. « Aucun dirigeant ne peut tout », c’est une banalité. Par contre, la vraie question ici, serait de se demander non en quoi les dirigeants sont irresponsables de l’état du monde, mais responsables de celui-ci. Car leur part de responsabilité est immense. L’entretien se termine d’ailleurs sur le problème auquel il aurait dû être consacré entièrement pour essayer de comprendre quoi que ce soit. « L’impuissance est d’abord un choix. » Effectivement. C’est le choix d’Emmanuel Macron, et du système qu’il représente, le système (néo)libéral. De cela, il conviendrait de rendre compte, car c’est la raison du mouvement des gilets-jaunes. Ils dénoncent l’anéantissement du politique sous l’injonction néolibérale, le fait que les dirigeants aient sciemment décidé de donner tous les pouvoirs à la finance et aux marchés, qu’ils fassent tout ce qui est en leur pouvoir pour mettre les Etats au service de ces marchés et de cette finance, et, pour ce faire, qu’ils usurpent le vote des peuples, qu’ils les trahissent. Sans partir de là, tout n’est que blabla stérile, des jeux de discours sans prise sur le réel, des conversations de salon.

Oublions le cas personnel de Raphaël Enthoven – pour qui j’ai par ailleurs de la sympathie, souvenir admiratif de l’excellente émission « Le Gai Savoir » qu’il animait sur France Culture. Dénoncer le temps court en politique, c’est dénoncer le temps court partout dans notre société, notamment dans la pensée. Quand un professeur de philosophie est interpellé par un medium quelconque, il est de son devoir de ne pas céder aux sirènes de la facilité. Je ne sais pas en quoi cet entretien est représentatif de la pensée de M. Enthoven, et ce n’est pas la question. Il existe. Je pense par contre que ce qui y est exprimé correspond assez bien à ce que l’on peut entendre dans les « grands médias » sur ce sujet, ce qui pose d’énormes problèmes. C’est un témoin exemplaire du refoulement du politique et de l’incapacité à penser la démocratie. Il est plus qu’urgent de se poser, de prendre son temps pour réfléchir, calmement, de reprendre la question politique et démocratique à la racine, loin de l’agitation qui nous envahit. Sinon, nous nous enfoncerons de plus en plus dans les eaux troubles d’une société apolitique, dans lesquelles grouillent, invisibles et silencieuses, les pires créatures. Il reste peu de temps avant que nous ne perdions pied pour de bon. 

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2 Commentaires

  1. 24,01 % au premier tour pour Emmanuel Macron et non 15%.
    Est-ce une erreur consciente de votre part pour discréditer un peu plus la légitimité de son élection ?
    Seriez vous un insoumis qui n’arrive toujours pas avaler sa disqualification ? 😉

    • Vous avez raison de noter cette imprécision, je parle en effet des 15% d’électeurs d’E. Macron rapportés au corps électoral entier, non aux seuls électeurs votants, car, après tout, les autres sont aussi des citoyens français.
      Quant à sa légitimité, effectivement, je la conteste avec la dernière vigueur – alors que je ne conteste pas la légalité de cette élection. M. Macron est illégitime en tant que Président d’un pays qui se voudrait démocratique, il (mais ce n’est pas propre qu’à sa personne) usurpe la qualification de démocratie et de république. En cela, il me semble parfaitement illégitime.
      Mais cette position n’a rien à voir avec une quelconque appartenance politique, et surtout pas avec celle que vous mentionnez.

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