Pourquoi il ne faut pas voter « utile »

Depuis des années c’est le même refrain… Une sorte de cri primaire, un réflexe pavlovien, un relent d’archéo-cortex, un mot d’ordre inconscient, une scansion chamanique, une invocation rituelle, une malédiction de poupée vaudou, presque une transe électorale… je veux parler du vote utile. Le vote utile…

Bêtement, on pourrait penser que le « vote utile », c’est le vote lui-même, et que cette formule nous dit simplement qu’il peut être utile de voter, c’est-à-dire d’exprimer librement sa préférence politique.

Que nenni ! Le vote utile (je parle dans cet article surtout du premier tour des élections, au second, la logique n’est pas la même) tel qu’il est partout présenté, martelé, rabâché, seriné, répété ad nauseam dans les médias¹, c’est tout l’inverse ! Ne votez surtout pas pour qui vous souhaiteriez voir élu, non ! votez pour le candidat le mieux placé dans les sondages pour être élu à la place de celui (ou celle) dont vous ne voulez pas du tout… mais aussi à la place de celui que vous soutenez… Un peu tordu non ? Le vote utile, c’est ainsi une façon de faire barrage, barrage bien sûr aux populismes, aux nationalismes, aux tentations illibérales, bref : à tout ce qui n’est pas dans la stricte ligne (néo)libérale.

Le problème des sondages

La rhétorique du vote utile repose tout d’abord sur les résultats de sondages, sans lesquels elle n’aurait aucun moyen de savoir que vote est plus ou moins utile. Ce qui pose un problème évident : l’élection, dans l’esprit de ses promoteurs, ne se joue pas dans les urnes, dans le secret du cœur de l’électeur qui vote en son âme et conscience, mais bien en amont, dès les premiers sondages. Cela revient à cristalliser les résultats de sondages puisque le vote utile essaie de nous dissuader de voter pour les petits partis sans leur laisser même l’espoir d’émerger. Non seulement, dans cette perspective, les sondages mesurent l’opinion, mais ils doivent également être la mesure de l’opinion, qui doit se caler sur eux. Le sondage fabrique véritablement l’opinion.

De plus le vote utile permet de fabriquer de toutes pièces des personnalités politiques, de les gonfler à l’hélium grâce aux instituts de sondages. Dans cette perspective, le sondage joue le rôle de caution scientifique aux médias. La logique est une forme de cercle vicieux car une candidature est présentée comme « le vote utile », donc attire du monde, donc monte dans les sondages, donc est présentée encore plus comme « le vote utile » donc etc… On se retrouve dès lors avec des programmes creux, des baudruches électorales, des « bulles », purs produits de la spéculation sondagière.

Emmanuel Macron fut l’archétype du candidat du vote utile gonflé à l’hélium par les médias et les instituts de sondage. C’était d’ailleurs, c’est toujours, et ce sera son seul programme : moi ou le chaos. Il est ainsi significatif de remarquer à quel point le programme et les idées politiques d’En Marche ne jouent qu’un second rôle : durant les élections présidentielles, et durant les européennes, où un semblant de programme assez vite et mal fagoté fut bricolé et rendu public au dernier moment. Ce parti n’a pas d’idées, à part le « progressisme », qui n’est rien d’autre qu’un épouvantail. Son seul programme : la peur.

La logique du vote utile repose sur une vision très mécaniste du processus électoral, puisque elle considère que voter pour un petit parti revient ipso facto à voter pour le parti populiste en tête. Or, cela est parfaitement absurde. La porosité des électorats et les proximités politiques étant ce qu’elles sont, voter pour de petites listes peut également dans certains cas affaiblir la grosse liste populiste.n

Exemple : voter pour la liste Les patriotes aux prochaines élections européennes ne fait en rien monter le Rassemblement National, au contraire, cela est une voix potentielle en moins. Et cela, parce que l’électorat des Patriotes et du RN sont beaucoup plus poreux que celui des mêmes Patriotes et d’En Marche.

On le voit bien, le vote utile est une façon de considérer que ce sont les sondages qui font l’élection, et que les dynamiques électorales sont mécaniques et unidirectionnelles. Une simplification mortifère.

Fabriquer des boucs-émissaires

En parallèle, la logique du vote utile est un alibi très puissant pour les politiques déjà en places et responsables de la situation. Il s’agit de se créer un adversaire présenté comme monstrueux puis de s’afficher comme seul rempart à cette monstruosité. Un bouc-émissaire tenu pour responsable de tous les maux, et dont la destruction résoudrait nos problèmes. Cela permet aux politiques en places, pourtant comptables des erreurs commises, de faire diversion : le problème n’est plus l’échec des politiques entreprises, non, le vrai problème, c’est la montée des extrémismes, le populisme, les propos « nauséabonds » (les médias ayants à ce propos considérablement étendu leur vocabulaire en terme d’épithètes olfactives), ou comme dirait François Hollande « il y a un péril face aux simplifications, face aux falsifications ». Une rhétorique de choix pour faire oublier que si montée des populismes il y a, c’est en réaction aux politiques successives, tenantes du même système, et qui échouent les unes après les autres. Les « populismes » comme on les appelle, de droite ou de gauche, ne sont pas des falsifications ni des simplifications du réel comme on voudrait le faire croire, au contraire ! Ils sont la preuve que les citoyens ont saisi l’ampleur de  la faillite du modèle actuel !

Le vote utile est présenté comme une alternative aux populismes. Cela impose une réflexion sur ce qu’est ou n’est pas le populisme. Question difficile que quelques lignes n’épuiseront bien sûr pas. Est présenté comme « populiste » un discours qui entend s’adresser au peuple, au nom du peuple. Mais plus que cela, ce qui est frappant, c’est que cette épithète est lancée presque comme une insulte, de manière péjorative. Comme si parler du peuple était systématiquement « flatter le peuple » puis par glissement « flatter les bas instincts« . Mais il y a là quelque chose d’étrange. En quoi flatter le peuple serait-il en soi une mauvaise chose ? Faudrait-il plutôt le dénigrer pour être crédible et responsable ? Un Macron insultant son peuple à tout bout de champ (fainéant, cynique, etc.) fait-il preuve d’une maturité politique supérieure ? Et pourquoi réduire le peuple à ses « bas-instincts » (entendez : racisme, xénophobie, peur, exclusion, repli, méfiance, colère, rejet de élites et toute la litanie habituelle) ? Ceux qui procèdent à longueur de discours, d’articles de journaux, d’éditos, de prise de parole publique à de tels glissements réduisent le peuple à la populace pour reprendre la distinction du philosophe Michel Onfray. Il s’agit de l’infantiliser, et un des meilleurs moyens pour cela est de refuser de s’adresser à lui directement : il faut toujours un intermédiaire car le peuple (à l’état de populace dans l’esprit de ces gens) ne pense pas bien, il pense mal car toujours soumis à ses passions, ses pulsions, serait incapable de réflexion ou dépourvu de raison.

A ce titre, il n’est pas inintéressant de remarquer que sont présentés comme « populistes » des projets qui replacent l’action politique au centre de la prise de décision. Ils affirment la prévalence du politique sur l’économique et font du peuple l’un des moteurs de l’Histoire au contraire du discours dominant qui affirme que l’on n’a pas de prise sur elle. Voilà pourquoi ils déplaisent tant !

Bien sûr, tout le monde aura compris qu’en France, les deux candidats concernés sont Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon… Mitterrand ou Chirac pour les plus connus « encourageaient » l’extrême-droite d’alors pour être réélus.

Le « vote utile » c’est un moyen formidable qu’à trouvé le « système »² (c’est-à-dire toutes les instances destinées à permettre le maintien et l’expansion du modèle libéral) pour discréditer ses adversaires d’une part, et de l’autre se fortifier à leurs dépends. Discrédit non pas politique, rationnel, programmatique, mais discrédit moral ! Un coup double magistral !

On le voit bien, sous couvert de rationalité, de lutte contre la montée des périls, la rhétorique du vote utile en réalité s’appuie sur la peur dont elle fait son fond de commerce et la logique du bouc émissaire, sur la haine en dernière instance.

Une logique antidémocratique

La démocratie suppose la pluralité, elle se construit sur l’idée que la vérité en matière politique n’est jamais donnée a priori mais qu’elle se construit par le débat, la confrontation, qu’elle ne peut émerger que grâce aux contradictions. C’est presque une forme de dialectique hégélienne : la connaissance survient au terme d’un processus  d’affirmation et de contradiction. Or, le recours au vote utile nie cette dialectique. Quand les médias jouent un tel jeu, ils participent à l’installation d’une classe politique sclérosée. Cela se voit aujourd’hui aussi avec les « petits candidats » qui ne peuvent pas dépasser quelques pour cent de voix – jamais de quoi inquiéter les « grands »… Si, au contraire, chacun votait réellement en fonction de ses convictions,  on pourrait assister à des résultats beaucoup plus nuancés entre grands et petits candidats, et donc à la nécessité de débattre sérieusement pour faire pencher la balance. Le « vote utile » est un affaiblissement de la démocratie. Car même s’il était avéré que voter pour de petites listes jouait systématiquement en faveur des populistes (ce qui est faux, redisons-le), il serait de toute façon bon d’avoir des « petits » candidats moins petits et des « gros » moins gros. Cela permettrait d’avoir une vie politique moins polarisée, et permettrait aux petits candidats de peser – donc à leurs électeurs.

C’est en fait la démocratie elle-même qui est niée par la logique du vote utile qui n’a d’autre fonction (consciente ou pas) que de perpétuer le système en place et d’asseoir la sentence de Margareth Thatcher : there is no alternative. Une façon de dire que la démocratie doit être mise entre parenthèse tant que le danger populiste menace. Sous prétexte que d’autres risqueraient de mettre en danger la démocratie, abolissons-la tout de suite ! Voilà le sophisme terrible de ces gens-là – sophisme qui permet au (néo)libéralisme de prospérer malgré son échec évident. Car j’aimerai dire ici que les populistes ne sont pas responsables de l’état de la France, ils n’ont jamais eu le pouvoir, et ne sont comptables que de leurs vociférations et de leurs coups d’éclats médiatiques. Contrairement à ceux qui ont effectivement exercé le pouvoir et l’exercent aujourd’hui encore. Eux sont les vrais responsables. Fabriquer des épouvantails pour masquer cette évidence ne sert plus à rien.

En effet, le réflexe du vote utile, s’il reste très présent dans les médias, marche de moins en moins bien chez les citoyens. En témoigne la progression forte des discours dits « populistes » malgré les injonctions, les condamnations, les malédictions, les imprécations incessantes. Et si cela plaide en faveur d’une certaine émancipation des citoyens à l’égard des prescripteurs d’opinion, et une opportunité salutaire de voir émerger des alternatives politiques, le danger est présent. Dans cette brèche peuvent s’engouffrer d’authentiques adversaires de la démocratie. Et la responsabilité desdits prescripteurs est immense. C’est par leur idéologie presque monopolistique et méprisante du peuple qu’ils nous font courir ce risque. C’est en bafouant constamment la démocratie, en l’ayant détruite, et en la vilipendant qu’ils l’ont rendue détestable par les citoyens. Mais plus que le vote populiste, la réalité en France aujourd’hui, et que les gens ne votent plus. La seule donnée importante devrait être le taux d’abstention qui prouve que les citoyens n’adhèrent pas massivement aux discours desdits populistes. Mais pour les partisans du vote utile, il faut à tout prix croire qu’il y a péril en la demeure, donc ne pas parler de l’abstention ou alors, pour en faire un signe de plus du populisme.

Comment construire un « vote utile »

Recette pour préparer un Président Macron tout chaud :

  • Faites en sorte de lui accorder une importance disproportionnée (au moins au début) pour ancrer sa figure dans le paysage politique.
  • Ensuite, quand l’élection commence, annoncez des sondages plutôt en sa faveur.
  • Faites quelques unes de journaux du style « L’iconoclaste », « Le renouveau »…
  • Utilisez des formules vagues lorsqu’il s’agit du programme.
  • Adoptez une position plutôt centriste et consensuelles à grand renfort de « communicants ».
  • Montrez que le danger rôde et qu’il est le seul en passe de le vaincre.
  • Appelez à « voter utile ». Pire, comme le proclama Libération : « Faites ce que vous voulez mais votez Macron ». Un monument de propagande dictatoriale.
  • Ne laissez jamais refroidir et attendez l’élection.
  • Normalement, comme tout bon soufflé, il devrait retomber.

(Toute ressemblance avec la situation actuelle est purement fortuite.)

Conclusion

La rhétorique du vote utile est l’instrument du système pour se perpétuer électoralement. Elle repose entièrement sur une logique anti-démocratique, et sur les sondages qui deviennent des acteurs majeurs des élections. Bien sûr, le citoyen peut décider, on pense particulièrement au second tour des élections, de voter pour le moins pire des candidats. S’il est libre, le citoyen est libre de voter utile également. Par contre, quand cela tient lieu de seul argument politique destiné à intimider et faire peur, là, on bascule petit à petit dans une mécanique fatale pour la politique et la démocratie.


¹ Le terme « médias » désigne ici les médias traditionnels : télévision, presse nationale ou locale sous son format papier ou numériques, radios de la bande FM. Ce sont encore les grands prescripteurs en matière d’opinion. « Quoi qu’on dise d’Internet, du déplacement du lieu des débats, du rôle des réseaux sociaux, le poids des grands médias audiovisuels reste prépondérant » selon Loïc Blondiaux, professeur de science politique à Paris 1 – Panthéon Sorbonne.

² Le « système » est aujourd’hui devenu une espèce de mot totem sans cesse invoqué pour s’opposer à lui. L’usage qui en est fait n’est pas toujours le même. Ici, il désigne toutes les instances destinées à permettre le maintien et l’expansion du modèle libéral. En fait, je reprendrais volontiers l’analyse marxiste dans ce domaine souvent résumée par la formule apocryphe « l’infrastructure économique conditionne la superstructure idéologique ». On voit ainsi apparaître les deux tenants du « système ».


 

4 Commentaires

    • Réflexion très intéressante, merci.
      On peut voir là effectivement une faille, pour le système, dans cette idée de vote utile « anti système ». Un petit commentaire, pendant longtemps, le « vote utile anti-système » a été Marine Le Pen, car beaucoup de citoyens votaient pour elle par mécontentement, pour « emmerder » (c’est désormais un mot présidentiel…) les dirigeants et le système. Aujourd’hui, Mélenchon pourrait être le vote utile antisystème à gauche, c’est évident. Et les citoyens font bien ce qu’ils veulent s’ils estiment nécessaire un vote utile.
      Néanmoins, je dénonce le fait que s’il existe qqch comme du vote utile, si l’on doit recourir à cela pour se faire entendre – ou du moins l’espérer… – si l’on doit voter contre ses intérêts éventuels et ses préférences politiques, c’est que la démocratie est – a minima – très malade. Je crois pour ma part qu’elle n’existe pas en France, mais c’est une autre discussion.

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