Vivre sans produire – Vincent Rigoulet & Alexandra Bidet

Vivre sans produire

L’insoutenable légèreté des penseurs du vivant

Vincent Rigoulet & Alexandra Bidet

Editions du Croquant, 2023


L’écologie est au cœur de la vie intellectuelle. De nombreux penseurs se sont emparés du sujet, de quelques bords politiques qu’ils se situent. Un courant en particulier a pris de l’ampleur en quelques années au point de devenir incontournable : les « penseurs du vivant »[1]. Baptiste Morizot, Vinciane Despret, Nastassja Martin pour certains des plus connus, ces intellectuels contemporains (philosophes, anthropologues, sociologues, activistes, scientifiques…) s’inscrivent peu ou prou dans le sillage du sociologue et philosophe Bruno Latour et de l’anthropologue Philippe Descola – deux figures tutélaires de la pensée écologiste actuelle. Catégorie floue, la pensée du vivant « renvoie, au-delà de filiations ou de sensibilités plus ou moins partagées, à un travail médiatique et éditorial de mise en valeur » (p.7) d’un courant particulièrement en vogue. S’il est difficile d’unifier le point de vue de chacun, une idée force peut néanmoins être dégagée : nous, modernes, nous serions détournés du vivant, par la science et la technique en particulier, au point de ne chercher qu’à l’asservir et l’exploiter. Il serait alors urgent de nous reconnecter au vivant et de changer de point de vue sur la nature pour nous sauver. Vincent Rigoulet, philosophe de formation, et Alexandra Bidet, sociologue, entreprennent, dans Vivre sans produire, de pointer les insuffisances et inconséquences de ce courant de pensée et surtout son oubli, son rejet voire son déni de la production. C’est sous cet angle majeur, celui de la production matérielle dans tout ce qu’elle englobe – conditions sociales, utilisation des ressources, consumérisme etc. –, que les deux auteurs proposent une critique étayée et salutaire des penseurs du vivant, au travers de trois auteurs emblématiques : Dusan Kazic, Baptiste Morizot et Nastassja Martin.

Le principal reproche qu’adressent V. Rigoulet et A. Bidet aux auteurs qu’ils étudient, et plus largement à la pensée du vivant, est de vouloir éliminer l’idée même de production, de la refuser purement et simplement au nom du fait qu’elle témoignerait de la volonté de mainmise de l’Homme sur la nature. Dusan Kazic la considère comme le « fondement ontologique de la modernité »[2] (p.18), dont il faudrait se débarrasser en tant que source de tous nos maux. La modernité, la science, la production sont les ennemis à abattre au profit de leurs exactes antithèses. « D’un côté », écrivent Bidet et Rigoulet, « la froide calculabilité de la raison moderne, qui appauvrit le geste humain et dégrade la nature, pareillement exploités à des fins d’utilité consumériste ; de l’autre côté, le rapport sensible et poétique aux êtres et aux choses, le seul qui nous permettrait de voir, apprécier et préserver le monde comme “bel et bon”. […] Développer notre sensibilité au vivant […] nous dispenserait de nous soucier directement de l’impact sur celui-ci de nos activités productives. » (p. 11-12)

La pensée du vivant, dans la mesure où elle correspond à un courant fluide et divers, est difficilement saisissable dans son unité. Au risque de forcer le trait et caricaturer les intellectuels qui lui donnent corps, on peut néanmoins repérer un fond commun, largement hérité de B. Latour : « le problème essentiel de nos sociétés modernes réside », selon eux, « dans une déconnexion avec le vivant, conséquence de l’ontologie naturaliste[3] fondatrice de la modernité. De cette rupture originelle découle un rapport de domination et d’exploitation de la nature. Le remède à cette déconnexion, et à ses effets délétères, consisterait à renouer avec le vivant. »[4] Renouer avec le vivant, avec les vivants, prend plusieurs formes, explorées par nos penseurs : « fuir les villes, s’ensauvager, faire comme si l’on pouvait ignorer et déserter sur le papier nos infrastructures et nos systèmes de production » (p.9), mais aussi vivre en oiseau ou en renard, exister parmi les arbres ou dans le sillage des corbeaux[5]… bref une floppée d’injonctions toutes plus radicales et subversives les unes que les autres.

Les auteurs de Vivre sans produire repèrent un manque originaire, fondateur des pensées du vivant, celui, précisément de la production. De là découle par la suite toute une série de fourvoiements politiques et stratégiques – à commencer par les mièvreries antipolitiques susmentionnées. La production (capitaliste) détruit le monde ? Arrêtons de produire et le monde sera sauvé : il faut viser un monde « sans production et sans économie » (p.20). Car, en réalité, ce n’est pas l’Homme qui produit, mais la nature, les processus biologiques, les vivants non-humains. Comme le dit Descola, « les hommes achuar[6] ne “produisent” pas les animaux qu’ils chassent : ils ont avec eux un commerce de personne à personne, une relation circonspecte » (p.19), il nous faut donc nous déprendre de cette illusion qui conduit au productivisme calculateur, au consumérisme et à la réduction du vivant. En effet, avec la production viennent le calcul et la science, qu’il faut également rejeter au profit d’un rapport direct au vivant, sans l’entremise de la connaissance froide et rationnelle. Au lieu de calculer, il faudrait « parler à ses plantes » (p.32), sans que l’on sache très bien si parler « à ses blés » (p.32) ou se tenir, dans le discours, hors du monde de la production lorsqu’on est agriculteur, permet de se passer d’intrants chimiques. Car c’est le fond du problème : en invitant à changer de regard et de discours, et cela seulement, la pensée du vivant, coupée du mode concret de production, rate l’essentiel et occulte ce qui, concrètement, détruit le monde à savoir, justement, les modes de production. Le risque ? Que ces discours teintés de New Age sur Gaïa et le vivant ne puissent, in fine, « fournir un nouveau récit légitimant les formes d’exploitation et l’aliénation à la fois les plus anciennes et les plus modernes » (p.39). Pourquoi changer de pratiques concrètes – limiter les pesticides, limiter la consommation d’eau etc. – puisque l’on parle à ses plantes ?

Pour Baptiste Morizot, en effet, l’idée même de production, qui oppose l’agentivité humaine et la passivité du non-humain (plantes, animaux…), « permet l’appropriation du vivant et justifie de se libérer de toute exigence de réciprocité envers le milieu donateur[7] » (p.46). Un discours aux accents maussiens qui ne sauraient me déplaire certes, mais qui conduit à effacer finalement toute agentivité. Pas de production, pas de producteurs[8]. Simplement le grand bain créateur de la nature, sorte de poiesis panthéiste. On assite à une « philosophie de l’effacement, de la dissolution du sujet » (p.48) et du travail en tant que tel – car seule la nature « travaille ». Morizot invoque en effet « les vraies forces productives au travail, à savoir les dynamiques de l’écologie et de l’évolution »[9] (p.53). Ce projet culmine, d’une certaine manière, avec Nastassja Martin qui, allant plus loin que Morizot qui abolit la différence entre vivant humain et non-humain, « universalise ce programme de réanthropomorphisation du monde qui ne dit pas son nom, en l’étendant aux “éléments”, au non-vivant lui-même » (p.74). Ce faisant, l’anthropologue abolit la séparation, à l’origine de toute la pensée occidentale et de la connaissance rationnelle, entre le moi et le non-moi[10] : il n’y a qu’un Grand Tout dans lequel il faut se fondre. Une fois cette fusion atteinte, une fois le regard changé, nos expressions modifiées et nos façons de penser bouleversées, le monde sera sauvé. « C’est fou », écrit N. Martin, « ce qu’un regard, une certaine lumière dans la prunelle peuvent changer du monde[11] » (p.74). C’est fou, aussi, ce qu’une usine de plastique produisant à la chaîne des gadgets merdiques[12] peut détruire réellement et concrètement le monde. Et je vous parie qu’un regard ou une prunelle n’ont aucun effet sur cette usine – à la différence d’un sabotage ou d’un boycott.

L’écueil principal des pensées du vivant, pointé à juste titre par Vivre sans produire, est leur négation des rapports de force dans une société capitaliste. C’est également le fond de la critique virulente que leur adresse Lordon avec sa verve habituelle. Tout est fait, chez ces penseurs, pour élaborer une critique qui ne dérange pas trop les intérêts capitalistes. Surtout, ne pas parler trop fort de capitalisme et encore moins des capitalistes. « La destruction capitaliste de la classe ouvrière n’intéressait pas la bourgeoisie culturelle, il était donc simple et logique de la passer sous silence. Celle de la planète est plus difficile à évacuer, impossible de ne pas en dire “quelque chose”. Mais quoi — qui ne portera pas trop à conséquence ? »[13] Et c’est bien ça le problème : les penseurs du vivant ne portent pas trop à conséquence pour les grands dirigeants d’entreprise ou les décideurs politiques qui saccagent le monde réel. Pendant qu’on disserte sur la meilleure façon de changer le regard à la façon du peuple Even ou des Achuar, pendant qu’on s’échine à trouver la meilleure position pour devenir un arbre ou parler aux plantes, « chez Total, Patrick Pouyanné [a] la paix pour forer comme il veut »[14]. Cette écologie, pour résumer, est largement inoffensive.

Les intellectuels visés méconnaissent au fond ce qu’on pourrait appeler la « nature technicienne » de l’Homme : l’être humain produit et ne peut pas ne pas produire des objets techniques. Renoncer à la production, c’est renoncer à l’humanité même. Bien sûr, il s’agit de changer radicalement le mode de production, et ne surtout pas de contenter d’une forme d’acceptation passive – celle des penseurs du vivant qui, par leur mépris de la production, n’entament en rien ses conditions mortifères. « Au “vivre ou produire” de D. Kazic, nous opposerons donc un “produire pour vivre”, mais en donnant à ce dernier verbe son sens le plus plein, loin de la seule survie ou vie biologique » (p.106) écrivent ainsi les deux auteurs. Tel est bien l’enjeu en effet : substituer à la production capitaliste destructrice d’autres modes à la fois soucieux d’épanouissement personnel et social et respectueux de l’environnement. Mais cela nécessite un travail minutieux et concret sur les conditions de travail, la production actuelle, les objets produits, les modes de consommation, les logiques socio-économiques dans lesquelles nous sommes tous et toutes pris malgré nous… Cela nécessite également de prendre à bras le corps la question du rapport de force avec le monde capitaliste qui ne se laissera pas faire. Tout cela est allègrement passé sous silence dès lors qu’on refuse d’envisager la question de la production. Au bout du compte, c’est la notion de responsabilité qui s’efface. S’il n’y a plus de sujet mais que des processus naturels indifférenciés, s’il n’y a plus de producteurs, de travailleurs, d’individus, de rapport de force social, alors personne n’est responsable de rien. On en viendrait à se dire que c’est la nature qui est responsable de sa propre destruction. Voilà comment on en arrive à l’achèvement d’une pensée dépolitisée.

Vivre sans produire, avec ses forces et ses défauts, est un essai passionnant qui pose les bonnes questions et adresse les critiques les plus percutantes à un courant de pensée aujourd’hui très médiatique et qui tient le haut de pavé intellectuel. Bien sûr, tout n’est pas à jeter chez les penseurs du vivant, loin de là. Ce courant conserve une place dans les dispositifs critiques qu’il nous faut bâtir. Néanmoins, V. Rigoulet et A. Bidet en pointent les insuffisances de telle façon qu’il nous faut urgemment dépasser ces discours tout en les ré-investissant à nouveaux frais à partir de leurs impensés : la production, le travail, la technique et, osons l’expression, la lutte des classes. Bonne lecture !


[1] Voir TRUONG Nicolas, Les penseurs du vivant, Actes Sud, 2023

[2] KAZIC Dusan, Quand les plantes n’en font qu’à leurs têtes. Concevoir un monde sans production ni économie, La Découverte, Les empêcheurs de penser en rond, 2021.

[3] Repérée entre autres par Philippe Descola.

[4] LEFEVRE Olivier, « Les penseurs du vivant, Lordon, et la question de la technique », Lundimatin, #312, 8 novembre 2021 (en ligne)

[5] Je vous renvoie ici à : DESPRET Vinciane, Habiter en oiseau, Actes Sud, BARON Nicolas, Vivre en renard, Actes Sud, 2023, JENNI Alexis, Parmi les arbres. Essai de vie commune, Actes Sud, 2021, VAN DOOREN Thom, Dans le sillage des corbeaux. Pour une éthique multispécifique, Actes Sud, 2022. Je n’ai pris que des ouvrages tirés de la collection « Mondes Sauvages » de la maison d’édition Actes Sud, dirigée par le biologiste Stéphane Durand. On pourrait en trouver des dizaines d’autres.

[6] Peuple Jivaro situé au niveau de la jungle amazonienne entre Pérou et Equateur.

[7] MORIZOT Baptiste, Raviver les braises du vivant. Un front commun, Actes Sud, 2020.

[8] Ainsi, la notion de don est elle aussi dissoute car elle suppose, elle exige même, l’intervention d’un agent, un individu qui, par son geste donateur, manifeste sa liberté d’action.

[9] MORIZOT Baptiste, op. cit.

[10] « Dans A l’Est des rêves [de N. Martin], toutes les distinctions volent en éclats, toutes les frontières ontologiques et épistémologiques sont abolies dans un geste de tabula rasa de la Modernité. Non seulement le non-humain – feu, eau, terre, air inclus – est doué de pensée, volonté, langage, sensibilité, mais la différence même entre gestes, paroles et pensées s’efface au profit d’une performativité généralisée : il ne s’agit pas simplement d’éviter les paroles négatives pour ne pas blesser, mais aussi de s’interdire toutes “mauvaises” pensées, de peur qu’elles n’opèrent, ne se réalisent, que les esprits omniscients ne se vexent ou se vengent par ricochet. » (p.75-76).

[11] MARTIN Nastassja A l’Est des rêves. Réponses even aux crises systémiques, La Découverte, 2022.

[12] Je vous renvoie à mon article sur Phrénosphère, « La gadgetisation du monde », 2023.

[13] LORDON Frédéric, « Pleurnicher le vivant », La pompe à phynance, Les blogs du « Diplo », 29 septembre 2021, en ligne.

[14] Idem.


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