[Bibliosphère] Préserver les solitudes – John Muir


Préserver les solitudes

Parcs et forêts de l’Ouest sauvage

John Muir

PUF, 2020


John Muir (1849-1914), écrivain américain né en Ecosse, fut un pionnier de l’écologie naissante au XIXème siècle. Epris de nature sauvage, arpenteur infatigable des paysages américains, fin connaisseur de la faune et de la flore, il consacra de nombreux ouvrages, entre littérature, philosophie et description naturaliste, à raconter les forêts américaines, les montagnes, les lacs, les ruisseaux, les plaines et le ciel qui les contient. Fondateur du Sierra Club, l’une des plus anciennes organisations de défense de l’environnement, il fut également à l’origine de la création du Yosemite Park. Préserver les solitudes, texte inédit en français, nous plonge au cœur des parcs naturels américains du XIXème siècle, en offrant un récit naturaliste saisissant tout en inspirant la réflexion sur la préservation de la nature sauvage.

« Aucun des paysages de la Nature ne sont laids tant qu’ils sont sauvages ; et beaucoup, pouvons-nous affirmer, doivent à jamais demeurer en grande partie sauvages, notamment la mer et le ciel, les flots de lumière venant des étoiles, le chaud et intouchable cœur de la Terre, si beau et pourtant si pâle à l’œil de l’imagination. »(p.36) John Muir eut le grand privilège de connaître des paysages sauvages, pour lesquels l’Homme et son cortège de béton n’étaient encore qu’une anecdote. Mais déjà, à la fin du XIXème siècle, il en constatait la raréfaction et en pressentait la disparition. Préserver les solitudes, premier chapitre d’un ouvrage non traduit en français, Our National Parks, est une sorte d’expédition littéraire au sein des parcs nationaux américains en plein essor. Grâce aux riches descriptions de Muir, le lecteur se retrouve transporté au milieu des séquoias centenaires, il côtoie les escarpements rocheux, sent les vents parcourant Yosemite effleurer ses joues. Le dépaysement fait partie de cette expérience littéraire.

« Aucune autre forêt de conifères dans le monde ne possède autant d’espèces ou d’aussi beaux et robustes spécimens : Sequoi gigantea, roi des conifères […] ; le pin à sucre, roi de tous les pins du monde, vivants ou disparus ; le pin jaune, le prochain dans le rang, qui atteint ici son développement ultime, forme de nobles tours de verdures de 60 mètres de haut ; le pin des montagnes, qui brave le souffle froid des montagnes là-haut, sur les pentes sévères et rocheuses ; et cinq autres espèces s’épanouissent chacune à leur place […]. Elle est enrichie par le magnifique sapin de Douglas, le libocèdre, deux espèces de sapins argentés (grands arbres d’une exquise beauté), le Pruche de Patton (le plus élégant des conifères), le singulier Torreya, plusieurs espèces de chênes, érables, aulnes, peupliers, cornouillers, le tout ceint de sous-bois fleuris : manzanita, ceanothus, rosier sauvage, cerisier, châtaignier et rhododendron. En se promenant au hasard dans leurs bois amicaux et accessibles, on découvre ici et là dans ces vallées de Yosemite seulement connues des montagnards le plus beau jardin de lys, certains de trois mètres de haut, et la plus douce prairie de gentianes. »(p.70-71)

Sentez-vous la fraîcheur des résines de pins qui suintent des écorces millénaires ? Entendez-vous bruisser les épines et frotter les cônes qui côtoient des cieux ? Laissez résonner ces noms d’espèces inconnues (qu’est-ce qu’un ceanothus ?) et imprégner votre imagination ; la patiente énumération du naturaliste est toute une poésie. Lire Préserver les solitudes fait prendre conscience de la diversité animale, végétale et minérale des paysages que l’on fréquente à l’occasion, c’est un formidable exhausteur d’attention. L’œil exercé et amoureux du naturaliste donne à voir des dizaines d’espèces végétales différentes là où le profane ne voit qu’un magma de verdure ; l’oreille de l’arpenteur discerne le pépiement de chaque oiseau alors que celle de promeneur n’entend rien qu’un fond sonore indistinct. « Le merle à plastron adoucit les vallons et les gorges où les flots se pressent ; malgré son silence apparent, chaque bosquet a ses chanteurs : passereaux, linottes, fauvettes, colibris étincellent dans les lisières fleuries des prairies et des pics tandis que les lacs sont animés par les sauvagines. »(p.68)

Mais au-delà du plaisir de découvrir les magnifiques parcs nationaux de l’Ouest américain, Préserver les solitudes porte un message, un cri, un appel. Muir préfigure le désenchantement du monde. Il voit l’Homme moderne se détourner de la « nature », il voit comment ses contemporains édifient des citadelles de fer et de verre, d’acier, de feu, de charbon et de goudron pour se protéger de la nature, comment ils la rongent et la corrodent pour l’expurger de toute sa « sauvageté », de son inquiétante sauvageté, pour parodier Freud. Ce sentiment, naissant alors, n’a fait que croître en nous depuis, et nous autres, hypermodernes, ne pouvons même plus imaginer ce que signifie d’arpenter des jours et des semaines durant des forêts inhabitées par les humains, des plaines virginales où l’on n’est pas vraiment chez soi. Nous autres, hypermodernes, sommes désormais incapables de faire cette expérience, à la fois mystique et angoissante, d’être des étrangers sur Terre.

De son vivant, Muir a vu les forêts qu’il aime rétrécir sous les coups de haches des bucherons, il a vu les chemins de fer balafrer les paysages, qui ne sont pas que des paysages – c’est-à-dire des agréments pour les humains – mais aussi des territoires pour les animaux qui les habitent. Faire l’expérience de la sauvageté et de l’étrangeté, c’est aussi avoir conscience de tous les non-humains qui habitent le monde, et sont tout autant légitimes que nous à l’habiter. Mais de cela, l’Homme n’est plus capable. Muir connaît l’essor du tourisme, il observe les parcs nationaux devenir des lieux d’escapades pour urbains en mal de nature. Face à cela, Muir adopte une attitude ambivalente. D’un côté il condamne cette instrumentalisation de la nature qu’il aime, il a conscience du fait que les touristes n’en ont qu’une vision utilitaire et ornementale ; mais, en même temps, il pense que les citadins, en découvrant la beauté du monde sauvage, seront saisis par le désir de la préserver. Pourtant, force est de constater que le tourisme a connu un développement colossal alors que la préservation de la nature est devenue un enjeu subsidiaire et que les étendues sauvages disparaissaient totalement.

Enfin, Préserver les solitudes se termine par une réflexion du philosophe Thierry Paquot sur la notion de wilderness très en vogue à l’époque de John Muir, mot qui condense un rapport au monde teinté de romantisme et de naturalisme. La wilderness, qu’on pourrait traduire par « sauvageté », « s’apparente […] à ce qu’en français on désigne par le mot « solitude », qui désigne précisément le « lieu désert », « isolé », « inhabité d’humain », comme la forêt inexplorée et inhospitalière ou la cime difficile d’accès de hautes montagnes aux versants abrupts et aux glaciers infranchissables »(p.80). La wilderness correspond à ces lieux, pour reprendre ce que nous disions plus haut, où l’Homme n’est pas chez lui. Entre mystère, inquiétude et fascination, les solitudes à préserver sont des endroits littéralement sauvages. Et ce sont précisément eux que Muir aime par-dessus tout et qu’il souhaite protéger en tant que tels, c’est-à-dire sauvages. Le coin de nature aménagé pour se donner bonne conscience ou pour se dépayser le dimanche est à mille lieux de la wilderness risquée, dans laquelle les éléments, les animaux et les minéraux sont autant de dangers. La wilderness côtoie le sublime.

Préserver les solitudes est un petit livre qui ouvre les sens à la sauvageté du monde, et, par effet de contraste avec un XIXème siècle où une vaste partie du monde n’était pas tombée sous le joug dominateur de l’Homme, qui rappelle que la préservation des écosystèmes naturels est aussi un enjeu éthique, esthétique et philosophique. Bonne lecture !

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