[Bibliosphère] Mystère Michéa – Kévin Boucaud-Victoire


Mystère Michéa

Portrait d’un anarchiste conservateur

Kévin Boucaud-Victoire

Editions de l’Escargot, 2019


Jean-Claude Michéa est un philosophe à part dans le champ des idées. Cet homme, dont la jeunesse fut marquée par l’empreinte communiste à laquelle il doit sa formation intellectuelle ainsi que sa vocation de professeur de philosophie, cet homme, fervent lecteur du socialiste George Orwell et de Karl Marx, cet homme donc, que toutes filiations devraient rattacher à la « gauche », se trouve pourtant lu et apprécié par des gens de droites – voire plus – et en même temps boudé et souvent dénigré par les gens de gauche. Un bien étrange paradoxe. C’est d’ailleurs précisément ce paradoxe qu’entreprend de dénouer Kevin Boucaud-Victoire dans Mystère Michéa, en lisant de près cet auteur que l’on cite – pour l’encenser ou le vilipender – mais sans l’avoir bien lu. Car, enfin, c’est une curieuse affaire que de faire de Michéa un réactionnaire, un penseur de droite, un compagnon de route des Zemmour, Finkielkraut et consorts – ces noms étant devenus des repoussoirs faciles, des sentences d’excommunication qui coupent court à toute réflexion – alors que chaque phrase de son œuvre plaide pour l’inverse. Kevin Boucaud-Victoire a décidément bien raison, ce Michéa semble être un sacré mystère.

Le co-fondateur de l’excellente revue en ligne Le Comptoir, Kevin Boucaud-Victoire, ouvre son petit livre en rappelant le contexte du malentendu autour de la pensée de Michéa. Comment ce philosophe est devenu progressivement « l’un des chouchous d’Eric Zemmour, d’Alain Soral, de Natacha Polony, ou encore d’Alain Finkielkraut »(17) alors qu’il était critiqué sans ménagement – et parfois sans le respect et l’honnêteté minimaux de toute joute intellectuelle – par des penseurs ou intellectuels de gauche : pêle-mêle Frédéric Lordon, Luc Boltanski, Serge Halimi etc. Ce singulier renversement n’était possible qu’au prix à la fois de toute la malhonnêteté dont un intellectuel est capable, de la méprise, de la partialité et surtout de l’absence de lecture des livres de Jean-Claude Michéa. Mystère Michéa se propose donc de restaurer la pensée subtile du philosophe et d’en donner une lecture qui embrasse enfin sa cohérence. Disons-le sans barguigner : l’objectif est parfaitement atteint. Kevin Boucaud-Victoire resitue, dans un petit livre accessible qui plus est, Michéa dans l’héritage qui est le sien, et place au cœur nucléaire de sa pensée le seul mot qui, au-delà des faciles mais idiotes étiquettes de droite ou de gauche, devrait l’occuper : le socialisme.

Car là est la clé du mystère, qui cristallise les haines ou les malentendus : Michéa est un penseur socialiste, au sens originaire du mot. Socialiste donc antilibéral et anticapitaliste, socialiste donc opposé à la gauche bourgeoise et salonarde qui triomphe dans les médias. Socialiste donc, c’est l’une des thèses majeures du philosophe nouvellement retraité, ni de droite ni de gauche. « Pour Michéa, écrit K. Boucaud-Victoire, refuser la gauche ne signifie pas une seule seconde chérir la droite. Le penseur reste résolument socialiste et anticapitaliste. »(53) Or, on sait qu’à s’extraire du binarisme des clivages établis, on a contre soi tous ceux qui s’y sont installés – d’un bord comme de l’autre. Kevin Boucaud-Victoire examine, pour mener à bien sa tâche, quatre moments de la pensée de Jean-Claude Michéa : « le libéralisme, sa distinction subtile entre gauche et socialisme, le populisme et l’ « anarchisme conservateur ». »(26)

En quelques mots, Michéa considère que le libéralisme est une idéologie bifide, entre son versant culturel et politique et son versant économique. Mais là où ces deux aspects sont la plupart du temps séparés entre le bon grain d’un gentil libéralisme soucieux des libertés individuelles et publiques et de démocratie, et l’ivraie d’un méchant libéralisme économique brutal et concurrentiel, Michéa considère que tout cela forme un tout, une unité cohérente dont les deux pôles se renforcent mutuellement. Mystère Michéa reprend le concept de « logique du libéralisme » et les analyses historiques de l’émergence de cette idéologie, il expose les grandes lignes des fondements philosophiques du libéralisme que met au jour Jean-Claude Michéa ainsi que la vision du monde atomisé qu’il porte en lui. K. Boucaud-Victoire revient également sur la différence cruciale qu’établit Michéa entre la gauche et le socialisme, et sans laquelle on ne comprend pas un mot de ce qu’il peut écrire.

L’antilibéralisme de Michéa, comme le rappelle K. Boucaud-Victoire, prend la forme d’un populisme au sens des narodniks Russes du XIXème siècle et de la « common decency » d’Orwell. Ce dernier point est sans doute l’un de malentendus les plus courants sur l’œuvre de Michéa, K. Boucaud-Victoire consacre de nombreuses et salutaires pages de son Mystère Michéa à tordre le cou aux lectures trop rapides et aux préjugés. Ses détracteurs en font au mieux une idée creuse, sans contenu véritable, ou alors une idéalisation béate du peuple, au pire une volonté de retourner aux traditions et aux hiérarchies anciennes, un appel à renouer avec la spontanéité barbare. Ce n’est bien entendu en rien le sens de cette expression utilisée par Jean-Claude Michéa. C’est aussi avec ce « concept » de décence commune, emprunté à Orwell, que se noue l’oxymore d’un « anarchisme conservateur ». Comment peut-on être à la fois anarchiste, c’est-à-dire révolté contre toute forme d’ordre établi, et conservateur, c’est-à-dire désireux de préserver un peu de l’ordre des temps révolus ? En fait, l’anarchisme et la révolte se basent sur la volonté de préserver quelque chose (un mode de vie, un terroir, un tissu social, une façon de faire, une coutume…), l’aspiration à un autre futur est ancré dans l’amour d’un certain passé. Ce que montre Michéa, comme d’autres avant lui, c’est que l’enracinement est la condition de la révolte, un lien dialectique indissoluble les unit. Le conservatisme est non seulement le tremplin de la révolte, mais c’est aussi un garde-fou contre les tentations de la table rase ou de l’homme nouveau. Il y a donc un nécessaire conservatisme, mais « ce moment conservateur ne vaut néanmoins que s’il s’accompagne d’un moment anarchiste, probablement bien plus difficile à mettre en œuvre. »(110) Autrement dit, le passé et la tradition ne sont pas, pour Michéa, une finalité, mais un ferment.

Mystère Michéa permet de saisir, avec une grande clarté, l’essentiel des grandes thèses du philosophe Jean-Claude Michéa. Le lecteur qui voudrait découvrir sa pensée trouvera dans ce livre une porte d’entrée parfaite. Au-delà de l’intérêt pédagogique évident, c’est aussi un livre fort utile pour détruire enfin les trop fréquentes mésinterprétations de Michéa, pour rompre avec les polémiques stériles qui ne se basent trop souvent sur rien d’autre que la paresse ou l’aveuglement idéologique. Le lecteur qui aurait été effrayé par lesdites polémiques et n’oserait pas aborder Michéa de peur d’y trouver un auteur réactionnaire, droitier voire extrême-droitier, y trouverait de quoi dissiper ses craintes.

Un petit livre, plutôt destiné aux novices, aux curieux ou à ceux qui cherchent une bonne synthèse de l’œuvre de Michéa, qu’aux « michéistes » convaincus – dont je suis –, mais surtout, un livre réussit et un vrai plaisir de lecture !

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