La liberté d’expression fait parler d’elle, c’est le moins qu’on puisse dire. La plupart du temps, pour affirmer qu’elle est attaquée, bafouée, déniée, mise à mal, à géométrie variable, etc. Rien de plus ordinaire dans les médias que de se plaindre d’être censuré, interdit de parole ; dénoncer le politiquement correct ou l’idéologie dominante qui fait peser une chape de plomb sur les débats est une banalité ; regretter l’absence de pluralité et plus généralement la dégradation du débat public en France est un lieu commun. Se faire passer pour une victime, crier à la censure et à l’atteinte à sa liberté d’expression est devenu la nouvelle réplique à la mode pour se passer d’argumenter et se draper dans la posture du prophète bâillonné. Je voudrais dans cet article essayer de réfléchir sur ces questions complexes de liberté d’expression, de censure et de médias dominants.
L’affaire Zemmour, résumé des épisodes précédents
Vous connaissez tous, sans nul doute, Eric Zemmour, ce journaliste-polémiste-essayiste de droite voire d’extrême-droite. Récemment, il fit une énième fois l’objet de polémiques lorsqu’une de ses conférences particulièrement véhémente fut diffusée sur une chaîne d’information en continu. Aussitôt, journalistes, commentateurs ou experts se dressèrent pour fustiger la tribune indécente offerte à des propos haineux reposant sur une réalité souvent fantasmée et falsifiée. Un historien, Gérard Noiriel, a fait paraître il y a quelques semaines un livre contre Zemmour, Le venin dans la plume, le comparant à Edouard Drumont, journaliste lui aussi et sinistre fondateur de la Ligue Nationale Antisémitique de France en 1889. Noiriel n’hésitait pas à parler, à propos de Zemmour, de « délinquance de la pensée », ni à appeler à ce que ce personnage fût écarté des médias auxquels il a largement accès. Or, quelle fut la réaction de Zemmour et de ses soutiens ? Dénoncer le fascisme et l’atteinte à la liberté d’expression, crier au totalitarisme et à la censure. Excusez du peu. Ces attitudes croisées d’appel à un boycott d’un intellectuel jugé menaçant et d’accusation, en retour, d’attaque contre la liberté d’expression ne vise pas que des gens de droite. Les milieux dits antiracistes ou féministes modernes ne sont pas en reste lorsqu’il s’agit de faire annuler des conférences, de lancer des pétitions pour que des personnalités soient licenciées ou interdites, ou pour museler toute parole discordante. Il se produit un phénomène symétrique dans tous les cas : la « victime » brandit sa liberté d’expression bafouée. Mais est-ce vraiment la liberté d’expression qui est en jeu dans ces cas ? Et, plus généralement, on ne cesse de dire qu’il y aurait aujourd’hui un politiquement correct dans les médias et une forme de censure. Qu’en est-il vraiment ? La liberté d’expression est-elle attaquée ? Et si oui, sous quelle(s) forme(s) ?
Liberté d’expression dans l’espace public : le critère de la légitimité
Commençons par le cas Zemmour. Les choses sont simples : sa liberté d’expression n’est nullement menacée. Vouloir l’interdire d’antenne, ou restreindre son accès aux médias ne le muselle en rien. Rappelons que M. Zemmour est un auteur à succès ; qu’il officie dans de très nombreux médias : télé, radio, presse écrite etc. ; qu’il donne des conférences partout en France ; qu’il est invité à des conventions politiques… Pour quelqu’un victime de censure, on a connu plus silencieux… Si l’on prend du recul par rapport à cet exemple, il est frappant de repérer la confusion très fréquente – parce que très pratique pour se victimiser – entre liberté d’expression et, disons, devoir de promotion ou de publicité ou de diffusion. La liberté d’expression n’implique en rien que l’on doive tendre tous les micros du pays à untel. Sinon, on ne voit pas bien pourquoi Mme Michut ou Gégé du bar du coin ne pourraient pas eux-aussi revendiquer des tribunes à tire-larigot dans tous les quotidiens de France ou des entrevues dans toutes les radios du pays. Ce n’est pas parce que j’ai le droit de m’exprimer (dans les limites de la loi) que les médias ont pour devoir de me donner la parole. Entre en jeu, dès lors qu’il s’agit d’une parole publique – et c’est le caractère public de la parole qui est fondamental – un critère de sélection : la légitimité de ladite parole. Charge aux médias censés être consciencieux et honnêtes de déterminer cette légitimité – ce qui est, convenons-en, tout le nœud de l’affaire. La légitimité de la parole publique est un sujet très complexe et un enjeu crucial en démocratie – mais il est distinct de la liberté d’expression. Premier point de réflexion.
On pourrait jeter là comme sur un brouillon quelques pistes pour asseoir un semblant de légitimité. Il y a les critères évidents : un scientifique sera préféré, pour donner son avis sur son domaine d’expertise, à un consultant, un journaliste, un intellectuel médiatique ou un éditorialiste ; un chercheur sera privilégié à un commentateur ; un individu ayant travaillé un sujet sera mis en avant par rapport à celui qui n’a pas fourni ce travail préalable etc. Pour dissiper quelques malentendus, on rappellera que la notoriété n’est pas un critère et que le succès médiatique est presque toujours la preuve de la nullité. Etre « bankable », être un « bon client » prouve juste qu’on sait se vendre et se faire acheter. La parole publique n’est pas un droit qui est dû à un intellectuel, c’est au contraire une charge qui jette sur ses épaules une grande responsabilité. Mais c’est une responsabilité partagée : celle de celui qui parle et celle de celui qui fait parler. Pour un sain débat public, on vantera la pluralité, certes, mais une vraie pluralité – non cette mascarade qui consiste à mettre en présence deux excités à moitié débiles de bords politiques différents, encore moins cette infamie où l’on demande à un climatologue de débattre avec un charlatan climato sceptique. Aujourd’hui, le débat public est structuré comme un marché, avec une offre, une demande et une mise en concurrence des idées. Le paradigme du marché a infiltré, selon les projets des fondateurs du néolibéralisme, les institutions chargées de l’élaboration et de la diffusion de l’opinion publique. Mais voilà, une opinion éclairée répond à des critères incommensurables avec ceux du marché. Il ne suffit pas que des avis contradictoires s’affrontent dans un chaos médiatique total pour qu’une opinion éclairée surgisse comme par magie. Autrement dit, la pluralité se construit, elle suppose un important travail en amont de la part du journaliste. (Bien sûr, la fausse pluralité actuelle est elle aussi construite. Pour cela, on tâchera par exemple d’exacerber les différences microscopiques entre intervenants afin de mieux masquer leur unanimité sur les sujets vraiment essentiels.) Enfin, et pour ne pas être trop long, on rappellera que le débat public est censé faire émerger quelque chose comme une « vérité » commune – bien entendu, j’utilise ce mot faute de mieux, il n’y a pas de « vérité » en politique, n’en déplaise à ce cher Platon – c’est-à-dire que des questions doivent pouvoir être tranchées. Par exemple, il semble absurde qu’en 2019, il existe encore des « débats » sur le réchauffement climatique ou son origine anthropique, ou que l’on accepte encore les théories économiques farfelues et cent fois démenties d’Emmanuel Macron – « ruissellement », « premiers de cordées » : qu’un Président de la République puisse justifier sa politique injuste sur de telles chimères en dit long… Ces questions, comme tant d’autres, devraient pouvoir se régler, ce qui nécessite, là encore, de ne pas laisser dire n’importe quoi dans des débats, de refuser les prémisses fausses, de ne pas passer sur les erreurs ou les mensonges grossiers faute de temps etc.
Stratégies médiatiques de liquidation de la critique
Cependant, il ne suffit pas de dire que vouloir priver tel ou tel de parole publique ne relève pas de l’atteinte à la liberté d’expression. Car cela reste, dans certains cas, problématique. Ainsi, on a bel et bien, en France, un espace médiatique absolument contraire à ce qu’il devrait être dans une saine démocratie. Les médias et le débat public en général ne remplissent en rien leurs missions, alors que le journalisme est l’un des piliers de la démocratie en tant que contre-pouvoir. Il existe une forme de « censure », mais d’un type très particulier, qui n’est généralement pas analysé correctement. Ce n’est pas la censure de celui à qui on tranche la langue, ni celle des autodafés, ce n’est pas une censure qui vise à empêcher de parler les dissidents en les emprisonnant ou en détruisant leurs livres et en pourchassant ceux qui relaient leur parole. Le système libéral dispose de moyens beaucoup plus subtils.
Première stratégie : Passer sous silence et promouvoir. Il s’agit de fabriquer une critique à sa main, pour mieux ensuite la réduire en bouillie et démontrer sa supériorité. Dans ce dispositif, un Zemmour tient une place de choix : parfaitement inoffensif pour le libéralisme – il défend un libéralisme économique assez banal quoiqu’empreint de xénophobie et de nationalisme, ce qui n’est pas contradictoire – il jouera d’autant mieux le rôle du Grand Méchant. Zemmour, ou toute autre figure du Rassemblement National, cela est équivalent. Une opposition si caricaturale qu’elle est facile à défaire. D’autres figures d’opposants idéales ont été mises en avant (Jean-Luc Mélenchon un temps par exemple, mais l’extrême-droite reste l’adversaire le plus commode) mais à chaque fois, les mécanismes sont les mêmes. Dresser un cordon sanitaire autour d’un discours, faire mine de le combattre pieds à pieds, réclamer des mesures fortes, appeler à son boycott etc. Cependant, le système a besoin, en même temps, d’entretenir ces discours qu’il feint de combattre, il a besoin d’un bouc-émissaire pour se maintenir – ce qui ne signifie pas que Zemmour soit une pauvre chose frêle et innocente. En parallèle, cette stratégie permet d’invisibiliser totalement les critiques vraiment radicales du système. Par exemple, à droite, on préfère un Zemmour, un Luc Ferry ou tout autre « intellectuel » caricatural et n’ayant produit aucune forme de pensée – ils ne sont capables que d’éructations – à un Alain de Benoist, antilibéral et structuré sur le plan philosophique. A gauche, vous ne verrez pas plus un Michéa, un Dany-Robert Dufour, un membre du MAUSS, etc. Puisqu’il existe un opposant monstrueux, celui-ci écrase médiatiquement toutes les autres formes d’oppositions qui pourraient se montrer autrement corrosives.
Deuxième stratégie. Inviter pour mieux salir. On n’ostracise pas une parole, mais on place celui qui la tient dans une position particulière pour le délégitimer ou l’empêcher de s’exprimer véritablement. C’est la stratégie la plus répandue pour répondre à l’accusation qui vise les médias dominants de véhiculer une pensée dominante. Les mêmes médias auront beau jeu de rétorquer aux critiques : « la preuve qu’il n’y a pas de censure, on vous invite, vous avez la parole ». Ainsi, les grands médias se donnent l’apparence flatteuse d’un temple du pluralisme en dégonflant par avance la critique comme une baudruche. Alors qu’être invité ne suffit pas. Comme l’avait déjà fort bien démontré Pierre Bourdieu dans des analyses indépassables, les conditions dans lesquelles on placera un opposant, le ton avec lequel on l’interrogera, les sujets anecdotiques ou déplacés sur lesquels on l’interrogera, l’attitude générale des journalistes ou des débateurs, le fait de lui couper la parole, de lui faire endosser malgré lui un costume de suspect sommé de se défendre, le tourner en dérision d’un air entendu ainsi que mille autres petits détails permettront de désamorcer sa parole. Le meilleur exemple que je connaisse – au-delà des entrevues télévisuelles de Bourdieu lui-même en son temps – est l’entrevue proprement lunaire subie par la sociologue Monique Pinçon-Charlot invitée sur le plateau de « C l’hebdo » le 2 février 2019. Le guignolesque Jean-Michel Apathie affublé du bouffon Nicolas Domenach et de leur compère le clownesque Maurice Szafran, entre autres, se livrèrent à un pathétique numéro de mépris, de déconsidération, de colère mise en scène, d’indignations de fausset, de parole coupée, de mise en accusation ou autres variations sur le mode de l’intimidation et de l’agression. Ce qui permit au grotesque J.M. Apathie de s’écrier, d’une voix grave et pleine de trémolos, « la presse, Madame, elle est libre » – dans une sitcom américaine on aurait eu droit aux rires esclaffés d’un public sur bande magnétique.
Troisième stratégie. Dissolution de la véracité. Il ne s’agit plus tant de faire taire que de laisser causer. Le blabla médiatique est le meilleur moyen pour noyer toute dissidence véritable sous un flot ininterrompu de stupidités, de contre-arguments bidons et de répliques crétines – visualisez Pascal Praud ou Eric Brunet pour vous en faire une image nette. Une séquence chasse l’autre, une phrase fait oublier la précédent, pas le temps de creuser l’argument ou de démonter une contradiction stupide, il suffit que la chose soit dite, peu importe son degré de cohérence ou de vérité, peu importe qu’elle ait été mille fois démontrée fausse. Le critère de véracité est dissous, c’est la post-truth era, l’ère de la post-vérité. Ce qui compte n’est pas la plus ou moins grande véracité d’une assertion, mais qu’elle trouve preneur dans la société – seul critère de légitimité du marché. La vérité selon le marché : que l’offre satisfasse la demande – quitte à créer la demande. C’est le point culminant : la liberté d’expression est totale, tout peut se dire, tout discours est inoffensif. Toute critique, même la plus percutante, peut être mise sur la place publique, elle restera sans effet. Une fois cette stratégie réalisée, les deux autres seront caduques, il n’y aura plus besoin ni d’invisibiliser ni de discréditer la critique, elle aura été intégralement digérée par le marché des opinions.
Voilà trois stratégies qu’utilise le système pour se défendre médiatiquement. Une précision sur le terme de stratégie que j’emploie. Il ne renvoie pas à une élaboration consciente et formalisée comme telle par des journalistes, des patrons de presse ou des éditorialistes. Personne n’a, dans le secret de son bureau, dressé un plan de bataille contre la critique – ou alors de manière secondaire. Ce sont des mécanismes mis en place par la force des choses et de manière irréfléchie, ce sont des effets de système qui découlent d’une idéologie particulière : le libéralisme. C’est en effet, on l’a dit, très largement l’application du paradigme du marché qui explique la sape profonde et laborieuse de la critique médiatique.
Retour de l’Inquisition
Mais ce qu’on appelle pour aller vite « censure » ne se limite pas aux médias. On la retrouve, et là de manière beaucoup plus traditionnelle, dans beaucoup de mouvements antiracistes, féministes ou autres. Là, il s’agit des vieilles formes de la censure : caviarder des textes, les expurger, bannir des auteurs, rayer leur nom de l’histoire ou les frapper du sceau de l’infamie, pratiquer des autodafés, excommunier des œuvres, fouiller l’inconscient des personnes pour traquer les pensées déviantes, calquer une interprétation unique sur des œuvres d’art etc. C’est le retour de l’Inquisition sous ses atours modernes, telle que nous l’avons abondamment analysée ailleurs. Cela conduit, non seulement à l’interdiction de certains textes, par exemple sur les campus américains – des auteurs classiques jugés racistes sont purement et simplement rayés des programmes – mais de manière plus inquiétante, à une autocensure qui prend la forme d’une frilosité, d’une certaine réticence à aborder tels textes ou tels auteurs, à un mouvement de doute voir de panique face à certains mots. Or, on sait depuis Harry Potter que « la peur d’un nom ne fait qu’accroître la peur de la chose elle-même », dixit Hermione Granger. Jeter l’opprobre sur un mot (genre, sexe, race etc.) charge ce mot d’un pouvoir maléfique, il acquiert une emprise sur les esprits, devient fantomatique et menaçant, alors que ce n’est qu’un mot. Pire, la chose qu’il désigne est elle aussi pourvue des mêmes maléfices, on ne peut plus la penser. C’est une soumission de la pensée face aux mots – qui sont pourtant les instruments de la pensée. C’est donc une soumission de la pensée tout court.
Conclusion
Pour conclure cet article qui n’a fait qu’effleurer le sujet, j’aimerais remettre ces considérations dans le contexte plus large du rapport entre les citoyens et les médias. Les médias se focalisent sur eux-mêmes, ils ne parlent presque que d’eux, créent de toutes pièces des polémiques qui n’agitent qu’eux, s’inventent des controverses, se perdent dans des discussions infinies qui n’intéressent qu’eux, sont dans un entre-soi et un autocentrisme presque totaux – c’est à cette fin que l’on a fait émerger la figure de l’éditorialiste. La déconnexion entre les discours médiatiques et les citoyens n’a jamais été aussi grande comme en témoignent les enquêtes sur le sujet. Autrement dit, il n’est pas impossible que les stratégies médiatiques d’éviction de la critique n’aient finalement qu’une portée limitée, et que donc il ne faille pas y accorder une importance excessive. Ces gens s’agitent comme des poissons fous dans leur bocal, pendant que le monde tourne autour d’eux. Bien sûr, les grands médias traditionnels ont encore un rôle important dans la fabrication de l’opinion publique, mais cela tend à s’amenuiser pour plusieurs raisons. D’abord, les citoyens font de moins en moins confiance aux médias – ils ont raison. Ensuite, les médias alternatifs se multiplient – ce qui ne va pas sans poser d’autres problèmes comme la fragmentation de l’opinion et sa segmentation en parts de marché. La presse écrite est de moins en moins lue ; la télévision de moins en moins regardée. Il existe aujourd’hui des contre-discours élaborés de façon locale et plus discrète par les citoyens. Tout cela est très insuffisant, car une course de vitesse est engagée contre le « système » et sa force de frappe. Les citoyens arriveront-ils à s’organiser avant que leur monde ne soit irrémédiablement brisé par le libéralisme ? C’est tout l’enjeu des luttes à mener.
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