[Bibliosphère] Le crocodile d’Aristote – Michel Onfray


Le crocodile d’Aristote

Une histoire de la philosophie par la peinture

Michel Onfray

Albin Michel, 2019


Le texte n’est pas le seul véhicule de la pensée, loin s’en faut. Il y a bien sûr les diverses modalités du langage – écrit, dit ou mimé, et même les langages sans mots. Il y a aussi, et c’est l’objet du Crocodile d’Aristote, l’image, en particulier l’image peinte. Cette histoire de la philosophie par la peinture balaie deux millénaires de philosophie occidentale sous le regard artistique mais aussi symbolique des peintres. Ainsi, ce sont 33 philosophes, du présocratique Pythagore au déconstructeur Jacques Derrida, dont les portraits croisés picturaux et textuels nous sont présentés par Michel Onfray.

Le crocodile d’Aristote est avant tout un bel objet. Le travail d’illustration nous donne à voir, bien sûr, chaque œuvre présentée, servie par une mise en page soignée, sur de belles pages glacées et agréables ; un livre que l’on peut consulter en y picorant çà et là et que l’on prend plaisir à découvrir et, à n’en point douter, à redécouvrir. Une fois salué le travail éditorial de qualité, entrons dans le détail du livre.

Un tableau ne se donne jamais tel quel à voir à l’œil naïf du spectateur. Lorsque l’on découvre un tableau pour la première fois, que l’on n’en connaît ni l’auteur, ni l’époque, que l’on ne sait rien de ce qu’il représente, que l’on n’est qu’à peine capable de déchiffrement brut et, je dirais, littéral, alors, on ne voit que les formes agencés, les couleurs aplaties et les traits embrouillés – peut-être pourra-t-on y voir ici une silhouette, là un paysage, ailleurs une pièce de mobilier ou encore une scène onirique. On y verra peut-être un amoncellement de signes (cet amas de peinture représente une table) mais certainement pas un sens – ou alors un sens intime, personnel, qui se sert du tableau comme d’un truchement, qui le « détourne » comme on détourne un avion. La tableau n’a pas de sens en dehors de ce qu’on en sait : le titre, le contexte, ce qu’en disent éventuellement le peintre ou les travaux d’historiens de l’art etc. Autrement dit, on ne voit d’un tableau que ce qu’on en sait déjà. « Quand le regardeur sait, ce qu’il voit est moins trouvaille que retrouvaille. Quand il ne sait pas, c’est simple : il ne voit rien. »(p.10) Onfray invite, dans Le crocodile d’Aristote, à de telles retrouvailles.

Pythagore, Platon, Aristote, Diogène, puis Saint Augustin, Marcile Ficin, à qui font suite Montaigne, Machiavel, Descartes, suivis de Voltaire, Kant ou Darwin, qui précèdent Nietzsche, Marx, Freud et enfin Sartre, Deleuze ou Derrida… tous ces philosophes, et d’autres encore, ont inspiré la verve picturale des artistes peintres. Pour chacun des 33 philosophes, Michel Onfray part d’un tableau qu’a retenu l’histoire de la peinture, puis déroule le fil biographique existentiel et intellectuel ; il joint les deux portraits pour montrer comment l’un dit l’autre et réciproquement : comment la vie – donc l’œuvre – est synthétisée par le tableau, et comment, en miroir, la tableau résume la vie. Pour cela, Onfray prend appui sur ce qu’il nomme un analogon, un détail dans l’œuvre picturale à partir duquel il déroule la pelote biographique du philosophe. Tel détail peint est une saillance qui, d’une certaine manière, éclipse le reste du tableau pour dire à elle seul la vérité du tableau – et du philosophe qu’il représente.

Ainsi, Salvator Rosa (1615 – 1673) représente un Pythagore et le pêcheur, dans lequel les poissons résument à la fois la doctrine pythagoricienne de la réincarnation (métempsycose et métensomatose) et l’ironie du peintre qui fait une citation inversée du Christ et des apôtres. Le crocodile présenté à Aristote – qui, pour les distraits, donne son titre au livre : Le crocodile d’Aristote – peint par Jean-Baptiste de Champaigne (1631 – 1681), est l’occasion de célébrer l’empirisme du philosophe, son goût pour les sciences naturelles et in fine sa vision du monde. Les gants du Portrait de Machiavel par Santi di Tito (1536 – 1603) deviennent un poignard qui symbolise le machiavélisme, cette version cynique et méchante de la doctrine authentiquement républicaine du Florentin. La « tasse à thé de Marx »(p.170) que représente Hans Mocznay (1906 – 1996) dans son tableau sobrement intitulé Marx et Engels est un analogon qui à elle seule saisit l’entièreté d’un Marx professant le communisme tout en vivant comme un grand bourgeois buvant le thé à Londres, dans un salon cossu à l’abri des tourments révolutionnaires.

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Alexandre faisant apporter des animaux étrangers à Aristote
Jean-Baptiste de Champaigne

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Portrait de Machiavel
Santi di Tito

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Descartes
Frans Hals

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Gilles (portrait de Gilles Deleuze)
Gérard Fromanger

Onfray s’interroge, dans Le crocodile d’Aristote, sur l’énigmatique portrait de Descartes par Frans Hals (1583 ou 1583 – 1666) qui découpe sur fond sombre le visage du philosophe comme un phare dans la nuit, et, comme un point de lumière dans le coin inférieur droit de la toile, sa main tenant un couvre-chef. Main bizarre car anatomiquement impossible et picturalement incongrue. Main le plus souvent oubliée par toutes les reprises – à des fins illustratives scolaires, éditoriales, publicitaires – du portrait du philosophe de la modernité. La question se pose : « Comment résoudre l’énigme de cette main baladeuse ? »(p.108)

L’art contemporain n’est pas en reste, Onfray nous parle de Valerio Adami, Robert Combas ou encore Gérard Fromanger. On connaît le goût de Michel Onfray pour l’art contemporain auquel il a par ailleurs consacré de nombreux textes d’éloge – et parfois de critique lorsqu’il le méritait. Fromanger, par exemple, donne à Onfray la possibilité de présenter rapidement l’oeuvre et la vie du couple philosophique “Deleuze & Guattari” (p.211), et en particulier un Gilles Deleuze à qui l’oeuvre du peintre restitue la fluidité intellectuelle, sa vivacité mouvante, le flux perpétuel qui se trouve dans ses livres et dans sa pensée, et théorisé en tant que tel avec le psychanalyste Félix Guattari. On voit danser les concepts et les néologismes, on voit tourbillonner les expressions et les mots triturés par Deleuze & Guattari comme les lignes du portrait proposé par Gérard Fromanger. Chaque ligne se courbe, se fond, émerge ou disparaît, se superpose aux autres, chaque trait fait surgir une couleur qui sitôt s’évanouit, arrêtant le regard pour mieux le perdre, avant qu’une forme d’ensemble ne se manifeste : le visage doux et mélancolique du philosophe.

On retrouve, ça n’est pas une surprise, les marottes de Michel Onfray : critique de Freud et éloge de Nietzsche, célébration de la tradition matérialiste et condamnation de l’idéalisme, ironie à l’endroit de croyances et éloge de l’empirisme, dilection pour Diderot et satire de Voltaire, apologie de Montaigne et désaveu de Descartes… L’occasion était trop belle pour le normand, il rejoue sa Contre-Histoire de la philosophie. En effet, Le crocodile d’Aristote, ce sont avant tout 33 portraits biographiques de philosophes : on y trouve pléthores d’anecdotes qui font sens dans la vie des penseurs, des épisodes biographiques d’importance, mais aussi des éléments de leurs pensées et de leurs grandes idées forces. Ce qui est d’ailleurs parfois un défaut lorsqu’Onfray s’appesantit trop – du moins à mon goût – sur la biographie et pas assez sur la peinture. Mais on trouve aussi, et c’est l’originalité de ce livre, une analyse fine et parfois fouillée et détaillée, des tableaux qui racontent eux-aussi les philosophes. La vanité qui sert à « boucher un trou »(50), celui de l’absence totale de représentation picturale, dans toute l’histoire de l’art Occidental, du philosophe grec majeur Epicure, la vanité qui permet à Onfray de parler tout de même de ce penseur crucial bien qu’honni par plus de vingt siècles de notre civilisation judéo-chrétienne, cette vanité donc, La vanité ou Allégorie de la vie humaine de Philippe de Champaigne (1602 – 1674) est décortiquée dans le détail, du reflet de la lumière à la présence d’une mouche à peine visible sur un pétale presque fané.

Je conclurai en répétant que Le crocodile d’Aristote est avant tout un bel objet, destiné aux amateurs de philosophie autant que de peinture. Un angle original et intéressant, où l’on découvre que la peinture et la philosophie font bon ménage !

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