La justice au travail
Quelques leçons de l’histoire
Alain Supiot
Editions du Seuil, mars 2022, Collection Libelle
Alain Supiot, juriste, agrégé de droit, professeur au Collège de France, est un de nos grands intellectuels français actuels. Créateur du concept de « gouvernance par les nombre », critique du néolibéralisme, sa pensée se déploie essentiellement dans la sphère juridique, sa spécialité, mais aussi historique, voire anthropologique et économique. La justice au travail est un tout petit texte, issu d’une conférence donnée en 2021, dans laquelle Supiot livre un véritable plaidoyer en faveur de la justice sociale, attaquée de toute part par la globalisation néolibérale, dont il montre qu’elle est nécessaire à l’équilibre des individus et plus, à la stabilité politique et démocratique des sociétés. La justice sociale, et singulièrement le droit du travail, est, montre Supiot, une très vieille préoccupation de l’humanité dont l’existence conditionne la possibilité même de faire société.
La justice au travail est un titre à double sens. Supiot analyse comment l’idée de justice prend place, ou devrait prendre place, au sein des collectifs de travail, comment ce principe guide certains textes fondateurs du droit du travail. Comment, en somme, le travail – salarié ou non – devrait être organisé selon un objectif de justice. Mais le juriste va plus loin en dessinant en creux ce que l’on pourrait appeler le « travail de la justice », ce que produit la justice quand elle le « met au travail ». Il s’agit de voir de quelle façon l’idée de justice « travaille » les sociétés humaines, comment elle façonne les collectifs et les informe. Vaste tâche, surtout en si peu de pages. Pourtant, Supiot jette, dans La justice au travail, les grandes lignes de cette double analyse. Il convoque pour cela l’Histoire juridique des romains à nos jours, dont il est grand connaisseur, la philosophie, le droit, bien entendu, pour produire un texte à la fois de synthèse de son propre travail, mais aussi de référence, comme un petit manuel, pour ouvrir sur les rapports étroits entre le néolibéralisme et le droit – domaine trop laissé de côté.
La thèse autour de laquelle s’articule le texte est également celle qui rend impérative l’exigence de justice sociale : pas de stabilité sociale et politique sans justice. « C’est l’expérience, maintes fois répétée dans l’histoire – de Solon aux gilets jaunes -, qui nous enseigne que l’injustice, lorsqu’elle dépasse certaines bornes, engendre inévitablement des révoltes et menace donc la paix, aussi bien entre les nations qu’en leur sein. » (p.14) Et effectivement, l’histoire montre comment, dans des sociétés humaines aussi différentes que la Grèce antique, la Rome ancienne, la France contemporaine, ou l’Occident de l’entre-deux-guerres, les hommes tolèrent l’injustice subie jusqu’à un certain point seulement, au-delà duquel la colère déborde et menace de tout emporter. En bon juriste, Supiot montre donc que la préoccupation de la justice sociale traverse les textes juridiques fondateurs. Récemment, ce sont toutes nos grandes Déclarations et Constitutions modernes qui en font un idéal en même temps qu’un fondement : l’Organisation internationale du travail précise même qu’ « une paix universelle et durable ne peut être fondée que sur la base de la justice sociale » (p.13), liant par ailleurs dès l’abord la question de la justice à celle du travail. Idéal et fondement, la justice n’est pas immanente à la société, elle n’est pas inscrite dans les rapports humains a priori, comme le dit Canguilhem, « la justice ne figure pas sous la forme d’un appareil qui serait produit par la société elle-même. Il faut que la justice vienne d’ailleurs dans la société. » (p.19) Toute la question, alors, sera de savoir où est cet « ailleurs ». Supiot insiste ici, très justement, sur le fait que la justice, parce qu’elle procède d’un « ailleurs », introduit dans les rapports humains la figure de ce qu’il appelle le « Tiers » (p.19). On ne peut se contenter du rapport binaire entre deux individus se faisant face : ce serait retomber dans la loi de la jungle et le règne du plus fort – le contrant tant vanté par le libéralisme. Ce Tiers est symbolique, imaginaire, c’est pourquoi la justice ne peut jamais être pleinement réalisée, « elle est toujours au travail » (p.21).
Supiot lie la justice à la justice sociale, et la justice sociale au droit du travail. « La liberté syndicale, le droit de grève et la négociation collective […] sont les trois pieds de la démocratie économique et sociale sans laquelle la démocratie politique ne peut que dépérir. » (p.21) Bizarrement, ces trois piliers sont attaqués sans relâche par les gouvernements néolibéraux en place – Macron en fer de lance de cette destruction avec les ordonnances de casse du Code du travail entre autres.
S’il faut élaborer un système juridique garantissant la justice, c’est qu’il n’existe pas « d’ordre spontané » (Hayek) ni des « lois inhérentes à l’ordre de la société » (p.28). La justice au travail propose ici une critique fine et serrée de la façon dont les penseurs et dirigeants néolibéraux ont imposé l’idée d’un ordre spontané reposant sur les lois du marché et de l’économie capitaliste. Le monde a basculé dans une pure gestion chiffrée et calculée, devant répondre à des « indicateurs de performance » (p.22) parmi lesquels, bien entendu, la justice sociale ne compte pour rien. Ainsi, « c’est tout l’horizon politique qui disparaît, remplacé par une conception purement managériale de la conduite des affaires humaines » (p.22). La justice n’est pas un but à atteindre au prix d’un effort de chaque instant, mais obtenue spontanément par le déploiement mécanique du marché et du commerce. L’Union européenne réalise l’idéal néolibéral, formulé par Hayek, de « soustraire l’ordre du marché à tout interférence démocratique visant la justice sociale » (p.27). Avec l’OMC, c’est le monde entier qui bascule dans cet idéal scientiste et mécaniste. Supiot montre comment celui-ci a peu à peu gagné les esprits et a entamé sa destruction de la justice sociale et de la démocratie. Désormais, il convient « d’amener les pauvres à se bien comporter dans le monde tel qu’il est, plutôt que de s’interroger sur la justice de ce monde » (p.29), en usant pour cela de techniques de « dressage » (p.30) formulées, en anglais, par le terme de « nudge » (p.29). Nous sommes en plein dedans – ce qui explique que l’éducation, l’instruction ou l’apprentissage, qui sont l’inverse du dressage, soient aujourd’hui démantelés pas à pas. L’ubérisation, la notation partout, l’évaluation de tout par tout le monde sont autant d’incitations, d’orientations douces des comportements – dans le sens voulu par les firmes et les gouvernements.
Le droit joue un rôle décisif dans l’extension du néolibéralisme, comme le montre très bien La justice au travail. En particulier, le droit du travail, car c’est dans le travail salarié que le capitalisme exerce sa domination principale sur les individus, que ce soit au plan économique, mais aussi politique et psychique. C’est grâce au droit du travail, en particulier, que la justice sociale doit s’imposer. Alain Supiot propose quelques pistes de réflexion, sans toutefois livrer un programme clé en main – car un tel programme n’existe pas. Cela passe par le fait de redonner du sens au travail et de l’autonomie aux travailleurs. Pour cela, il faut que « ceux qui travaillent participent à la direction des entreprises » (p.45), il faut en finir avec la gestion managériale par des indicateurs débiles et abrutissant, il faut tordre le cou à la vision macronienne de « ceux qui ne sont rien » en donnant à tous « la satisfaction de contribuer le mieux au bien-être commun » (p50), réduire les écarts indécents entre hauts et bas revenus etc. C’est-à-dire, bien que Supiot ne le formule pas ainsi, replacer les logiques du don / contre-don au centre de l’organisation sociale et du travail. Enfin, La justice au travail en appelle à une sortie de la globalisation au profit de la mondialisation : refaire monde. La globalisation, analyse Supiot, « est […] un concept techno-théologque, qui associe l’essor réel des nouvelles techniques d’information et de communication à la foi religieuse en un sens de l’histoire, dont le moteur et le terme seraient le retour des hommes à l’unité du divin » (p.55), au travers de la réalisation du marché planétaire qui abolit toute frontière, tout différence. La mondialisation, au contraire, « consiste […] à rendre vivable un univers physique : à faire de notre planète un lieu habitable » (p.56). C’est une pensée des limites, de la finitude, de la coopération entre les nations « progressant […] de concert sur la voie d’une justice au travail, qui associe l’égale dignité des êtres humains et la préservation et l’embellissement de leurs milieux vitaux » (p.57).
La justice au travail d’Alain Supiot est un petit opuscule particulièrement dense et riche, d’une grande érudition, un petit livre de référence qui ouvre de nombreuses pistes. Pour cette raison, c’est un texte indispensable, une sorte de bréviaire, un qui ouvre sur l’œuvre passionnante de cet auteur, tout en fournissant des clés de compréhensions du monde. A lire !
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