Infernet – Pacôme Thiellement


Infernet

Pacôme Thiellement

Massot Editions / Blast, 2023


« Les réseaux sociaux ne sont pas simplement des outils. Les réseaux sociaux sont des mondes. » (p.228) Ces mondes transforment notre monde en enfer. L’essayiste, vidéaste et écrivain Pacôme Thiellement en brosse le portrait impressionniste en douze chroniques tirées de ses émissions diffusées sur le média critique Blast. Douze portraits, douze cas cliniques pourrait-on dire, montrant comment les réseaux sociaux (Facebook, Youtube, Instagram, TikTok, Twitter ou autres) nous transforment. Que ce soit celui qui « produit » le contenu ou celui qui le « consomme », tout le monde est pris au piège. Les spectateurs sont changés en créatures avides de sang, de fureur, des êtres voyeurs, jaloux et jouissant d’humilier par procuration, celui ou celle qui nous distrait. Infernet montre également comment la mise en image – figée ou animée – de soi et la recherche instantanée du like, la mise en scène de la vie quotidienne, la création d’un décors permanent et glorifiant – ou au contraire dégradant – pour générer du « j’aime », comment tout cela crée les conditions de l’enfer en affectant au plus profond nos comportements. Infernet dévoile, au-travers de douze histoires oscillant entre le glauque, le cringe comme on dit, l’effrayant, le pathétique et le misérable, les effets de ces réseaux sur notre humanité même.

Infernet, c’est d’abord une série de vidéos diffusées sur la chaîne Youtube du média en ligne Blast. L’image, la scansion, la prosodie de Thiellement, quasi obsédante, tourbillonnante, associée aux horreurs de ce qu’il montre et décrit, produisent immédiatement un effet paradoxal de sidération active. Nous sommes à la fois captivés, presque fascinés, c’est-à-dire dans une position passive, mais en même temps invités à la mise à distance critique, à la réflexion et à la remise en question, donc à une approche éminemment active. Le livre, là est le tour de force, réussi la même prouesse. Mais de quoi parle-t-il au juste ? Infernet présente, disais-je, des portraits de figures connues de l’internet et des réseaux sociaux de la décennie 2010, des portraits faisant office de cas cliniques comme on dit dans le jargon médical. Il y a Nikocado Avocado pratiquant le mukbang, cette pratique qui est l’une « des plus déconcertantes de l’activité numérique » car elle « consiste à se filmer en train de manger et à diffuser ces images »(p.59) et qui, au fil des vidés, grossit jusqu’à peser plus de cent soixante kilos sous le regard dégoûté et à la fois avide de sa « communauté » ; il y a Mother God, Amy Carlson, la fondatrice de secte grâce aux réseaux sociaux qui se prenait pour la réincarnation de Jésus Christ ; il y a Gabby Petito assassinée par son petit ami, tous deux influenceurs sur Instagram dressant le portrait idyllique d’un couple parfait… Tous les cas présentés relatent la folie collective qui s’empare de nous sur les réseaux sociaux : le phénomène de meute numérique, la dépersonnalisation totale, l’impression de posséder, en tant que spectateurs, des droits absolus sur les influenceurs qu’on regarde, l’envie de plaire à tout prix, le narcissisme devenu un métier…

Les 12 histoires ont un point commun : les protagonistes semblent plus « vivre » sur internet que dans la vie dite « réelle ». Leurs vies numériques et déconnectées sont devenues si poreuses qu’il est impossible de les dissocier. Or, Thiellement montre comment, à ce petit jeu, la vie numérique ne peut que l’emporter. Parce qu’elle promet l’adrénaline et la dopamine instantanées du like, du commentaire, du nombre de vues, parce qu’elle promet la mise en réseau mondiale, parce qu’elle promet des interactions sociales infinies, parce qu’elle promet une vie sans limite, parce qu’elle promet de dissoudre toutes les barrières de la vie réelle et parce qu’elle promet qu’on peut tout contrôler à tout moment de notre activité sur la toile, la vie numérique est infiniment plus séduisante et envahissante. Au point, parfois, de dévorer ceux qui croient en ces fausses promesses. Les réseaux sociaux : fusion souriante et connectée du cannibalisme et de l’autophagie.

Car, c’est une force d’Infernet, Thiellement ne montre pas seulement comment des individus se sont perdus, se sont brulé les ailes sur les réseaux sociaux, mais surtout comment les réseaux sociaux ne sont pas des outils neutres dont on pourrait faire un usage malheureux mais formatent activement les comportements. Les réseaux sociaux ne sont pas des places neutres, mais des lieux de formatage, ils modifient par leur façon de fonctionner, par les algorithmes qu’ils déploient, par leurs fonctionnalités propres, nos façons de faire, de penser, d’interagir. Comme le dit Pacôme Thiellement, « Youtube n’est pas seulement un médium, c’est un rapport au monde »(p.28), qui vaut bien évidemment pour tous les autres réseaux sociaux. Ce rapport, petit à petit, nous déshumanise. Les réseaux sociaux sont entièrement bâtis sur un paradoxe, qui est en fait une contradiction : ils seraient, via les différents écrans et l’entremise des différentes plateformes, l’abolition de la distance, la dissipation des intermédiaires entre les individus, la mise en relation directe de tous les habitants de la planète. Le rêve de Babel, en somme. Pourtant, on a juste oublié un détail, c’est que l’écran, littéralement, fait écran. Il s’interpose nécessairement. Comment a-t-on pu croire qu’en communiquant via des écrans, des plateformes, des émojis, des médias, des algorithmes, nous pouvions abolir les intermédiaires ? Nous n’avons fait que les accumuler, ce qui est l’évidence même. « Si les réseaux sociaux se sont donné comme but d’endiguer la progression de l’incommunicabilité, écrit Pacôme Thiellement, ils ont échoué. […] Les réseaux sociaux ont accompagné et peut-être même intensifié la progression de l’incommunicabilité. »(p.202) Le rêve de Babel a viré au cauchemar.

Dans Infernet, il y a l’histoire de cette canadienne de 59 ans, qui s’est donné la mort après une arnaque numérique. Après être tombé amoureuse d’un profil, un ingénieur exilé au bout du monde, elle lui donnera de l’argent puis s’endettera à mort et sera persuadée d’être l’ennemie publique numéro un avant de mettre fin à ses jours. Bien sûr, l’ingénieur n’a jamais existé. Comment tomber amoureuse d’un profil vous demandez-vous ? La question a son importance, car elle nous oblige à faire retour sur le monde réel, IRL comme on dit, in real life. Le monde façonné par les réseaux est celui de la disparition de l’amour, des rencontres, celui de la solitude envahissante, du désespoir relationnel. Quand tout est moche, sale et seul autour de soi, on se réfugie logiquement dans le monde enchanté du virtuel – qui n’a pourtant rien de virtuel. Voilà le piège hypermoderne qui se referme. Ce piège, Pacôme Thiellement a failli tomber définitivement dedans, il le raconte dans le treizième portrait, le sien. Lui aussi est tombé amoureux d’un profil, d’un avatar comme il dit. Il livre le beau témoignage d’un homme qui a connu l’enfermement intérieur causé par Facebook et qui a connu le sursaut rédempteur.

Infernet est un livre qui fait froid dans le dos. C’est bien plus qu’une collection de portraits, plus qu’un simple cabinet de monstruosités numériques. Le destin des 12 malheureux (dont Mark Zuckerberg) est le nôtre, à tous. Cependant, si on ne fait rien, le monde d’Infernet sera bientôt dépassé par des monstres encore plus voraces, on le voit avec TikTok par exemple. Tout cela ne pourrait bien être qu’un préambule à la chute de l’humanité dans la barbarie des réseaux sociaux. Un livre passionnant, glaçant, mais à méditer.


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