[Bibliosphère] La guerre des mots – Selim Derkaoui et Nicolas Framont


La guerre des mots

Combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie

Selim Derkaoui et Nicolas Framont

Le passager clandestin, 2020


On le sait, les mots que l’on emploie, les tournures de phrases que l’on utilise, les expressions toutes faites, rien de tout cela n’est neutre. Le langage véhicule une vision du monde. Le langage commun est essentiellement celui des dominants, leur vision du monde infuse la société à travers lui. Autrement dit, le langage est aussi un moyen de domination – autant que de libération. C’est la belle leçon d’Orwell. Les mots servent donc à faire la guerre, une guerre des imaginaires, des représentations, des façons de voir le monde. La guerre des mots analyse quelques-uns des lieux communs langagiers de notre époque pour montrer qu’ils constituent autant d’armes au service des classes dominantes – entendez : la bourgeoisie. Un livre roboratif pour se réapproprier nos armes, c’est-à-dire nos mots.

Selim Derkaoui, journaliste, et Nicolas Framont, sociologue, tous deux rédacteurs en chef du magazine Frustration, n’ont pas peur de mettre les pieds dans le plat, ils ne s’embarrassent pas d’inutiles contorsions, de précautions et du « pudeurs de gazelles ». Pour eux, une guerre a lieu, mais une guerre asymétrique, pourrait-on dire, une sorte de guérilla dont les armes principales sont les mots, le champ de bataille la scène politico-médiatique et les assaillants les classes dominantes. Pour la nommer, Derkaoui et Framont ressuscitent un vocabulaire tabou, pourtant plus nécessaire que jamais. Il s’agit de la séculaire lutte des classes, menées par les bourgeois contre les classes laborieuses. La bourgeoisie défend l’ordre capitaliste – autre terme que les deux auteurs utilisent abondamment. D’emblée, la question du vocabulaire est mise au centre du jeu politique. Car, précisément, ce sont ces mots (lutte des classes, bourgeoisie, capitalisme, classes laborieuses etc.) que les dominants s’évertuent à faire disparaître de nos bouches, de nos oreilles et donc de nos imaginaires.

Conçu comme un bréviaire de résistance langagière, La guerre des mots, préfacé par les deux sociologues reconnus Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, dissèque et analyse les principales expressions que la bourgeoisie utilise pour asseoir sa domination – morale, intellectuelle, imaginaire, représentative donc politique et in fine économique. Mais ce travail va plus loin, car il permet de critiquer aussi les mots que les opposants à l’ordre établi sont tentés d’utiliser, en montrant qu’ils courent le risque, malgré eux, de propager le langage des dominants. En d’autres termes, littéralement, la bourgeoisie nous ôte les mots de la bouche. Par exemple, dénoncer les riches est potentiellement dangereux, car « ce qui rend possible une position dominante, c’est lorsque cette richesse – sous forme de capital – permet de contrôler l’économie et par conséquent le travail d’autrui. Parler des « riches » et des « ultras-riches » permet donc de jeter un voile sur les causes, tout en déplorant les conséquences » (p.41).

La guerre langagière menée par la bourgeoisie s’organise selon plusieurs stratégies. L’invisibilisation : occulter une réalité qui dérange en empêchant de la nommer de manière adéquate. Sa cousine, la diversion : cette fois, pour masquer une réalité défavorable à l’ordre bourgeois, il s’agit de braquer les projecteurs sur une autre réalité, tout à fait inoffensive. Quelques illustrations. Les termes de « classe ouvrière » et de « bourgeoisie » ont soigneusement été éliminés. « C’est durant les années 1980 que disparaît, dans les discours politiques, médiatiques et intellectuels, la classe ouvrière, censée avoir été remplacée par les employés de bureau. » (p.35) Les deux auteurs insistent ici particulièrement sur l’émergence de l’expression de « classe moyenne » en lieu et place de la classe ouvrière et son potentiel révolutionnaire, mais aussi de la bourgeoisie. « En brouillant nos représentations des frontières de classes, le terme de « classes moyennes » permet aux bourgeois de pratiquer et de promouvoir leur domination de classe sans en avoir l’air. » (p.53) Il n’est pas étonnant de voir figurer au début de l’ouvrage la question des « frontières de classes » : reconfigurer précisément l’espace social est le préalable à toute action politique située. On ne peut se situer clairement que dans un espace tout aussi clairement délimité.

Autre stratégie : l’inversion. Inventer une expression qui signifie l’exact opposé des effets réels qu’elle produit. « Egalité des chances : concept politico-médiatique qui permet de justifier les inégalités sociales, car à partir du moment où une « égalité des chances » en amont permet d’affirmer que tout le monde a eu les mêmes chances, alors les dominants dominent seulement parce qu’ils ont été plus talentueux et plus volontaires. » (p.80) L’égalité des chances va de pair avec la « méritocratie », dont le but est de réduire la réussite ou l’échec aux seuls individus en les coupant de tout environnement social. Cette façon de faire est très proche du mensonge, que les macronistes manient, soit dit en passant, en virtuoses.

Le sabir positivo-managérial : l’art de relooker la domination des travailleurs sous les atours cool, positifs, happy ou inclusifs du vocabulaire des managers et autres DRH. On ne parle plus s’employés, de salariés, mais des « collaborateurs » (p.198) qui ne travaillent plus mais font « des projets » (p.104) dans les open space, sous le regard bienveillant des chief happiness officer qui garantissent la « résilience » (p.168) de tous. La guerre des mots analyse précisément ce vocabulaire psychologisant, souvent d’origine anglo-saxonne, employé au sein des entreprises pour, sous couvert de « positive attitude », individualiser les luttes, démolir tous les collectifs de travail, isoler au maximum les travailleurs et surtout les mettre en concurrence les uns avec les autres. « La résilience en entreprise ne dit autre chose que ceci : ce n’est pas ce que l’on vous fait, le problème, mais la façon dont vous le vivez. » (p.173) Ici, le langage doucereux et bienveillant a pour rôle de faire passer la pilule, une sorte de clystère aux paillettes. Le salariat est en effet le moyen de la domination par excellence, l’entreprise son lieu d’exercice privilégié. C’est la raison pour laquelle la domination prend nécessairement la forme entrepreneuriale : le capitalisme ne vise rien d’autre chose que de transformer toute la société en vaste entreprise. La politique devient donc une simple gestion des ressources humaines, les hommes et femmes politiques des managers. « La classe politique tente de réaliser à l’échelle de la vie démocrtatique tout entière l’idéal d’une gouvernance techniciste et autoritaire que la bourgeoisie est d’ores et déjà parvenue à mettre en place dans les entreprises. » (p.164)

De nombreux termes sont ainsi disséqués. Derkaoui et Framont ont découpé leur ouvrage en chapitres qui articulent les différentes expressions de la bourgeoisie et montrent la cohérence de ce langage qui assoit la domination bourgeoise. Chaque chapitre comporte un bref rappel historique sur l’évolution des expressions en question : « classe bourgeoise », « classes populaires », « méritocratie », « cadres », « complotisme », « violence », « gauche ». Les auteurs insistent ensuite sur la place qu’occupe tel ou tel mot dans l’économie de la langue bourgeoise, et sur les bénéfices qu’elle en escompte. Car les mots ne sont pour la bourgeoisie que des marchandises dont elle attend, d’une certaine manière, « retour sur investissement ». Un exemple : « Ce que la « gauche » permet à la bourgeoisie. Doucement mais sûrement, la tradition socialiste est devenue progressivement le monopole d’une partie de la classe bourgeoise qui, tout en défendant une vision de plus en plus restrictive de l’Etat-providence, peut se targuer d’être du côté du progrès et de l’amour d’autrui. » (p.228) Ces mots appellent eux-mêmes d’autres mots (« dialogue social », « diversité », « résilience » etc.) qui forment bel et bien une langue bourgeoise, que La guerre des mots donne à voir dans sa cohérence. Ses effets sont multiples : dépolitisation des rapports sociaux, naturalisation de l’ordre capitaliste, abolition des discours collectifs, culpabilisation des revendications populaires… Tout cela afin de perpétuer la domination et surtout les profits colossaux. Et c’est ce que l’on constate de jour en jour, et plus particulièrement depuis que la bourgeoisie s’est incarnée de manière chimiquement pure au sommet de l’Etat : la destruction de la langue s’accompagne de l’enrichissement exorbitant des plus riches via la domination salariale.

La guerre des mots est, en plus des textes, illustré par Antoine Glorieux. Les images, des dessins très simples en camaïeu de noir et blanc, permettent de souligner, avec humour, les propos des auteurs. Des dessins à lire comme on lit le texte lui-même, car ils sont eux aussi une forme de langage, peut-être moins vulnérables que les mots et porteurs, en cela, d’une portée critique plus directe. C’est, d’une certaine manière, une autre façon de faire la guerre contre la langue bourgeoise en mobilisant la force des images.

La guerre des mots est un outil qui permet de nous défaire de l’emprise que la classe bourgeoise à sur les esprits, de sa capacité à formater les représentations sociales en imposant son propre langage. Au-delà des dizaines d’expressions analysées, en creux, se dessine un contre-langage, une réappropriation des termes de la lutte à mener contre l’hégémonie (néo)libérale. Cette lutte verbale est la première étape de la lutte politique (ou plutôt, toute lutte politique est aussi une lutte verbale) à laquelle aspirent Derkaoui et Framont. Bonne lecture !

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