[Bibliosphère] Aux origines de la catastrophe – Pablo Servigne & Raphaël Stevens


Aux origines de la catastrophe

Pourquoi en sommes-nous arrivés là ?

Sous la direction de Pablo Servigne et Raphaël Stevens

Editions Les Liens qui libèrent / Imagine Demain le monde Magazine


La collapsologie. Elle fait peur, elle irrite, elle fait fuir, elle provoque le déni ou, au contraire, elle inspire, elle mobilise, elle attise les désirs de changement… Quoi qu’il en soit, la collapsologie – entendez cette approche transdisciplinaire qui tente de décrire les catastrophes systémiques passées ou à venir – est incontournable. Réchauffement climatique, biodiversité en perdition, raréfaction des ressources naturelles… l’effondrement n’est plus une prophétie farfelue, un rêve de doux-dingue en mal de frissons, mais bel et bien une hypothèse sérieuse, crédible et qui apparaît de plus en plus inévitable. Aux origines de la catastrophe creuse le sillon de la pensée collapsologique en essayant de recenser les causes de la catastrophe qui nous menace – car elle est déjà en train de se produire…

Il s’agit d’un ouvrage collectif qui rassemble 25 hypothèses de causes possibles à l’effondrement systémique. Chaque intervention est l’occasion, pour un intellectuel différent et reconnu dans son domaine, d’exposer en quelques pages une sorte de synthèse de ce qui, selon lui, participe de façon privilégiée à l’état catastrophique du monde : « il nous a semblé vital de prendre un peu de recul, toujours avec cette même démarche collapsologique : comprendre, classer, tisser, transmettre »(p.17). Bien sûr, le champ des causes est loin d’être épuisé par cet inventaire au demeurant tout-à-fait convaincant quoique parfois hétéroclite. Mais, c’est aussi la diversité du monde qui est hétéroclite et ne se laisse sans doute pas saisir de façon monocausale ni monodimensionnelle. Le monde est une arborescence exubérante, un foisonnement qui déborde toujours, un jaillissement insaisissable. Pourtant, Aux origines de la catastrophe propose de regrouper ces causes en trois pôles distincts bien qu’interconnectés (la pensée collapsologique est une pensée définitivement systémique, c’est tout son intérêt d’ailleurs). Un pôle « évolution », un pôle « séparation nature-culture » et un pôle « volonté de puissance »(p.184).

Je ne présenterai pas, bien entendu, chaque contribution d’Aux origines de la catastrophe, mais me contenterai d’en survoler quelques-unes, dans chaque pôle, pour insister sur la qualité des travaux présentés.

« Pôle séparation nature-culture » – Je commencerai par le « Technococon »(p.22), beau texte du romancier Alain Damasio. Pour se réfugier hors du monde réel, l’Homme s’est forgé une carapace numérique qui l’isole de la désolation extérieure, de la médiocrité existentielle, de la pesanteur d’un corps malmené, de la nature imprévisible et agressive… Mais, « longtemps, l’accroissement des pouvoirs que nous a apporté la technique est allé de pair avec un accroissement de notre puissance. […] Avec l’émergence du numérique, […] il y a désormais un croisement des courbes : les pouvoirs numériques, en partie émancipateurs, se paient d’une dévitalisation rapide de nos puissances. »(p.23) Autrement dit, notre nouvel environnement technique, le technococon numérique, nous aliène, il nous asservit et nous prive de notre autonomie. Nous devenons dépendants du technococon. Ce qui mène, Damasio le montre bien, sur un rejet du corps biologique. « Dans le technococon, la suspension de nos corps frôle la suppression avec la dématérialisation de la voix, de l’image, de la musique, des bruits de la nature, l’absence d’odeur et de goût, le toucher lisse, la reproduction des visages et des sourires, l’abstraction de la présence corporelle et de son magnétisme. »(p.25) L’Homme s’est créé un nouvel environnement totalement artificiel (avec des conséquences écologiques très réelles) pour achever sa coupure d’avec la nature.

Dans le même pôle, le texte du philosophe français Dany-Robert Dufour consacré à l’individualisme – qui sépare l’Homme d’avec la nature, d’avec la société et d’avec ses semblables. Dufour procède à une rapide genèse de l’individualisme occidental qui mènera au libéralisme. Il en voit les prémisses au XVIIème siècle, où « nous sommes passés d’une notion métaphysique privilégiant l’‶amor Dei″, l’amour de Dieu, à l’‶amor sui″, l’amour de soi »(p.49). Il insiste sur le rôle joué par Blaise Pascal et son disciple Pierre Nicole, ce qui montre bien que cette transformation s’est opérée aussi au sein même des cercles catholiques pour ensuite gagner les protestants, en particulier anglais, ce qui assurera la transmission de cette idée avec le libéralisme classique : Smith, Mandeville etc.

« Pôle évolution » Aux origines de la catastrophe repère, au-delà des causes sociales, sociétales, philosophiques, économiques, etc. ; des causes qu’on pourrait dire structurales sur le plan biologique ou anthropologique. Le déploiement de l’évolution humaine (individuelle et sociale) est alors passé au crible. Un élément fondamental de cette évolution, qui sous-tend en fait sur le plan biologique toutes les autres causes imaginables, est le cerveau humain lui-même et ses capacités démesurées. De lui nous viennent notre puissance créatrice et nos possibilités destructrices hors de contrôle, de même que tous les freins intellectuels face à la prise en compte de la catastrophe. Autrement dit, notre cerveau nous donne la puissance de détruire le monde en même temps qu’il inhibe notre désir de renoncer à cette puissance, par l’action d’une petite partie de son anatomie, le striatum. « Ce striatum, dit Sébastien Bohler, ne fabrique pas d’intelligence, il fabrique du désir. »(p.155) Et c’est ce désir que sait si bien manipuler le capitalisme consumériste…

L’évolution est aussi celle des sociétés, dont Grégoire Chambaz nous dit qu’elles s’agencent aujourd’hui en structures de plus en plus complexes. Hors, cette complexité croissante réclame de plus en plus de ressources pour pouvoir fonctionner. « Chaque complexification a un coût, pouvant prendre la forme d’une allocation en temps, en argent, ou encore en ressources matérielles […] pour maintenir sa structure. »(p.163) Si la complexification est inévitable, c’est en raison d’un certain nombre de facteurs, dont la nécessité de légitimation des élites dirigeantes et les « problèmes existentiels »(p.164) qui menacent l’intégrité des sociétés (guerres et conflits). Cela est directement responsable d’une partie des dépenses énergétiques croissantes, donc de l’extractivisme, du productivisme et in fine de l’effondrement.

On pourrait citer dans ce pôle par exemple l’analyse intéressante de Jean-Paul Demoule sur l’invention de l’agriculture. Pour l’archéologue, un mouvement historique crucial a été enclenché il y a 12 000 ans, la domestication. A la faveur de circonstances adéquates (évolution cérébrale, sortie de la dernière ère glaciaire) les Homo sapiens vont inventer l’agriculture, donc la propriété privée, la sédentarité, la nécessité des stocks et de leur protection, les clans, puis les conflits et les guerres… Une sorte de récit rousseauiste faisant remonter la catastrophe à l’aube de l’humanité.

« Pôle volonté de puissance » – Le dernier pôle fait véritablement froid dans le dos. On y retrouve des causes bien connues, comme le capitalisme, exploré par Renaud Duterme, la croissance économique, notre nouvelle idole, mais aussi l’industrialisme, les énergies fossiles… L’Homme moderne veut toujours plus, quitte à détruire sa planète, quitte à tuer par anticipation ses propres enfants… Comme le résume Matthieu Auzanneau, « la source primaire de la catastrophe, c’est fondamentalement le refus de regarder avec attention les limites des ressources énergétiques qui fondent le mode de développement actuel »(p.38). Nous vivons au-dessus de nos moyens (énergétiques), nous vivons à crédit, mais un crédit que nous ne pourrons rembourser…

Dans Aux origines de la catastrophe figurent de nombreuses analyses intéressantes, à l’image de celle d du docteur en sciences politiques Eric Toussaint à propos de la dette. Car, au fond, notre volonté irréfrénée de puissance repose sur une dette (financière mais aussi écologique) hors de notre portée. Toussaint remonte aux origines anthropologiques de la logique de dette. « Selon la pensée dominante dans l’histoire de l’humanité, les échanges commencèrent avec le troc. La monnaie apparut ensuite comme intermédiaire facilitant les échanges, puis vint le crédit dans le sillage de la monnaie. Graeber démontre que le crédit ne vient pas en troisième position, mais occupe la première place. »(p.70) En inversant la perspective (la dette est première, elle est antérieure même à l’argent et à la monnaie) et en l’inscrivant dans la longue durée de l’histoire humaine, Toussaint permet de repenser la question très contemporaine de la dette sur des bases tout à fait nouvelles. « Durant des milliers d’années, la lutte entre les riches et les pauvres a pris la forme d’un conflit entre créanciers et débiteurs. Pendant cette longue période, avec une régularité remarquable, les insurrections populaires ont commencé de la même manière : par destruction rituelle des papiers concernant la dette »(p.69). Nous sommes dans un monde qui absolutise la dette, qui ne fait que conforter des rapports de domination sociale, donc les inégalités, elles-mêmes conduisant à une désagrégation des sociétés et, fatalement, à l’effondrement…

Comme on peut le voir à travers ce bref panorama, chacune des 25 causes citées peut être reliée, d’une façon ou d’une autre, aux 24 autres – ou aux mille autres qu’on voudra bien trouver. Aux origines de la catastrophe se termine par « l’arborescence des causalités »(p.181), pour mettre fin aux visions trop simplistes du monde : il n’existe pas un seul grand méchant destructeur du monde (le capitalisme, le consumérisme, l’agriculture etc.), nous nous situons là aux antipodes même des pensées « complotistes ». Et c’est parce que les causes sont multiples et enchevêtrées qu’il nous faut inventer des « chemins d’action complémentaires »(p.185), car il n’existe pas de solution miracle. Un livre stimulant, qui ouvre à des horizons divers et permet d’élargir la pensée. Bonne lecture !

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