Quartier rouge

Le plaisir et la gauche

Michaël Fœssel

PUF, 2022


Pour Aristote, on le sait, le politique vise plus que la survie de la communauté, elle cherche à instituer les conditions de la « vie bonne » pour chaque citoyen. Il ne s’agit pas seulement de se donner les moyens de vivre, mais de bien vivre. Jouir de la vie, voilà, en une formule, la fin du politique. Une « famille » politique a, historiquement, pris en charge cette préoccupation du bonheur et du plaisir : la gauche. Par la révolution, elle promettait de renverser un ordre injuste et d’émanciper les hommes afin qu’ils accédassent à la jouissance et à l’épanouissement. La gauche a, certes, en nombre d’occasions, promis monts et merveilles, mais elle offrait un point de mire radieux à l’action politique, un espoir. Pourtant, les discours actuels semblent à mille lieux de ces revendications au plaisir voire au bonheur. La gauche, plus particulièrement, semble être revenue de la promesse du plaisir, au contraire, elle ne nous garantit plus que sobriété, ascèse, modération, limitation des désirs (de viande, de sexe, de voyage), culpabilisation des plaisirs (l’opéra Carmen ne serait que l’étalage scénique du meurtre d’une femme) ou sinon : la catastrophe – écologique ou morale. Dans Quartier rouge, le philosophe Michaël Fœssel entend réconcilier la gauche, son camp politique, avec le plaisir et la jouissance. Loin de faire de tout un chacun un pourceau bourgeois satisfait et narcissique, le plaisir n’a rien perdu de sa puissance subversive et peut être une force politique d’émancipation collective.

« Sommes-nous condamnés aux plaisirs bourgeois ? » (p.9) Voilà, au fond, l’interrogation autour de laquelle s’articule tout le livre. Viser le plaisir, est-ce nécessairement chercher à se complaire dans le confort de la consommation, se replier sur son quant-à-soi et être indifférent au sort du monde pourvu qu’on ait sa minimale dose de plaisir, d’autant plus allègrement fournie par la société capitaliste qu’elle lui permet de prospérer ? Formulation plus abrupte : « faut-il, pour critiquer l’ordre social, refuser les plaisirs qu’il autorise ? » (p.20) Une certaine gauche, ou un certain esprit contestataire, a tôt fait de répondre : chercher le plaisir dans une société capitaliste, c’est s’en faire le complice, c’est perpétuer l’ordre injuste du monde, c’est renier toute lutte politique. Cela revient à singer les cochons de La ferme des animaux qui, à force de compromissions et de recherche de confort personnel, se transforment en humains, c’est-à-dire deviennent les oppresseurs contre lesquels la révolution s’était soulevée. Pourtant, dès le début du livre, Fœssel opère une distinction cruciale : « le plaisir et le confort dans la jouissance sont deux choses différentes : c’est le goût pour le second, et non la recherche du premier, qui explique les reniements politiques » (p.20).

Après avoir été chargé d’un potentiel subversif sans égal contre l’ordre bourgeois, le plaisir est devenu suspect. La gauche cherche désormais moins à transformer la société qu’à réformer les conduites individuelles. La lutte collective est tombée en disgrâce : c’est par un contrôle ascétique de nos existences, en faisant attention à nos façons de parler, de nous vêtir, de manger, d’occuper l’espace public, de consommer, de regarder les autres, que l’on pourra, éventuellement, rendre les choses meilleures. « Si l’ascèse progressiste est vouée à l’échec, c’est parce que, comme toute ascèse, elle veut changer la vie en ayant renoncé à transformer le monde. » (p.24-25) Les forces antiprogressistes, voire réactionnaires, se sont emparées de ces questions, elles se les sont appropriées, et se dressent aujourd’hui comme les seules forces de défense du plaisir dans un monde de peine-à-jouir, de pisse-froids et de curetons gauchistes. « Sur les plateaux de CNews, on proclame quotidiennement que la gêne qui empêche désormais le plaisir provient de féministes haïssant les hommes, d’idiots utiles de l’islamisme ou d’écologistes hostiles à la bonne chère. Nul besoin d’inventer d’autres plaisirs que ceux qui existent déjà : il suffit de promouvoir ceux que la morale progressiste menace de faire disparaître. » (p.39) Où l’on voit comment la défense du « plaisir » cache, en fait, la défense d’un ordre bourgeois dont le plaisir se fonde, dans les grandes lignes, sur une multitude d’oppressions : les pauvres, les femmes, les « minorités sexuelles ou raciales », les animaux, la nature… Quartier rouge montre que le plaisir peut, à rebours du repli ascétique ou du plaisir bourgeois oppressif, ouvrir sur le monde et l’action collective et être la première étape d’une remise en question radicale du monde. Le plaisir peut-être, en quelque sorte, le premier pas d’un élan révolutionnaire.

Lucide, Michaël Fœssel ne nie pourtant pas que certaines expériences de plaisir puissent être récupérées aisément par le capital, et provoquer un contentement démobilisateur. C’est ce qu’il nomme la « satisfaction », qu’il distingue du plaisir en tant qu’« événement » (p.105). Être satisfait, par exemple par la consommation capitaliste, par les « industries culturelles » (Adorno et Horkheimer) préformatées, c’est être, d’une certaine façon, « plein », c’est combler intégralement son désir, c’est donc être dans un état d’adéquation entre ce que le monde nous apporte et les attentes qu’on en a : pas besoin de le remettre en question, la question politique s’évapore. L’événement, tout au contraire, est ce qui surgit sans qu’on l’attende, ou qui nous surprend même si on croyait l’attendre. Ce plaisir-là « déjoue parfois les représentations que nous avons de nous-même et de ce qui est « utile » pour notre corps » (p.145), en ce sens, il nous ouvre à un autre monde possible, il nous avertit que nous ne sommes pas condamnés à l’infini répétition de l’existant, mais que de l’imprévu peut se produire, et un imprévu joyeux et désirable. Ce plaisir-là, qui remet en question l’ordre du monde, est véritablement politique et subversif.

Quartier rouge élabore une pensée du plaisir et du corps comme occasion et comme expérience politiques. Il prend garde, toutefois, de ne réduire ni le corps ni le plaisir au politique – ce qui serait au sens propre, une démarche « totalitaire » et nierait l’idée même du plaisir-événement qui, par définition, échappe toujours. Fœssel discute, dans cet essai, avec Foucault et Deleuze en particulier, des philosophes qui, au XXème siècle, ont à leur manière pensé l’articulation entre désir et plaisir – souvent pour discréditer le plaisir. Chez Deleuze, « le plaisir marque […] le moment de la pause, de l’immobilisme, de la stagnation » (p.46), il « n’est, en définitive que la passion de l’ordre » (p.47). Le plaisir, selon Deleuze, nous fossilise dans l’idée que nous avons de nous-même, il arrête le mouvement du désir en le comblant. Chez Foucault, si le plaisir manifeste « une résistance effective réelle, immanente » (p.45) à l’emprise du pouvoir, il demeure essentiellement une expérience individuelle, un repli sur soi. En effet, « les plaisirs contournent les normes, jouent avec elles ou s’en moquent. Mais en ayant renoncé à les abolir » (p.90). Fœssel s’en prend à l’une des tendances actuelles, à gauche, au repli sur soi et ses petites conduites personnelles. Plutôt que de chercher à faire évoluer la société dans le sens de la justice, les individus sont sommés de faire attention à leurs paroles, leurs comportements, leurs façons d’aborder autrui. Charge à chacun d’interroger, pour lui-même, ses propres préjugés, de « checker ses privilèges » (p.77) selon l’injonction moderne. Que chacun balaie devant sa porte d’une certaine façon. On perd alors le sens du politique : il ne s’agit plus de remettre en question le monde. L’action collective n’est plus possible, ou du moins, elle n’est possible que sous forme d’un accident. Cette gauche, certes entend réformer les individus, mais elle laisse intacte les structures dans lesquels ils évoluent : au premier rang desquels la société capitaliste et l’oppression systémique.

Le grand événement en matière de plaisir, qui a secoué l’Occident entier, pour ne pas dire le monde, est la « révolution sexuelle » du XXème siècle. Quartier rouge consacre de nombreuses pages à étudier ce qui s’est passé, comment notre rapport au corps et au plaisir a été profondément bouleversé. Mais la sexualité, après avoir été libérée comme jamais, conserve-t-elle sa puissance subversive ? Le plaisir et la pratique de la sexualité n’ont-ils pas perdu leur capacité à transgresser les normes d’une société jugée répressive ? Que reste-t-il à transgresser dans le monde de la pornographie généralisée ? Voilà les questions auxquelles se confronte le philosophe, convoquant le patronage du freudo-marxisme d’Herbert Marcuse. Sa pensée « est fondée sur le constat que, dans le capitalisme d’après-guerre, et singulièrement aux Etats Unis, la sexualité s’est réconciliée avec la société » (p.152) et surtout, qu’elle a été absorbée et intégrée au capitalisme grâce à ce que Marcuse nomme le « principe de rendement » : désormais, la sexualité est abordée sous l’angle économique du calcul, de la maximisation des profits et de la minimisation des coûts. Si la sexualité a, semble-t-il perdu sa charge subversive, c’est précisément parce qu’elle intégrée aux normes de la société. Que ces normes ne soient plus répressives, comme c’était le cas auparavant, mais économiques, ne les dissout pour autant pas en tant que normes. En se libérant, la sexualité a finalement changé de normes. C’est alors contre les normes néolibérales du contrôle absolu, du rendement maximal, que la sexualité et le plaisir doivent retrouver leur puissance contestataire, bel et bien vivace.

Mais d’où vient, en fin de compte, cette capacité du plaisir-événement à bouleverser, pour celui qui l’expérimente, l’ordre du monde ? Comment le plaisir peut-il nous ouvrir au politique et à une perspective potentiellement révolutionnaire ? Par l’expérience du plaisir qui outrepasse le désir et déjoue les attentes et représentations préexistantes, le plaisir-événement théorisé par Fœssel, l’individu, et singulièrement l’individu qui subit la domination capitaliste, expérimente le « droit à avoir plus d’un corps, donc de ne pas être réduit à une seule dimension de son existence sociale » (p.74). Dans Germinal, les mineurs qui prennent plaisir aux choses de l’amour prennent conscience, même confusément, « que leurs corps cessent d’être assimilés à de la force de travail. Par-là, le plaisir des travailleurs de la mine a bien une dimension politique » (p.14). Cette idée du plaisir comme capacité d’avoir « plus d’un corps » est fondamentale. Car c’est elle qui ouvre une brèche dans l’existant et, ce faisant, crée les conditions de l’avènement du politique. « La valorisation politique des plaisirs ne dit rien d’autre que le caractère inconditionnellement légitime de la pluralité des usages du corps. » (p.76) Cette seule phrase suffit à montrer à quel point le plaisir, en tant qu’événement, est radicalement opposé au (néo)libéralisme. Le libéralisme, via le marché, réduit toutes les oppositions, il élimine toutes les nuances, il transforme tout ce qu’il touche en marchandise. Ce processus, je l’ai appelé, dans mon propre ouvrage, la zombification : un élan vers la réalisation vers le Un de la marchandise[1]. Et c’est bien ce que décrit aussi Fœssel dans Quartier rouge : la sexualité, par exemple, devient une marchandise, il existe un véritable marché du plaisir. En nous ouvrant à la pluralité du corps, le plaisir événement fait éclater la zombification, il diffracte l’identité à laquelle le libéralisme nous condamne en une myriade d’éclats – que nous ignorions nous-mêmes. Et cela peut donner lieu au surgissement de politique en nous.

Avec Quartier rouge, Michaël Fœssel livre un essai accessible à tous, sans jargon, et qui puise dans l’actualité des luttes sociales actuelles. Un essai pour réconcilier la gauche avec la défense du plaisir, qui conserve non seulement une charge subversive importante, mais constitue une expérience qui est, en fait, la seule raison de se battre : le fond du combat politique est de faire de la vie de chacun l’occasion de plaisirs émancipateurs. A lire !

 


[1] Geoffrey Mercier, Ce que le marché fait au monde, L’Harmattan, 2020

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