Pitié pour Notre-Dame

Quand l’incendie ne s’arrête plus…


Lundi 15 avril, an de disgrâce 2019, 18h43. Après une première alerte – l’officiant et ses ouailles ne bougèrent pas, croyant sans doute à une erreur technique – une seconde retentit dans la cathédrale. L’écho de cette musique métallique envahit la nef – pour l’instant intacte – l’alarme rebondit furieusement contre les piliers, les statues, les vitraux, elle frappa de son insistance furieuse et entêtante, comme une obsession morbide, les pierres médiévales, témoins du génie des siècles passés, un génie lui-même passé avec les siècles, un génie trépassé. Les premières flammes avaient été aperçues, grossissant dans la charpente, comme des diablotins rieurs sautant de poutres en chevrons. 7 minutes plus tard, une épaisse fumée noire s’échappait du toit de la belle. Notre-Dame de Paris était en feu.

L’émotion s’empara vite des cœurs, puis monta jusqu’aux yeux – mais les larmes n’ont pas le pouvoir d’éteindre le feu – elle redescendit jusqu’à nos gorges nouées, les prières et les chants eurent alors un air bizarre et distordu. L’émotion, très vite, gagna les cœurs numériques du XXIème siècle, ces appareils qui nous tiennent lieu de mémoire et supplantent nos âmes desséchées qui s’y épanchent pour n’avoir pas à ressentir – mais un téléphone, aussi intelligent fût-il, est incapable d’éprouver notre chagrin. Qu’est-ce qu’une époque qui ne peut plus ressentir qu’en réseau ? Qu’est-ce qu’une émotion qui n’est que bits ? Qu’est-ce qu’un Homme dont toute l’intériorité tient dans la main ? Epoque dépravée, émotion dépravée, Homme dépravé. Sur les réseaux, le monde entier fit connaître sa peine : d’Amérique en Iran, on déplora en direct les dommages à ce joyau du patrimoine mondial. La chrétienté psalmodia et invoqua la clémence du Très-Haut. La complosphère, qui, décidément, fait feu de tout bois, eut, à l’instant même du départ de l’incendie toutes les preuves accablantes de ce sinistre forfait ourdi dans l’ombre.

Une heure plus tard, tel un étendard flambant défiant le crépuscule, la flèche, épine entre les deux mamelles charnues de la dame, s’effondra. Etait-ce réel ? Le feu vorace engloutissait les poutres de chêne pluri-centenaires, un feu de joie. Un bûcher. Des hommes luttaient vaillamment contre l’incendie, c’était le temps du courage. D’autres priaient, de l’autre côté de la Seine, c’était le temps de la foi. D’autres filmaient et commentaient, c’était le temps du scoop – une forme de la charogne. D’autres mataient – l’image en temps réel est notre nouveau porno – c’était le temps de cerveau disponible. D’autres fomentaient leur plans com’, c’était le temps, trop tôt venu, toujours trop tôt venu, de la politicaille. Les démons du feu allaient faire place à d’autres démons. Notre-Dame allait flamber une deuxième fois, d’une flamme qui paraissait ne plus devoir s’éteindre.

L’émotion et l’obscène

Comme beaucoup, j’ai eu ce soir envie de pleurer. Bien sûr, on rationalise : après tout, ne sont-ce pas que des pierres ? On essaie de faire bonne figure : nous avons eu Charlie, le Bataclan, le malheur collectif, on connaît. Mais rien n’y fait. Pourquoi si triste ? Qui sait ? Mais comme beaucoup aussi, j’ai détesté les épanchements infantiles, exploitation facile de la peine, monstration monstrueuse de l’émotion qui détruit l’émotion. Si les vraies émotions sont contenues, il n’y eu ce soir-là que peu d’émotions sincères. Paradoxe d’une époque qui, par son appétit, sa frénésie, son avidité d’émotion, rend impossible toute émotion véritable. Car une émotion de masse est un oxymore : lorsqu’elle se massifie, l’émotion devient pulsion ou disparaît. Si l’émotion est incompatible avec l’image, c’est pour une raison simple que l’étymologie permet de comprendre. « Emotion », c’est la « motion », c’est-à-dire le motio latin : le mouvement. Mouvement de l’âme donc du corps, du corps donc de l’âme. Bergson décrivit parfaitement ce mouvement que je dirai psycho-corporel :

« On rougit, on crispe involontairement les doigts quand on éprouve de la honte, fût-elle rétrospective. L’acuité de ces émotions s’évalue au nombre et à la nature des sensations périphériques qui les accompagnent. Peu à peu, et à mesure que l’état émotionnel perdra de sa violence pour gagner en profondeur, les sensations périphériques céderont la place à des éléments internes : ce ne seront plus nos mouvements extérieurs, mais nos idées, nos souvenirs, nos états de conscience en général qui s’orienteront, en plus ou moins grand nombre dans une direction déterminée. »[1]

Bergson part du corps pour plonger dans l’âme – dont je soutiens qu’elle est elle-même corporelle – où le mouvement se prolonge, comme si l’émotion était une onde mettant en branle des milieux différents en se propageant. Le mouvement est par essence statio-temporel, il ressortit au domaine de l’acte, donc de la durée, ce que montre Bergson. A l’inverse, l’image est tout extension spatiale. D’une certaine manière, elle fige le mouvement, donc la durée. Ainsi, faire de l’émotion avec l’image revient à rejouer le paradoxe de Zénon, pour qui, l’espace parcouru étant divisible à l’infini, le mouvement devrait être infiniment long. Or, lui objecte Bergson, le mouvement est « durée plutôt qu’étendue, qualité et non pas quantité »[2]. Autrement dit, l’émotion ne se laisse pas découper en image, sauf à disparaître en tant qu’émotion : la mise en image de l’émotion est négation de celle-ci.

Notre temps tue l’émotion véritable, lui qui pourtant ne jure que par elle. Sincérité, authenticité, individualité, anticonformisme, sont nos nouvelles valeurs ; être soi-même, faire fi des conventions, se moquer des étiquettes, libérer son potentiel et maximiser ses possibles sont nos nouveaux impératifs catégoriques. Cependant, l’image et l’injonction à l’émotion produisent des effets rigoureusement inverses. L’émotion ainsi mise en image est proprement obscène. En violant quelque peu l’étymologie, remarquons que l’ob-scène est ce qui est « devant la scène », devant un spectacle, mais un spectacle qui ne se donne plus à voir en tant que spectacle. L’ob-scène est aussi le renversement de la scène[3], c’est-à-dire que le spectacle n’est plus sur scène, mais dans la salle. Les spectateurs sont acteurs, les acteurs sont spectateurs. Ce qui signifie qu’il y a identité entre le comédien et le spectateur, l’un est l’autre. Identité aussi entre le spectacle et la « vraie vie », entre le simulacre et le réel. Montrer, faire de l’image, présenter sans représenter, cela court-circuite le réel, car l’image va plus vite que lui, elle est directe et parfaitement éloquente. En saisissant l’image, on pense avoir saisi du même coup le réel qu’elle est censé montrer : on accède au réel par son double. Le double devient la marque du réel, son signe. Où il y a image, il y a effet de réel, donc il y a le réel lui-même – voilà notre nouveau syllogisme. Baudrillard, penseur du simulacre et de l’obscénité remarque que cette identité (simulacre = réel) produit la destruction du réel. « La présence ne s’efface pas devant le vide, elle s’efface devant un redoublement de présence qui efface l’opposition de la présence et de l’absence » écrit-il dans Les stratégies fatales. Redoubler la présence de la chose, qui est la fonction de l’image, revient à effacer la chose. « Plus généralement les choses visibles ne prennent pas fin dans l’obscurité et le silence – elles s’évanouissent dans le plus visible que le visible : l’obscénité » ajoute-t-il. Nous sommes aveuglés par nos images. Le commentaire devient, et c’est flagrant sur les chaînes d’information dites « en continue », commentaire de l’image qui a la préséance sur tout le reste. L’image n’est plus illustration du discours, mais le discours tient lieu de musique de fond de l’image. Aveugles au monde et à nous-mêmes – la production d’image de soi est immense (le selfie est une peste iconophile) de même que la production de soi comme une image (il faut être lisse, transparent, ne rien cacher, apprêté jusque dans le plus banal, poser, prendre la pose en toutes circonstances) – nous ne pouvons plus être ni sincères ni authentiques. Nous nous échappons au moment même au nous croyons être enfin nous-mêmes.

Une histoire de racines

Cet incendie fut l’occasion pour beaucoup de rappeler que la France pleurait ses « racines chrétiennes », que la chrétienté était touchée en plein cœur, et que nous prenions conscience brutalement de cet héritage que nous avions vainement essayé de refouler. Arrêtons-nous sur ces supposées « racines ». Athées militant sans être prosélyte – toute forme de prosélytisme est une abomination – je considère évidemment que la France, « fille aînée de l’Eglise », a des racines chrétiennes et plus spécifiquement catholiques. Seuls les imbéciles – qui, certes, savent se faire entendre – le nient. En ce sens, il me semble essentiel de préserver notre patrimoine chrétien en tant que chrétien. Je parle bien du patrimoine : les pratiques actuelles, les croyances contemporaines, les dogmes d’aujourd’hui… tout cela ne mérite en rien le respect de la République. Un crucifix acheté pour trois sous au bazar du coin n’a, pour la République, aucune valeur, ce n’est rien de plus que deux bâtons entrecroisés sur lesquels on a suspendu un chevelu à demi-nu et agonisant. Ce point essentiel étant éclairci, je redis que notre patrimoine chrétien – toute la question étant alors de savoir ce qui relève ou non du patrimoine – doit être préservé en tant que chrétien. Prétendre hypocritement que l’on pourrait séparer l’objet de sa fonction est absurde. Un peu comme si un américain disait que pour lui, les armes devaient être autorisées en tant qu’objet indépendamment de leur fonction : tuer. Une église – comme c’est le cas de tout objet technique – est, pour dire les choses grossièrement, la matérialisation d’une fonction particulière. On ne peut séparer le couteau de la lame qui tranche à vif.

Mais, pour autant, assumer les « racines chrétiennes de la France », est-ce le fin mot de l’affaire ? Assurément non. Au jeu des racines, il faut les considérer toutes, sans quoi l’arbre dépérit et meurt. Car la France a de multiples racines. Par exemples, des racines anticléricales, ou du moins critiques, qui poussent très profondément dans notre terreau historique. Avez-vous entendu parler de Voltaire ? Je sais que les tenants des « racines chrétiennes » vomissent les Lumières, qu’ils considèrent comme une perversion de la « vrai France ». Très bien, remontons le cours de l’Histoire. Un peu plus tôt, connaissez-vous La Mettrie ? Et bien avant, connaissez-vous le libertinage baroque ? Montaigne, ce nom vous dit-il quelque chose ? Dès le XVIème siècle, la France inaugure une tradition de pensée critique vis-à-vis du christianisme, une tradition forte et vigoureuse, qui ne s’est jamais éteinte. Chez les juristes, en pleines Guerres de Religions, un Jean Bodin commence à saper les fondements théocratiques de la France, il n’est pas le seul. Nous devons plus à un Bodin ou un Montaigne qu’à leurs adversaires de l’époque. Des racines qui remontent au XVIème siècle, alors que la France existe à peine, cela me semble assez pour dire que les seules racines chrétiennes relèvent plus du mythe que de la vérité historique.

La France a aussi des racines franchement athées, et quelles racines ! Jean Meslier est, début XVIIIème, rien moins que l’inventeur de l’athéisme ! D’autres lui emboîteront vite le pas : Diderot, D’Holbach, Sade à sa manière, puis une partie de la tradition du socialisme français, jusqu’à Sartre… Autrement dit, la France est le pays de l’athéisme. (Je renvoie à notre brève histoire de l’athéisme en France pour plus de détails.) Que faut-il de plus ? La France a des racines chrétiennes indéniables, très profondes, qui ont fait de ce pays ce qu’il est, mais ce ne sont pas les seules. D’autres existent, parfois tout aussi profondes. Rejeter les unes au profit des autres ou les autres au profit des unes est une même erreur.

Ainsi, quand la France pleura Notre-Dame, furent aussi versées quelques larmes qui en irriguèrent les branches chrétiennes. Mais ce fut surtout l’arbre tout entier qui goûta tristement l’eau salée et tiède qui roulait en grosse gouttes sur nos joues. D’aucuns se remémoraient les Alléluias chantés à la volée sous les voûtes rongées par les flammes, d’autres, le sacre de Napoléon Ier, certains relurent les premières phrases du roman de Hugo, enfin, il revint peut-être à la mémoire de nos aînés de Gaulle libérateur de Paris dans la cathédrale… Notre-Dame parle au cœur de chacun d’une voix différente. Toutes ces émotions furent, je l’espère, contenues, intimes. A mille lieu de l’obscénité diffusée à quelques mètres seulement et qui envahissait les ondes comme une peste dans un air lourd de pestilence…

Macron pyromane en chef

Ainsi, je le crains, le soir du 15 avril, devant les images de Notre-Dame en feu, il n’y eut pas beaucoup d’émotion sur les plateaux télé, ni parmi les commentateurs. Mais il y a une personne qui fut la plus dénuée d’émotion : Emmanuel Macron. Pour lui, tout est com’, tout est image. Ainsi, pour lui, tout est obscène. Il est l’obscénité. Il devait, ce soir-là, s’adresser à la nation en crise. Il ne le fit pas, émotion oblige. Il eut des mots creux, il joua sa carte. Personne ne l’écouta. Par contre, le lendemain fut un jour plus funeste encore. Car ce jour-là, Notre-Dame, décapitée mais toujours debout, vacillante mais tenant bon, fière et belle malgré la cicatrice, blessée mais défiant la mort par son insolence telle une Carmen bravache déclarant face à celui qui va la tuer que « libre elle est née… et libre elle mourra ! »[4] ; Notre-Dame reçut, le 16 avril, un coup autrement plus cruel que le premier. Un coup peut-être mortel celui-là.

Notre bon roy, notre berger, notre timonier à nous, fit cette déclaration fracassante qui fit trembler les vitraux intacts de la Dame mutilée : « Alors oui, nous rebâtirons la cathédrale Notre-Dame plus belle encore, et je veux que cela soit achevé d’ici 5 années. » Preuve que notre monarque sait manier l’ironie, il ajouta quelques secondes plus tard : « Ne nous laissons pas prendre au piège de la hâte. » Les murs de la belle furent à nouveau secoués, mais de rire cette fois.

« Belle, c’est un mot qu’on dirait inventé pour elle »

Que peut bien vouloir dire rebâtir Notre-Dame « plus belle encore » ? L’infinie fatuité du morveux élyséen fut à juste titre moquée et ridiculisée. Mais il y a plus que la boursouflure, la prétention, l’orgueil propre aux enfants. Il y a surtout le mépris abyssal pour le patrimoine, l’héritage, le passé, ce qui nous constitue bien avant notre naissance. Ce dont nous sommes certes héritiers, mais surtout les exécuteurs testamentaires. Notre mission est de transmettre ce qui nous a été transmis, nous qui sommes de passage. Le macronisme n’estime que le futur, l’avenir d’un Progrès toujours en marche. Le Progrès, notre César sans lauriers n’a que ce mot à la bouche. Il y a très clairement pour lui un cours ascendant de l’Histoire, l’avènement du Meilleur coïncidant très exactement avec celui du marché. Le passé, à ce titre, ne peut qu’être résolument dépassé, au sens de ringard, arriéré, obscur. C’était forcément pire avant – voilà la formule de l’en-marchisme.

Pourtant, notre époque n’a, en matière de beauté, aucune leçon à donner. Là aussi, la raison est simple, la beauté a purement et simplement été liquidée. Construction sociale, regard de dominants sur les dominés, appropriation : la beauté n’est plus qu’une affaire suspecte. Relativisme total, multiculturalisme, chose purement subjective : la beauté est strictement individuelle, donc elle disparaît. Exemple : si je dis que la musique de Mozart est belle, on me renverra immédiatement à mes goûts « occidentalocentrés », voire de « mâle blanc », on me traitera d’être passéiste ou réactionnaire, on me dira « qui es-tu pour juger ? » L’art dit contemporain évolue globalement dans cette ère de la post-beauté, pour le pire mais aussi le meilleur. Il essaie, avec de francs succès ou de lamentables échecs, de penser l’art autrement, loin des canons de la beauté, loin de la beauté tout court. Cela crée pour ainsi dire un espace vide dans notre esthétique épurée de beauté, espace qu’il faudra combler d’une manière ou d’une autre. L’esthétique post-moderne qui est la nôtre n’a plus de norme, au sens où un David Hume pouvait, au XVIIIème écrire une Norme du goût. Une seule chose, une seule instance, est encore à même de créer ses propres normes, car ce sont des normes que l’on pense neutres, des normes « non-normatives », purement formelles et visant une seule fin, une seule valeur vu comme « méta-valeur » dirait Michéa au-dessus de toutes les autres : la liberté. Cette instance, c’est le marché. Ainsi, le marché prend la place des anciens critères, obsolètes, du beau : sera beau ce qui est susceptible de s’insérer sur le marché – c’est-à-dire rentable. Ou, dit dans le langage macroniste, ce qui est « progressiste », ce qui est moderne, « adapté ». Ainsi, lorsque Macron dit « plus belle », il ne faut surtout pas y voir une référence à la beauté. Car la « beauté » dont il est question est tout image, tout obscénité. On montre le beau en tant que beau, il finit par fonctionner comme signe de lui-même. Il devient lui-même une marchandise. C’est-à-dire la négation absolue de la beauté[5].

Cette phrase terrible pose donc la question suivante : qu’est-ce que la beauté pour un Macron ? Pour y répondre, demandons au Premier Ministre. Monsieur Philippe, Edouard de son prénom, annonça, en Conseil des Ministres du 17 avril, le lancement d’un concours international d’architecture pour rebâtir la flèche de Notre-Dame. « Le concours international permettra de trancher la question de savoir s’il faut reconstruire une flèche, s’il faut reconstruire la flèche qui avait été pensée et construite par Viollet-le-Duc ou s’il faut, comme c’est souvent le cadre et le cas dans l’évolution du patrimoine et l’évolution des cathédrales, doter la cathédrale Notre-Dame de Paris d’une nouvelle flèche adaptée aux techniques et aux enjeux de notre époque ». Voilà sans doute une idée de la beauté macronienne : « adaptée aux techniques et aux enjeux de notre époque ». La beauté semble elle aussi soumise au paradigme du Progrès : la beauté d’hier est moins belle que celle de demain. C’est bien ce que nous disions plus haut : la beauté macronienne est soumise au Progrès, donc au marché. Elle répond à un concept, ce qui, si l’on suit Kant sur ce point, la disqualifie en tant que beauté.

« On a dressé des cathédrales, des flèches à toucher les étoiles, dit des prières monumentales. Qu’est-ce qu’on pouvait faire de mieux ? »[6]

Remarquons le procédé retors du Premier Ministre : un concours d’architecte pour savoir s’il faut reconstruire la flèche de Viollet-le-Duc ou pas. Or, ça n’est pas à un concours de trancher cette question, car, en fait, il n’y a pas de question du tout. Rappelons que la cathédrale est classée Monument Historique et Patrimoine Mondial de l’Humanité, ce qui comprend la flèche bâtie au XIXème par Viollet-le-Duc. La flèche est classée, elle ne nous appartient pas. Il faut donc la rebâtir. Point final. Bien sûr, cela n’exclut pas que les techniques soient celles d’aujourd’hui, en ce sens, la restauration sera bien « adaptée à notre époque ». Mais sur le plan technique uniquement. On peut toujours jouer sur les mots en disant qu’une restauration à l’identique est impossible, car les techniques et les matériaux seront nécessairement différents. La belle affaire : que l’on restaure la flèche comme ceci ou comme cela importe peu. Mais il est malhonnête de dire que puisqu’on ne la reconstruira jamais à l’identique, alors, on peut s’autoriser à la reconstruire totalement différemment. Lorsque l’on restaure un tableau, on n’utilise pas forcément des peintures qui ont la même composition chimique que celles d’origine, on ne peint pas non plus avec les mêmes gestes, et après ? Qui oserait ajouter un smartphone dans la main d’un naufragé du Radeau de la méduse sous prétexte de restaurer cette œuvre selon « les enjeux de notre époque » ? L’absurdité règne en maîtresse.

Pardon, que dites-vous ? « La flèche de Viollet-le-Duc est postérieure, et de loin, à la construction de la cathédrale, c’est un ajout architectural tardif. Pourquoi dès lors ne pas nous aussi faire nos propres ajouts ? » D’abord, on l’a dit, cette question n’a pas lieu d’être car la flèche, comme l’ensemble du monument, est classée. La démarche du gouvernement, qui s’affranchit de toutes les règles en termes de restauration du patrimoine, est ainsi un scandale absolu. D’autant qu’avant cette annonce, ce gouvernement pourtant si friand « d’experts » n’a pas cru bon devoir entendre les historiens de l’art, les conservateurs, les experts des monuments de France… Macron ne s’autorise que de lui-même : définition de l’autocratie. Pourquoi, donc, ne pas faire nos propres ajouts ? Mais, grands dieux, si la restauration de Notre-Dame prévoyait une nouvelle flèche un peu différente de celle de Viollet-le-Duc, mais dans le même esprit, et surtout, stylistiquement cohérente avec le reste du bâtiment, personne ne verrait rien à y redire ! Car ce fut la démarche d’Eugène Viollet-le-Duc lui-même lorsqu’il restaura la cathédrale au milieu du XIXème siècle. Lorsqu’il fallut remplacer la première flèche qui avait subi les avanies du temps, l’architecte génial prit quelques libertés avec la rigueur historique (il se fit représenter sous les traits de Saint Thomas, entre autres) mais avec le souci de la cohérence architecturale. Jamais Viollet-le-Duc n’eût accepté ni même osé imaginer que Notre-Dame eût les traits d’une construction du XIXème siècle ! Il fallait que la cathédrale conservât son style gothique. Cette exigence doit être la nôtre. Toute autre lubie en la matière relève assurément de l’aliénation mentale.

L’évolution d’un monument historique se fait par sédimentation, c’est-à-dire un long et patient dépôt de couches infinitésimales les unes sur les autres, en aucun cas un grand remue-ménage. Personne ne conteste le fait que chaque chose évolue, Notre-Dame comme tout le reste. Mais une chose est d’apporter de petites touches à notre patrimoine qui lui font progressivement traverser les âges à son rythme propre, nécessairement lent, heureusement inertiel, providentiellement retardé ; autre chose de lui forcer la main, de le défigurer en interrompant brutalement tout ce travail sédimentaire. Pourquoi cette lenteur est-elle nécessaire, heureuse, providentielle ? Le patrimoine, qu’il soit monumental, littéraire, artistique au sens large, traditionnel etc. nous ancre dans la continuité des temps en nous rappelant d’où nous venons – ce qui est une condition pour savoir où nous allons. Privés de cet ancrage, de cet enracinement, nous ne sommes que des courants d’air, êtres sans consistance, condamnés à ne jamais nous arrêter, à tournoyer à l’infini sans repos. Le passé est là pour nous rappeler nos limites, il a une fonction essentielle : celle de lutter contre la démesure, l’hybris de ne se croire redevable de rien ni personne. Cette démesure, cette hybris, sont les nôtres aujourd’hui. « En marche » nomme cette fuite en avant. En plus de cela, le patrimoine nous aide à prendre place dans le monde dans lequel nous sommes jetés. Il introduit un peu de stabilité, de permanence dans le « flux continuel » pour parler comme Rousseau. Il est la garantie que l’Homme n’a pas à rebâtir à chaque fois le monde. Cette stabilité est essentielle.

Et enfin, si Notre-Dame doit s’adapter à notre époque, comme le souhaite apparemment le Premier Ministre, en faisant fi du reste, c’est que l’on nie absolument le fait qu’elle ait pu s’adapter à d’autres époques. C’est nier précisément son évolution, qui garde en elle trace de toutes les étapes franchies. L’évolution est mémoire des chemins parcourus. Autrement dit, au nom de l’inévitable évolution de toutes choses, on en vient à rejeter le travail de l’évolution pour que les choses ne représentent plus que nous : notre époque, notre temps, nos enjeux. Nous, nous, nous toujours nous – c’est-à-dire : moi, moi, moi encore et toujours moi, car le nous post-moderne n’est que l’agrégat de nos « moi-je » grumeleux. L’évolution est une dialectique, au sens hégélien : aufheben disent les allemands, c’est-à-dire à la fois abroger, nier, abolir, et à la fois conserver, garder. Tout est là, mais tout est différent. C’est ainsi que l’on change en restant le même : je suis toujours l’enfant que je ne suis plus. Le changement, paradoxalement, suppose la permanence. Il en va de même bien entendu pour un bâtiment. L’adaptation à marche forcée n’est pas une évolution, qui est d’ordre processuel.

Bien sûr, si l’on refaisait la charpente, le toit ou la flèche de Notre-Dame selon l’esthétique architecturale du XXIème siècle, resteraient les murs, les vitraux, les piliers, le parvis… Mais ce ne seraient plus les mêmes murs, ni les mêmes vitraux, les mêmes piliers, le même parvis. Notre mission, je le redis, est de transmettre ce qui nous fut transmis, non de nous l’approprier comme si nous étions les premiers ou les derniers hommes sur cette Terre. Car c’est le fond de l’imaginaire macronien : ces gens s’imaginent que le monde leur appartient, qu’ils peuvent tout prendre et ne jamais rendre. Ils sont dans l’extorsion permanente.

En marche au pas des bulldozers

Revenons sur les « cinq ans » promis par notre Potentat en culottes courtes. Pour cela, citons longuement un article indispensable de Didier Rykner, historien de l’art, qui anime La Tribune de l’Art.

« Soulignons également un risque mortel que fait courir cette précipitation à la cathédrale Notre-Dame. Nous avons pu constater […] que l’une des causes possibles des sinistres de ce genre était la multiplication anarchique et au même moment de plusieurs corps de métier qui ne parviennent pas à se coordonner en toute sécurité. Restaurer Notre-Dame en cinq ans est impossible, à moins que l’on mette de côté toutes les règles de sécurité, toutes les précautions que l’on doit prendre sur un chantier tel que celui-ci et uniquement si l’on fait travailler les ouvriers à une cadence stakhanoviste. Donc en multipliant les interventions simultanées sur la cathédrale. Et en augmentant ainsi le risque d’un nouvel incendie dont le monument ne se relèverait pas.
Ce […] délai de cinq ans port[e] également en germe des menaces sur l’ensemble des monuments historiques. Car même en formant les artisans nécessaires pour le chantier – ce qui par parenthèse ne se fait pas d’un claquement de doigts et demande également du temps – une restauration (trop) rapide mobilisera un nombre considérable de compagnons qui ne pourront plus intervenir ailleurs. Il est à craindre que, compte tenu du nombre restreint d’entreprises spécialisées dans le patrimoine (les baisses de crédit ont eu raison de beaucoup d’entre elles), ce chantier n’aspire une grande partie des ressources, laissant les autres monuments privés de compétences pour leur restauration. »

Tout est dit et bien dit. Là comme partout ailleurs, le Président se conduit comme un enfant gâté faiseur de caprices, irresponsable et inconséquent. Lui et son Premier Ministre démontrent leur haine du patrimoine français – donc de la France. Rien d’étonnant venant de celui qui déclara qu’il n’y a pas d’art français ni de culture française. Cette volonté d’un concours architectural mondial le démontre assez. Bien sûr, même au Moyen-Age et après, les artisans de tels joyaux venaient parfois d’ailleurs, on songe tout naturellement à François Premier et à son appétit d’art italien. Mais ces gens venaient d’une même sphère culturelle. Quelle absurdité d’ouvrir un tel concours à des japonais, des chinois, des architectes de culture arabo-musulmane, des panthéistes africains et j’en passe ! Cela montre que pour Macron, toutes les cultures sont interchangeables, aucune n’a de spécificité propre. Cela signifie surtout qu’il est imperméable à la beauté elle-même, car la beauté est nécessairement incarnée, située dans le temps et l’espace. Et c’est parce qu’elle l’est qu’elle peut ensuite toucher le monde entier. Autrement dit, si Notre-Dame est si belle, c’est justement parce qu’elle est ancrée profondément dans l’imaginaire français et catholique. Si nous trouvons que le Taj Mahal est si beau, c’est parce qu’il est un bijou d’architecture moghole non un gloubiboulga mondialisé ni une chiure multiculturelle (ce qui n’empêche pas l’art d’être parfois au confluent de plusieurs époques ou de plusieurs cultures, ce qui est parfaitement le cas, en musique, d’un Mozart ou d’un Ravel)[7].

La « loi scélérate »[8]

Il y a pire que ces déclarations à l’emporte-pièce. Le 24 avril, le gouvernement déposa un « projet de loi pour la restauration et la conservation de la cathédrale Notre-Dame de Paris et instituant une souscription nationale à cet effet » soumis à une procédure d’adoption accélérée. Outre les réductions d’impôt majorée qu’il permettra, la création d’un énième établissement public dédié, alors qu’il existe déjà ce qu’il faut – qui parle de gaspillage ? – l’article 9 de ce projet de loi est sidérant. Pour tout dire, je me suis pincé plusieurs fois pour être sûr de ne pas halluciner.

« L’article 9 habilite le Gouvernement à prendre par ordonnance, dans un délai de deux ans à compter de la publication de la présente loi, toutes dispositions relevant du domaine de la loi, afin de faciliter la réalisation des travaux de restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris. En tant que de besoin, il pourra être procédé à des dérogations ou des adaptations s’appliquant aux règles d’urbanisme, de protection de l’environnement, de voirie et de transports, ainsi qu’aux règles de commande publique et de domanialité publique. Cette dérogation ou adaptation pourra également porter sur l’archéologie préventive concernant par exemple la procédure de choix de l’opérateur, ainsi que les règles de préservation du patrimoine concernant notamment le droit applicable aux immeubles construits aux abords d’un monument historique. »

Cet article prévoit ni plus ni moins que de passer outre toutes les réglementations existantes, si besoin par ordonnance, hors de tout cadre démocratique et dans l’opacité la plus totale. Déroger aux règles de commandes publiques ? Sans être complotiste, comment ne pas y voir une tentation scandaleuse de copinage, de favoritisme, de transactions louches, toutes choses dont, par ailleurs, la macronie est si familière ? Laissons à nouveau la parole à M. Rykner : « Exit toutes les procédures habituelles de restauration des monuments historiques. Finie l’ennuyeuse commission nationale des monuments historiques, fini le contrôle des Architectes des Bâtiments de France parfois si tatillons, fini le contrôle des conservateurs des monuments historiques, finies les ennuyeuses prescriptions pour les restaurations, finie l’archéologie préventive qui pourrait permettre de profiter des travaux de restauration pour fouiller le sol de Notre-Dame… » La catastrophe est assurée. Dans les mains de quels terroristes culturels Notre-Dame est-elle tombée ? Car comme le fait remarquer M. Rykner, cet évènement pourrait constituer un précédent, ou préluder à la destruction future des règles de conservation de monuments historiques. Terrorisme est bien le mot.

A ce propos, la meilleure réponse aux complotistes qui virent, et continuent de voir, dans cet incendie l’œuvre du Président, est là, juste sous nos yeux. Pas besoin d’en appeler à un hypothétique complot fantasmatique : le véritable attentat contre Notre-Dame est perpétré en plein jour (bien que les médias ne se soient pas précipités pour détailler ce projet de loi, ce qui eût été très étonnant), au vu et au su du tout le monde. C’est d’ailleurs le plus effrayant du macronisme. Il peut commettre les pires insanités, promulguer les lois les plus farfelues, les plus iniques, les plus antidémocratiques en pleine lumière. Et c’est bien là l’effet de l’obscénité dont nous parlions plus haut. Plus Macron montre son cynisme, plus il étale sa haine et son mépris, moins on les voie – du moins dans les sphères médiatiques et institutionnelles.

Écoutons les mots Victor Hugo avant de conclure. Le génie anticipe tous les évènements car il est au-delà du temps…

« Notre-Dame de Paris a peut-être ouvert quelque perspectives vraies sur l’art du Moyen-Age, sur cet art merveilleux jusqu’à présent inconnu des uns, ou, ce qui est pire encore, méconnu des autres. Mais l’auteur est bien loin de considérer comme accomplie la tâche qu’il s’est involontairement imposée. Il a déjà plaidé dans plus d’une occasion la cause de notre vieille architecture, il a déjà dénoncé à haute voix bien des profanations, bien des démolitions, bien des impiétés. Il ne se lassera pas. […] Il sera aussi infatigable à défendre nos édifices historiques que nos iconoclastes d’écoles et d’académies sont acharnés à les attaquer. Car c’est une chose affligeante de voir en quelles mains l’architecture du Moyen-Age est tombée, et de quelle façon les gâcheurs de plâtre d’à présent traitent la ruine de ce grand art. C’est même une honte pour nous autres, hommes intelligents, qui les voyons faire et qui nous contentons de les huer. »[9]

Conclusion

16 avril, 4 heures du matin. Le feu est maîtrisé. 6 heures plus tard, le voilà enfin éteint. Un trou béant s’ouvre dans la charpente, bouche aux chicots calcinés hurlant la douleur d’un pays en faisant pleuvoir ses échardes fumantes comme des postillons. On voulait que Notre-Dame ressemblât à notre époque ? Eh bien c’est fait. La voilà, notre époque, ce vide muet qui pourtant nous écorche les oreilles. On voulait une cathédrale moderne ? Eh bien c’est fait. La modernité est toute entière dans ce dégueulis de cendres. Messieurs les architectes, ne vous pressez pas pour adapter la belle aux enjeux de notre époque. La bohémienne au visage ravagé, La Esméralda, a fini de danser.

 


[1] Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Le livre de Poche, p174.
[2] Idem. p.230.
[3] Littré définit ainsi le préfixe « ob- » : « Préfixe qui est la préposition latine ob, et qui ajoute au mot qu’elle sert à former une idée de position en face, et aussi de renversement. »
[4] Georges Bizet, Carmen, acte IV, scène 2.
[5] Dans la Critique de la faculté de juger, Kant explique que le beau est dégagé de tout intérêt et de toute émotion, mais aussi de tout concept. Le beau se distingue de l’agréable qui satisfait notre intérêt, et du bien qui est subordonné à un concept. De là, Kant prend l’exemple de la beauté des fleurs, qui est pure car il n’y a point de concept de fleur, ou en tous cas, au moment où nous en contemplons la beauté, ce concept n’entre pas en ligne de compte. Qu’une fleur satisfasse à sa définition ne nous la fait pas paraître plus belle. Elle est une pulchritudo vaga, une « beauté libre ». La beauté d’une église, elle, « suppose un concept de fin qui détermine ce que doit être la chose, et par conséquent un concept de sa perfection; ce n’est qu’une beauté adhérente » ou pulchritudo adhoerens. Mais aujourd’hui, Notre-Dame nous apparaît comme une beauté libre, car les concepts qui présidèrent à sa construction nous sont étrangers, ils se sont perdus dans la poussière des âges et ce sont évaporés en même temps que l’emprise de la religion sur nous.
[6] Francis Cabrel, Le chêne liège.
[7] Mozart : entre le baroque d’une part (il eut pour professeur entre autres Jean-Chrétien Bach, l’un des fils de Jean-Sébastien Bach, le génie baroque bien connu) et le classique d’autre part qu’il porte à son apogée. Ravel quant à lui, fut l’un des grands introducteurs du jazz en France, sa musique en est profondément imprégnée.
[8] Je reprends le titre de l’article de Didier Rykner sur La Tribune de l’Art : Notre-Dame : un projet de loi scélérat
[9] Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, Note ajoutée à l’édition définitive, 1832.


Merci d’avoir lu cet article, si vous l’avez apprécié, n’hésitez pas à le partager sur les réseaux sociaux ! 

Pour ne rien rater de nos prochaines publications pensez à vous abonner !

Leave a Reply