Où va le bloc bourgeois ?

Bruno Amable et Stefano Palombarini

Editions La Dispute, 2022


Après avoir théorisé l’existence du « bloc bourgeois » en 2017, et sa victoire avec l’élection de Macron, les économistes Bruno Amable et Stefano Palombarini remettent l’ouvrage sur le métier. Dans ce petit livre d’entretien, ils mettent leur concept une nouvelle fois à l’épreuve en analysant trois moments clé de la séquence électorale de 2022. Un premier entretien avant la campagne de la Présidentielle, un autre juste après, et un troisième réalisé une fois les législatives passées. Quels sont les enseignements de l’élection de Macron et de son échec relatif aux législatives, comment penser les recompositions politiques et sociologiques ? Où va le bloc bourgeois ? donne à voir l’application pratique d’un concept, on y lit les réflexions de deux chercheurs qui, répondant à des questions d’actualité brûlante, montrent le travail scientifique en train de se faire.

En 2017, la notion de « bloc bourgeois » faisait irruption dans le champ de l’analyse politique. Avec L’illusion du bloc bourgeois, Amable et Palombarini livraient une grille de lecture d’une grande acuité, et permettaient de repenser les décompositions politiques à l’œuvre sur fond de crise politique, depuis des années voire des décennies, en France. Cette notion est déterminante pour comprendre non seulement l’émergence d’Emmanuel Macron, mais aussi tous les déplacements et les restructurations de l’échiquier politique qui l’ont accompagné – et qu’il a accompagnés par la même occasion. De quoi s’agit-il ? Pour simplifier, disons qu’à partir des années 1990, un décalage croissant s’est fait jour entre d’une part les aspirations néolibérales de certains dirigeants des deux principales formations politique du pays – le Parti Socialiste et la droite RPR/UMP – et leurs bases sociales respectives. Comme l’explique Palombarini, « il y avait des responsables qui avançaient ouvertement l’idée d’une stratégie politique liée à la réforme néolibérale, et par rapport à laquelle leur propre base électorale était un problème » (p.26). Autrement dit, les Balladur (à droite) et Delors (à gauche) de l’époque voulaient rallier leurs formations politiques, et le pays tout entier, au paradigme néolibéral, paradigme par ailleurs rejeté et contradictoire avec les intérêts de leurs bases militantes populaires. Pour dire les choses en un mot, la base sociale de la droite comme celle de la gauche n’acceptait pas ce tournant néolibéral. Ce furent alors Chirac et Jospin qui furent adoubés. Il ne manquait aux néolibéraux de tous bords qu’une structure commune, qui les aurait tous ralliés : le fameux « bloc bourgeois ». « Le bloc bourgeois est une tentative politique d’agréger un nouveau bloc à position de domination, qui réunirait des éléments de l’ancien bloc de gauche et des éléments de l’ancien bloc de droite » (p.33), et de les agréger autour d’une même vision néolibérale de l’économie et de la société. C’est précisément le tour de force opéré en 2017 par Emmanuel Macron : néolibéraux de tous partis, unissez-vous.

L’intention initiale des deux auteurs est « d’identifier le projet de transformation socio-économique qui pouvait être porté par les différents acteurs politiques […] et le bloc social qui allait pouvoir soutenir, ou pas, ce type de changement institutionnel majeur » (p.28). On le voit, grâce à l’idée de « bloc », économie, politique et sociologie sont pensées ensemble. En effet, comme le soulignent les deux auteurs, « la définition du bloc s’appuie sur la stratégie politique qui l’unifie » (p.117). Les blocs sociaux apparaissent dès lors comme distincts des « classes » au sens marxiste, dans la mesure où une classe ne se définit que par ses conditions socio-économiques. Avec la notion mise au point par Amable et Palombarini, on comprend que des membres d’une même classe puissent appartenir à des blocs différents, s’ils sont séduits ou mettent en œuvre des stratégies politiques différentes. En d’autres termes, cela permet de voir l’existence, par exemple, de « prolétaires de droite » – ce que la classe seule ne suffit pas à comprendre, sauf à recourir à l’idée de « traitres de classe ».

Venons-en au nouvel essai d’Amable et Palombarini, Où va le bloc bourgeois ? Dans ce texte, issu de trois entretiens réalisés à différents moments de la séquence électorale de 2022 (en mars, au début de la campagne, en mai, après les résultats de la Présidentielle et en juin après les législatives), les économistes mettent en pratique leurs analyses et en particulier tentent de penser les évènements politiques en cours en regard de leur théorie des « blocs ». Après un bref retour sur leurs parcours respectifs, et sur les influences intellectuelles qui ont marqué l’évolution de leurs pensées, ils dissèquent pas à pas les forces politiques à l’œuvre. Ils montrent comment le bloc bourgeois a pris corps autour de la figure d’Emmanuel Macron en 2017, en rassemblant les néolibéraux de droite et de gauche, et comment ce bloc s’est transformé en 5 ans. Après son travail de sape à droite comme à gauche, « Macron est allé chercher une partie de l’électorat de la droite traditionnelle » (p.62) – en partie par nécessité, en partie par stratégie politicienne. Et pourtant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le socle sociologique de Macron, « c’est l’électorat hérité du PS » (p.65), qui lui reste viscéralement fidèle malgré ses incartades répétées sur les terres d’une droite de plus en plus « dure ». Car ce qui soude finalement les « bourgeois », c’est l’idée européenne, ce que montre très bien Où va le bloc bourgeois ? Le bourgeois de gauche, sur lequel les deux auteurs reviennent, est prêt à tout pourvu que subsiste l’Union européenne, y compris à soutenir des politiques répressives et antisociales. C’est aussi un des apports de ce texte que de montrer l’alliance objective et subjective des bourgeois dits de gauche avec une politique de droite néolibérale autoritaire. Les intérêts sociaux des plus défavorisés passeront toujours, pour ces gens-là, derrière les « valeurs européennes ».

Où va le bloc bourgeois ? revient longuement sur les leçons à tirer des résultats électoraux récents en termes de recomposition du champ politique. « Globalement, écrit Palombarini, le bloc bourgeois a tenu, même si son périmètre, qui était déjà minoritaire, s’est réduit encore un peu » (p.81). Notons que les auteurs insistent sur le fait que ce bloc, dominant politiquement, voire hégémonique (on retrouve une distinction cruciale, dans l’essai, entre domination et hégémonie), est en réalité minoritaire socialement – ce qui permet, a minima, de s’interroger, sur son caractère démocratique. Ce rétrécissement a rendu nécessaire une ouverture vers la famille politique la plus poreuse aux idées néolibérales, à savoir la droite. Le socle issu de la gauche, pour faire vite, l’ancien Parti Socialiste, reste arrimé au bloc bourgeois, mais il n’y a plus beaucoup de voix à récupérer à la gauche de la gauche, largement hostile à Macron et son monde. C’est donc à droite que l’élargissement s’est naturellement fait. Une droite qui aime d’autant plus Macron que sa dérive autoritaire est de plus en plus évidente. Le discours de Macron va, en effet, « dans de multiples directions, aussi bien la droite la plus réactionnaire quand il fait l’éloge de Pétain que des choses plus « progressistes » lorsqu’il parle de l’égalité des chances » (p.88). C’est, en quelque sorte, l’enfant terrible de Giscard et Le Pen père.

Amable et Palombarini analysent successivement les reconfigurations des autres blocs politiques. La gauche, le bloc de droite, ou le bloc d’extrême droite. Ils nous livrent à ce propos une grille de lecture subtile et mouvante, loin des grosses catégories de l’analyse politique habituelle. Par exemple, ils prennent acte du fait que la « société française est probablement mois « raciste » qu’elle ne l’était il y a quatre ou cinq décennies » (p.108) pour montrer que le soutien, croissant, au Rassemblement National, résulte, non d’une montée du racisme, comme c’est trop souvent affirmé, mais d’un bouleversement de la « hiérarchie des attentes » (p.108). Autrement dit, nous n’accordons plus le même poids relatif aux questions identitaires et aux questions économiques et sociales, car nous avons intériorisé que, sur le plan économique et social, de toutes façons, on ne peut rien faire. A cause de la mondialisation, des réalités économiques, de l’EU, nous n’avons d’autre choix que de poursuivre la marche austéritaire, la casse des services publics et la destruction des protections sociales. Ainsi, certains citoyens reportent leurs attentes sur ce sur quoi ils pensent qu’il est possible d’agir : les questions identitaires. La France ne peut plus rien face à la montée de la Chine, la paupérisation de l’industrie française, l’intégration européenne… mais elle peut encore défendre son identité blanche et catholique. Voilà, très grossièrement, l’un des mécanismes en jeu, ce qui souligne, en creux, l’importance des médias dans la fabrication d’un sentiment d’impuissance économique.

Dans la même veine, on trouvera dans Où va le bloc bourgeois ? des réflexions à contre-courant sur le « vote utile » qui aurait bénéficié à Mélenchon et desservit à Hidalgo. A rebours de l’idée selon laquelle le vote utile est un « faux » vote, qui ne correspond, en réalité, pas à l’adhésion que suscite tel candidat. Or, en centrant leur analyse des « blocs » sur les stratégies qu’ils déploient, les auteurs voient que « par le vote utile, les électeurs soutiennent une stratégie politique qu’ils considèrent réaliste, susceptible de faire accéder une force politique au pouvoir qui satisfera au moins en partie leurs attente. Il n’y a donc rien d’artificiel » (p.90) concluent-ils. En effet, si Mélenchon a été plébiscité, à gauche, par le vote utile, au détriment d’Anne Hidalgo, c’est que les électeurs ont bien compris que donner leur voix à une personnalité politique et un programme de rupture, cohérent et audible, était plus utile que de la donner à une parvenue du PS, qui aurait tôt fait d’être la cinquième roue du carrosse néolibéral. Le néolibéralisme, et la possibilité de rupture avec lui, est en effet, pour les auteurs, la marque distinctive de ce qu’on pourrait appeler « la gauche ». Un gauche néolibérale qui ne propose rien de plus qu’une version adoucie de Macron n’a rien de gauche, et la nommer ainsi, c’est ajouter de la confusion au désordre. C’est la question néolibérale qui fait la différence. Question véritablement centrale dans l’essai, car on a vu que c’est autour d’elle que s’est structuré le bloc bourgeois. Les auteurs insistent beaucoup sur sa capacité à séduire aussi bien à droite qu’à gauche, avec en particulier l’idée d’égalité des chances. Aussi sympathique qu’elle puisse paraître, l’égalité des chances est en fait la quintessence de la vision néolibérale de la société : la compétition généralisée, la concurrence partout et toujours – mais à armes égales. Or, c’est, premièrement, avaliser l’idée que la compétition et la concurrence sont les moteurs fondamentaux de la vie humaine, et, deuxièmement, que les « armes » peuvent être égales – ce qui est rigoureusement impossible. L’égalité des chances est la béquille progressiste sur laquelle s’appuient les néolibéraux « de gauche » pour se persuader qu’ils ne sont pas complètement de droite…

Où va le bloc bourgeois ? est en fin de comptes un petit essai stimulant et synthétique qui permet de faire le tri et d’y voir plus clair sur la séquence politique de 2022. De quoi se remettre les idées en place après le déluge de commentaires et de pseudo-analysent déblatérées à flux tendu sur toutes les chaines d’infos. Un bon petit livre pour se familiariser avec quelques concepts importants de l’analyse politique actuelle mis au point par Amable et Palombarini. A lire !


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