[Bibliosphère] Orwell Anarchiste Tory – Jean-Claude Michéa


Orwell Anarchiste Tory

suivi de : A propos de 1984

et d’un inédit : Orwell, la gauche et la double pensée

Jean-Claude Michéa

Editions Climats, octobre 2020


Une réédition du premier livre publié de Jean-Claude Michéa en 1995, Orwell Anarchiste Tory, augmentée d’un long texte inédit du philosophe. Michéa, en dressant le portrait philosophique de l’anglais George Orwell, se dessine en creux, tant l’on sent que les enjeux, les préoccupations, les méprises également, de la pensée d’Orwell sont aussi ceux de la pensée de Michéa. Ce livre allie le souci pédagogique de restituer la pensée complexe d’Orwell dans sa cohérence interne tout en l’intégrant dans le contexte social-historique d’une époque, celle du milieu du XXème siècle traversé de guerres et de misères, à la densité philosophique d’un véritable essai qui tâche de penser le monde.

Orwell Anarchiste Tory est d’abord une excellente façon d’aborder l’œuvre méconnue de George Orwell. Une œuvre que l’on résume habituellement aux deux romans les plus connus de l’auteur, 1984 et La ferme des animaux. Ces deux romans sont présentés le plus souvent comme de féroces critiques de la dictature communiste, sortes de dissections romanesques du totalitarisme stalinien. Une fois ce constat de l’antistalinisme de George Orwell, il est alors facile de le placer dans le camp d’en face, celui des défenseurs de la démocratie libérale. Et, en s’abstenant d’aller voir plus loin, de résumer toute l’œuvre d’Orwell à ces deux romans – donc de faire d’Orwell lui-même un intellectuel libéral. Or, Michéa a fait, et alors que les autres œuvres de l’anglais n’étaient pas disponibles en français, un conséquent travail de lecture des textes, de traduction, de digestion afin de mettre la pensée subtile et parfois mouvante d’Orwell à disposition du public français. Il fallait d’une certaine façon tordre le cou aux amalgames et aux récupérations. Dans Orwell Anarchiste Tory, Michéa se donne donc pour principale ambition de restaurer la cohérence de George Orwell, une cohérence contenue dans le beau mot de socialisme.

S’il était, et demeure, insaisissable par les classifications politiques classiques, c’est qu’Orwell fut un socialiste iconoclaste, n’ayant pas peur de sortir des sentiers battus et de bousculer les conforts de pensée. Son goût pour le paradoxe et le pied de nez est contenu dans le titre de l’ouvrage, Orwell Anarchiste Tory : anarchiste car rétif vis-à-vis des pouvoirs trop verticaux, tory (les tories sont les conservateurs anglais) car attaché à certaines permanences. Cette expression, employée par George Orwell lui-même sous forme de boutade, est plus profonde qu’il n’y paraît, car elle porte en fin de compte toute la singularité du socialisme orwellien – celui que précisément Michéa explore dans cet ouvrage et au fil de ses propres livres.

Le socialisme d’Orwell est imprégné d’un constant souci des classes populaires. Mais à la différence des communistes de son époque, le philosophe n’idéalise pas le Peuple, le Prolétariat, la Classe des Opprimés, des idoles majuscules désincarnées. Tout au contraire, il a fait le choix, lui à qui, pourtant, l’ascendance aurait garanti une vie bourgeoise sereine, de côtoyer au plus près les classes populaires, de partager leur sort, leurs joies, leurs moments de partage, comme leurs luttes et leurs désespoirs. C’est donc un socialisme incarné et enraciné que promeut Orwell, mais aussi un socialisme pratique, concret et quotidien. Un socialisme qui prend la common decency comme base, cet ensemble, si décrié, de “pratiques quotidiennes d’entraide et de solidarité”(p.204).

Le fait de vivre parmi les petites gens a conduit Orwell à se méfier des intellectuels, des théoriciens de la révolution, des prédicateurs du jour d’après. Cette méfiance est l’un des axes majeurs de sa pensée, et du livre de Michéa Orwell Anarchiste Tory. L’idéologie aveugle les intellectuels, qui finissent, littéralement, par délirer. L’apogée de l’aveuglement, du refus du réel, est appelé par Michéa la « psychose idéologique »(p.32), soulignant la part quasi psychiatrique qu’elle comporte. L’intellectuel est à chaque instant menacé de divaguer, de se couper du réel. Il lui faut des limites intellectuelles, « or, ce sens des limites, garde-fou du penseur, ne peut trouver ses conditions d’existence, c’est la grande idée d’Orwell, que dans la sensibilité morale, dans ce qu’il désigne partout comme la common decency »(p.33). Cette phrase est capitale pour tenir ensemble tous les bouts de la pensée d’Orwell : sensibilité (donc sens du réel), moralité (donc sens de ce qui se fait ou ne se fait pas) et connaissance du monde sont liées. La common decency est aussi une vision du monde. A partir de la lecture des textes d’Orwell, y compris sa riche correspondance, Michéa décortique le fonctionnement de l’idéologie qui enferme les intellectuels et les conduit à défendre l’indéfendable (Mao, Staline, Castro etc.).

Comme toujours chez Orwell, c’est dans les conditions d’existence concrètes qu’il faut trouver l’origine de la psychose idéologique : « la contradiction entre la conscience qu’il a de ses propres capacités et l’indifférence que la société capitaliste lui manifeste pratiquement »(p.40). Autrement dit, le déclassement social des intellectuels les mène au ressentiment puis à l’idéologie. Leurs luttent ne peuvent dès lors qu’être motivées par l’esprit de vengeance, la colère, l’envie de parvenir et de dominer – leurs révolutions ne sont que des tremplins pour leur assurer le pouvoir. Cette contradiction du révolutionnaire idéologue (« défendre le principe d’un pouvoir absolu à l’intérieur même du langage de l’égalité absolue »(p.282)), Michéa lui donne un nom : la « double pensée ». En formulant ce concept, à partir des analyses orweliennes, Michéa nous donne un outil particulièrement efficace pour comprendre les impasses théoriques et pratiques des grandes alternatives de gauche.

Cette impasse, c’est aussi celle de Winston Smith dans 1984. L’un des essais composant Orwell Anarchiste Tory est consacré à une lecture de cet immense roman qu’est 1984. A rebours des commentaires habituels insistant sur le pessimisme d’Orwell (puisque Winston échoue à renverser Big Brother, c’est que toute révolution est impossible), Michéa en livre une interprétation originale. Pour lui, le héros, Winston, est en réalité non pas un résistant de l’intérieur, mais bien un représentant de la caste des intellectuels de gauche : « si Winston échoue, ce n’est pas parce que toute révolte contre le pouvoir de Big Brother serait impossible, mais bien parce que sa propre révolte est fondamentalement fausse »(p.139), fausse car motivée par le ressentiment. Ainsi, l’antistalinisme de 1984 n’est qu’un cas particulier : c’est plus largement la structure même de l’idéologie qui est passée au crible.

L’extrême attention portée par Orwell au langage – on connait tous le « novlangue » de 1984 – prend place dans sa critique de la « psychose idéologique ». L’entreprise totalitaire, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, repose toujours sur un certain usage de la langue, une « langue de bois »(p.43) qui est intimement liée aux structures de domination et de pouvoir. « La langue de bois est déjà contenue en puissance dans les manières de s’exprimer de ceux qui détiennent une forme ou une autre de pouvoir »(p.53), ce qui signifie que le pouvoir dispose d’une capacité de modeler selon des exigences la langue, mais également que la résistance doit nécessairement refuser la langue du pouvoir – qui est toujours dans une proportion variable, une forme de novlangue. Cela justifie l’extrême attention qu’il faut porter au langage concret et aux attaques qu’il subit, car distordre la langue, c’est distordre notre capacité de saisir le réel.

Toutes ces dimensions de critique de l’idéologie, contenues dans Orwell Anarchiste Tory, sont mise au profit, on l’a dit, d’une vision socialiste du monde. Un socialisme ancré dans les classes populaires, enraciné, car, comme le montre Orwell, toute émancipation digne de ce nom est forcément ancrée et enracinée. De là un certain attachement à des pratiques, des façons de faire, des manières de vivre : une forme de conservatisme. Mais un conservatisme limité qui ne soit pas une fin en soi, mais au contraire un point d’appui vers une société « libre, égale et décente ». Dans ce livre, Michéa insiste également sur certains aspects peu connus de la riche pensée de George Orwell, notamment son attachement au corps. La philosophie d’Orwell est une pensée du corps, un corps comme support de l’autonomie. Aucune autonomie individuelle n’est en effet possible si l’on ne sait pas utiliser le corps que l’on est. “Renoncez à l’usage de vos mains et vous aurez perdu d’un coup une grande part de ce qui fait votre personnalité”(p.207).

Enfin, il faut ici dire un mot de la postface, un essai inédit de Jean-Claude Michéa, Orwell, la gauche et la double pensée, qui reprend les thèmes orwelliens et les analyses menées auparavant pour les insérer dans le contexte social-historique qui est le nôtre, et dans lequel ils prennent une dimension particulière. Il faut le dire : nous vivons une époque par bien des aspects orwellienne. La « double pensée » s’incarne, selon Michéa, de façon privilégiée dans la gauche et l’extrême gauche : indigénisme, luttes folles contre toutes les formes de discriminations, refus du passé, progressisme débridé, criminalisation de certaines pensées… La psychose idéologique s’est emparé des esprits. Michéa mène une analyse philosophique, sociologique et sociale de ce phénomène effrayant qui conduit à un rejet massif du socialisme et de l’émancipation anticapitaliste. En effet, la grande thèse de Michéa est que ces mouvements sont en fait des avatars du libéralisme, chargés d’assumer une part de l’idéologie libérale que ne peuvent prendre en charge les libéraux économiques (MEDEF, caste journalistique etc.). Avec une grande acuité et une cruelle ironie, Michéa montre comment Orwell avait en son temps forgé des armes critiques d’une portée immense. Mais s’il s’en prend à raison à la double pensée d’une certaine gauche (très américanisée), Michéa oublie quelque peu un adversaire de taille. Car l’aveuglement idéologique ne touche pas que les fanatiques du genre, de la racisation ou de l’animalisme. Le gouvernement est également, et dans une mesure potentiellement destructrice, pris dans une psychose idéologique inouïe. Macron est un néolibéral psychotique, maniant le novlangue et la double pensée comme personne. On attend avec grand intérêt l’essai de Michéa qui mettra enfin à terre le fanatisme du gouvernement et de ses séides.

Cette nouvelle édition d’Orwell Anarchiste Tory est la plus belle occasion de (re)découvrir le premier essai – et coup de maître – du philosophe montpelliérain. Augmenté d’une très bonne postface, inédite, ce livre présente la pensée d’Orwell non comme une pièce de musée, mais comme une pensée toujours active, une pensée vivante. Bonne lecture !

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