Obsolescence des ruines

Essai philosophique sur les gravats

Bruce Bégout

Editions Inculte, 2022


« Notre époque, écrit Bruce Bégout, ne vit pas la simple absence de ruines, elle expérimente la volonté d’absence de ruines » (p.144). La modernité, qui se caractérise par l’accélération, la rentabilité maximale, la fuite en avant sans repos, la valorisation de l’obsolescent et du jetable, est en train de produire une architecture et une urbanité qui lui ressemblent : consommables et consumables dans l’instant. Les bâtiments se dégradent au moment même où ils sortent de terre, les matériaux se décomposent déjà, la salissure et la corruption se mettent à l’œuvre sans trêve, l’ordure et le débris sont un destin immédiat. Dans ces conditions, notre époque ne produit plus de ruines, seulement des gravats. Obsolescence des ruines, bel essai du philosophe Bruce Bégout[1], arpente les terres d’un monde sans ruines, un monde de flux perpétuel, de tournis généralisé ; ce monde de l’hyperconsommation et du capitalisme triomphant. Qu’est-ce qu’une ruine ? De quoi est-elle la subsistance ? Que signifie habiter dans un monde sans ruine, donc sans subsistance ? Voilà quelques unes des questions vertigineuses creusées dans ce livre passionnant.

L’architecture met en prise l’Homme avec la matière et le temps. Plus que tout autre art – au sens latin de ars qui désigne le savoir-faire, la connaissance, la technique[2] – elle façonne le monde pour le rendre habitable. On voit d’ores et déjà se dessiner toute la complexité dont il sera question dans cet essai consacré aux rapports entre la modernité, l’architecture et l’urbanisme, car cette complexité se situe au carrefour de notions cruciales mais gigantesques. La ruine prend toute sa part dans cette complexité, car elle la résume à elle seule : elle est persistance de l’architecture, elle revoit à une certaine façon d’habiter le monde et place celui qui la découvre ou la contemple dans un décalage historique et affectif à la fois écrasant et rassurant. Or, le point de départ d’Obsolescence des ruines est le constat que « ce que nous construisons tend de plus en plus à bafouer la première règle que, selon Vitruve, l’architecture devrait suivre, à savoir la solidité » (p.17). Les villes, en particulier ces lieux imparfaitement rendus par le français banlieues, et désignées en anglais par le terme suburbia, ces zones transitionnelles – d’habitations, de commerces, de zones dites artisanales… – aux abords des villes, toutes semblables les unes aux autres, les villes modernes donc et leurs banlieues sont devenues elles aussi des biens de consommation et répondent aux mêmes logiques. Une fois l’usage des bâtiments dépassés, les voilà aussitôt détruits, réduits à l’état de gravats. Pire, à peine construits, parce que de facture médiocre, ils s’abîment et se détériorent sans attendre, interdisant la possibilité de leur ruination. C’est à partir de cette intuition que Bégout construit son long et captivant périple dans la ville hypermoderne.

La première étape consiste à s’interroger sur la notion même de ruine. Sous quelles conditions un bâtiment devient-il une ruine ? De quoi la ruine témoigne-t-elle ? Comment résonne-t-elle en nous ? Le philosophe déplie toutes ces questions, en convoquant tour à tour des architectes, des bâtisseurs, des penseurs. Il y a plusieurs âges des ruines. « La ruine antique est merveilleuse, en ce qu’elle projette l’individu qui la parcourt dans un univers étranger et définitivement absent dont les règles sont perdues et ne valent plus ; la ruine moderne est fantastique dans la mesure où elle plonge ce même individu dans une perturbation insidieuse de son cadre de vie et fait surgir l’altération dans le présent. » (p.41) Les ruines antiques nous enchantent parce qu’elles témoignent d’un passé à jamais révolu, d’un monde que nous n’arrivons même pas à imaginer, elles sont les vestiges d’époques qui nous semblent irrémédiablement étrangères tout en nous rappelant à une commune humanité, à laquelle nous participons à travers les siècles. De leur côté, les ruines « de la première révolution industrielle » (p.39) nous montrent la prétention d’une époque qui voulait abolir toutes les autres et se présentait comme l’aboutissement de la civilisation. Et pourtant, la modernité « qui voulait construire un monde neuf, solide et sain, par rapport aux âges obscurs du passé, a subi le même sort qu’eux » (p.39). L’âge de l’acier n’a pas su triompher de la flèche obstinée du temps. Le XIXème siècle, et sa croyance dans le Progrès, a voulu, de toutes ces forces, rejeter les ruines, ne laisser aucune trace, témoignant par ce fait de sa maîtrise absolue de la technique et de l’efficacité. Tocqueville, par exemple, fustige les ruines romaines et loue la civilisation américaine de son temps qui « a privilégié le fonctionnement au détriment de l’apparat » (p.73). Mais ce fut un échec : le Progrès n’a, là comme ailleurs, pas tenu ses promesses… Quant à nous, hypermodernes, nous voilà « dans le troisième âge de la ruine. Après le temps des ruines antiques, puis celui [d]es ruines modernes, voici l’ère de la ruine instantanée. » (p.52) Comme on l’a dit, ce que nous construisons actuellement n’a plus la solidité suffisante pour perdurer. Pire que cela, le principe de destruction est au cœur de leur construction même. C’est en ce sens que Bégout parle d’une Obsolescence des ruines, qui est aussi obsolescence de tous les bâtiments qui ne pourront jamais donner lieu à une ruine. Le capitalisme, qui se nourrit d’un consumérisme infini, doit produire des biens à la fois faciles à consommer, jetables, mais aussi fragiles et destructibles – il en va ainsi de l’architecture. Pour que la machine de la consommation tourne sans s’arrêter, il faut que les biens qu’on accumule périssent, et vite, pour être aussi vite remplacés. « Dans le contexte d’un système productif qui repose de plus en plus sur l’obsolescence des marchandises et sur la disruption continuelle introduite par la course aux innovations, toute industrie est désormais une industrie de démolition. » (p.259) La destruction est au cœur même de la construction – comme obsolescence programmée – et pire encore, c’est en tant qu’ils doivent être détruits qu’on construit la plupart des biens de consommation. De sorte qu’il convient d’inverser la formule célèbre de Schumpeter et parler d’une « création destructrice ».

La ville moderne se caractérise ainsi par la prolifération du Junkspace, « l’espace-poubelle » qui « recouvre ainsi tous les nouveaux territoires dévolus au travail, au repos, aux négoces et aux loisirs. On le retrouve aussi bien dans les lotissements pavillonnaires qu’autour des aéroports internationaux, au cœur des zones commerciales comme dans les parcs d’attraction, sur les bords des routes, dans le système autoroutier, à l’intérieur des immeubles de bureau » (p.93). Pas besoin d’un gros effort d’imagination, l’essentiel des lieux que nous côtoyons appartient au junkspace. Ces bâtiments jetables n’ont, pour ainsi dire, pas d’avenir, car ils demeurent figés dans le présent et l’immédiateté du fonctionnel, nous y reviendrons. Dès lors qu’ils ne servent plus, les voilà détruits ou réhabilités, dans les deux cas, il n’existe nulle place pour leur ruination. Le junk est partout le même, toutes les villes de France, grosses ou moyennes, l’expérimentent d’une façon ou d’une autre. Ce sont toujours les mêmes matériaux, les mêmes formes, et partout, c’est la même absence de ruine. Mais cela va plus loin que la simple architecture : « tout est devenu junk : l’espace, le temps, le langage, les objets, le système des transports, les musées, les galeries d’art, les émissions de télévision, les sites internet, les affects » (p.96). Cela signifie que tout est devenu jetable.

La ruine, parce qu’elle est autant une image « de ce qui passe que de ce qui ne passe pas » (p.76) est prise dans des temporalités qui s’entrecroisent (pour les ruines antiques) et parfois s’entremêlent (pour les ruines modernes). Elle interroge donc nécessairement sur le passé et le présent, et sur ce que le présent fait du passé. Mais elle ouvre aussi sur un futur dont on devine qu’il est en germe dans la ruination à venir des bâtiments actuels. Elle contient enfin le futur antérieur d’époques révolues qui se projetaient dans l’avenir, comme traces fanées de cette projection. Disserter sur les ruines, comme le fait Bruce Bégout, c’est donc s’engager à plein dans le monde. C’est pour cela qu’il ne peut faire abstraction de l’hégémonie capitaliste, qui façonne quasi-intégralement notre rapport aux ruines, à l’architecture, à la ville, donc in fine notre façon d’habiter le monde. Car c’est cela, au fond, qui apparaît avec les ruines : une certaine façon d’habiter – physiquement et moralement – le monde. Cette réflexion se scinde alors en deux questions : que signifie « habiter », mais aussi et surtout quel est le monde qu’on habite. C’est sans doute la raison pour laquelle la troisième partie du livre s’intitule « sur la philosophie de l’histoire », et dresse par touches impressionnistes – presque par amoncellement de gravats pourrait-on dire, car il s’agit là de textes disparates qui s’enchaînent sans se répondre – un portrait du rapport capitaliste à l’histoire, au futur, à la déchéance. Le monde capitaliste, qui détruit sans laisser place aux ruines, est lui-même un monde en ruine. D’où le catastrophisme qui monte, le sentiment croissant que nous sommes, pour parodier Nietzsche, les « derniers hommes »[3] à arpenter la surface de la Terre, et qui nous pousse à visiter les ruines qui restent sur toute la surface du globe dans une frénésie consumériste mortifère. Les ruines dessinent d’une certaine façon un paysage intérieur, leur contemplation comble une certaine angoisse existentielle : « à la ruine intérieure répond toujours la ruine du dehors, dans une sorte d’harmonie pré-établie du désastre » (p.289). Cette angoisse existentielle, c’est notre être-au-monde lui-même ; les ruines nous assurent, face à l’étrangeté qui nous entoure, un peu de stabilité et d’inscription dans la durée. Mais aujourd’hui, c’est cette permanence, cette stase que le flux continuel du consumérisme nous dérobe – comme on dit d’un sol qu’il se dérobe sous nos pieds. En effet, « dans un monde factice », celui du capitalisme consumériste de la disruption, « seule la ruine apparaît comme authentique » (p.323). On voit toute la puissance à la fois esthétique, philosophique, politique mais aussi curatrice des ruines – et en miroir tout ce que peut induire une disparition des ruines.

Dans Obsolescence des ruines, Bruce Bégout part en quête des ruines de la modernité, ce qu’il appelle des « ruines instantanées », ces bâtiments en état de ruine à peine sortis de terre qui pullulent et forment l’essentiel du paysage urbain. La crasse, la tôle, la poussière, la salissure, la dégoulinade et le béton fendu en constituent les éléments essentiels. Il existe alors, comme autrefois pour les tombeaux ou vestiges antiques, de véritables aventuriers de la ville ruinée, des conquérants des gravats modernes, des arpenteurs de lieux abandonnés et oubliés. Emerge alors la figure de celui que Bégout nomme le « ruineur » (p.221). Mais la différence avec le conquistador d’antan, c’est que le ruineur est dans un geste de transgression, non seulement parce qu’il pénètre des endroits défendus, mais aussi et surtout parce qu’il révèle l’échec architectural et urbanistique du monde hypermoderne, il en dévoile la caducité, l’obsolescence. Bégout consacre plusieurs chapitres à l’exploration urbaine, ou urbex, et à ceux qui la racontent. Et tout à coup, grâce au pas de côté de ces aventuriers, c’est notre propre regard sur la ville qui change, car « l’urbex s’affiche comme une critique en acte du l’urbanisme contemporain, avant tout de son caractère ennuyeux et culturellement pauvre, et ce tout en cherchant, en son sein, des lieux qui échapperaient – peut-être par la grâce de leur détérioration – au destin de l’uniformisation » (p.212). La ruine, même « instantanée », apparaît là aussi comme un lieu de résistance aux forces consuméristes. Cela vient en grande partie de ce qu’un bâtiment en ruine est avant tout dépourvu de fonction. Une construction dont on se sert encore ne peux pas être une ruine, sinon dans un sens figuré. Comme l’écrit Bégout, « le processus de ruination commence toujours avec la défaillance fonctionnelle » (p.42). Or, le capitalisme est le monde de l’hyperfonctionnalisme. Chaque chose, chaque individu, chaque comportement doit avoir une fonction, une utilité, un intérêt. C’est alors, dans ce mouvement de réduction tous azimuts à la fonction, que surgit l’aliénation : c’est un devenir machine, un devenir algorithme, un devenir marchandise. La ruine rompt brutalement ce cycle infernal, car elle est permanence de l’inutile. L’urbex met au jour ce décalage, c’est en ce sens une manière de résistance. En décrivant les expériences de ruineurs de chair et d’os, Bruce Bégout provoque chez le lecteur un décalage de regard tout à fait particulier : tout à coup, la ville moderne semble comme étrangère, presque absurde.

Il serait difficile de rendre compte de la richesse d’Obsolescence des ruines, tant cet essai est passionnant et plonge le lecteur dans une sorte de réflexion méditative. Car, enfin, habiter, c’est à la fois l’une des choses les plus naturelles et les plus mystérieuses. Peu de penseurs s’intéressent avec une telle précision à l’architecture, à la ville moderne concrete[4] et aux effets qu’elles produisent. Mais, on l’a dit, l’essai ne se complaît pas dans une critique éthérée de la modernité, l’ennemi est nommé sans ambiguïté : le capitalisme. Entre métaphysique et critique sociale, entre philosophie de l’histoire et urbanisme, Obsolescence des ruines est un objet philosophique et littéraire – je n’ai pas assez insisté sur le style clair et ciselé de Bruce Bégout – marquant et passionnant. Bonne lecture !

 


[1] Philosophe de la ville moderne, penseur de l’architecture, mais aussi écrivain, Bruce Bégout a également travaillé sur le don maussien et George Orwell dans De la décence ordinaire. Il           est maître de conférence à l’université de Bordeaux III.

[2] « L’histoire d’ars fait apparaître une objectivation croissante de la notion : du IIIème au Ier siècle av. J.-C, ars se dégage de plus en plus nettement de l’idée de capacité subjective, individuelle, pour devenir apte à désigner toute forme de connaissance objective, théorique ou pratique, ou théorique et pratique à la fois. » Gavoille Élisabeth. Ars, Étude sémantique et historique du mot latin jusqu’à l’époque cicéronienne. In: Vita Latina, N°148, 1997. pp. 65-68;

[3] Mais, contrairement à la perspective nietzschéenne, nous avons abandonné l’idée d’un dépassement de l’Homme par le surhumain. Après les derniers hommes que nous sommes, il n’y aura plus rien. C’est un nietzschéisme de la destruction, que l’apatride eût sans aucun doute rejeté avec force.

[4] Concrete signifie « béton » en anglais.


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