Nous sommes les autres animaux

Dominique Lestel

Editions Fayard, 2019


La question animale s’est imposée, ces dernières années, comme un des sujets les plus chauds du débat public. Pourtant, force est de constater que les admirateurs des animaux autant que leurs détracteurs ont une symétrique incapacité à penser l’animal pour ce qu’il est et n’est pas. Aimer n’est, pas plus que détester, une bonne façon de comprendre ni de connaître, sans doute pas de défendre non plus. Dominique Lestel, philosophe qui s’intéresse à l’animalité depuis des années, et plus généralement au vivant dans son ensemble et aux rapports – souvent pathologiques – des humains au vivant, propose avec Nous sommes les autres animaux ce qui semble être une bonne synthèse, accessible et rapide à lire, de son travail.

Dominique Lestel prend acte d’un renversement qui s’est produit dans nos sociétés vis-à-vis de la « question animale ». Une part importante de son travail fut de montrer en quoi notre civilisation est bâtie, et ce, depuis l’antiquité grecque, sur une véritable haine de l’animal – et le mot n’est pas trop fort. Mais dans le monde occidental du XXIème siècle, cette haine semble avoir fait place à un amour croissant, activiste, débordant, militant, et parfois violent. Véganisme est le nom de cet amour exclusif et extrême. Lestel, avec son art de la formule – largement mis à contribution dans Nous sommes les autres animaux – affirme que nous sommes passés du paradigme de « l’animal-machine » cartésien à celui de « l’animal-peluche ». Le problème, c’est que ni une machine ni une peluche ne sont de vrais animaux. Dans ce livre, Dominique Lestel va ainsi reprendre en quelques paragraphes sa critique du véganisme, qu’il juge une posture « dualiste » qui reconduit des coupures en permanence, par exemple entre l’animal et le végétal. Mais au-delà, c’est la tournure morale et moralisatrice du débat qui inquiète et irrite le plus Dominique Lestel. Nous sommes en train d’assister à une nouvelle morale répressive qui fait de l’animal le nouveau totem. Or, toute morale détruit, par son intransigeance et son arbitraire, le Bien qu’elle prétend défendre. Certaines considérations très intéressantes permettent de penser à nouveaux frais l’humain à partir de l’expérience de la manducation de viande. Pourquoi, si l’Homme mange de la viande, ne mange-t-il pas de viande humaine ? Première remarque de Lestel : aucun humain ne mange toute la viande comestible, des interdits de toutes sortes émaillent son expérience de carnivore. Autrement dit, on mange toujours plus que de la viande. Seconde remarque, à partir de Cora Diamond Lestel renverse la question : « c’est précisément parce qu’on ne peut pas le manger que l’humain est humain. Dans cette perspective, l’enjeu de la posture végane serait moins d’élargir la sphère de la morale que d’élargir l’espace de l’humain en considérant que tout animal doit être considéré comme une espèce d’humain. […] L’antispécisme se révèle être, en fin de compte, un hyperspécisme. »(p.42)

Nous sommes les autres animaux n’est pas consacré au véganisme, ce livre brasse large, comme on dit. Ainsi, le lecteur y trouvera une philosophie de l’homme-animal et de l’animal-humain, l’intuition de Dominique Lestel étant que « c’est avec l’animal que l’humain devient vraiment humain. »(p.18) L’humain n’existe que parce qu’il existe d’autres animaux, voilà l’idée majeure de cet essai. Pas d’animaux, pas d’hommes. Le rapport à l’animal est constitutif de l’humanité, mais un rapport immersif, vital, total. Un rapport difficile, fait aussi de sang, de crocs, de domination et de prédation. Mais à mille lieux des « pathologies animalières »(p.24) de notre civilisation. Ces pathologies que Lestel distingue : « l’exploitation industrielle, la translocation/la collection, l’expérimentation et la proximité signifiante. »(p.24) Ce ne sont pas que des pathologies « occidentales », bien qu’il soit de bon ton d’affubler l’Occident de tous les maux du monde. Le monde entier bascule dans un rapport apocalyptique à l’animal. Destruction de masse, exploitation industrielle, souffrances inimaginables, usines à chair, maltraitance généralisée… Mais la destruction animale dépasse de très loin l’élevage industriel : « l’humain devient encore plus meurtrier par négligence que par désir meurtrier »(p.95). Les pylônes, les déchets plastiques, les pollutions chimiques, lumineuses, sonores… tout cela tue des animaux en permanence (au passage, notons qu’un végan conséquent devrait arrêter d’utiliser de l’électricité transportée par des pylônes qui tuent des oiseaux, ou un internet dont les câbles et les data center sous-marins détruisent les faunes locales, ou encore de consommer des fruits et légumes produits avec des produits qui déciment les insectes etc.). Et, summum de déni de l’animal, l’émergence des animaux artificiels et du transhumain, qui tendent à déprécier puis enfin remplacer les animaux biologiques : haine de la vie à son paroxysme.

Avant de conclure, j’aimerais insister sur ce que Lestel nomme dans Nous sommes les autres animaux « l’animal singulier », c’est-à-dire l’animal qui sort du lot, qui n’est pas comme les autres dans son espèce, celui qui a un comportement imprévu, qui n’est pas dans le cadre. Celui que l’on ne peut étudier car les statistiques l’écartent sans vergogne. Or, ces animaux marginaux font éclater les catégories et les savoirs établis, ils nous obligent à repenser en profondeur toute notre vision de l’animal. Je m’écarte un peu du livre mais songez que l’on distingue souvent l’Homme de l’animal en disant qu’aucun animal n’est allé sur la Lune, ni n’a découvert l’atome. Mais, l’Homme non plus ! Certains hommes oui, alors que l’immense majorité du genre humain est incapable ne serait-ce que de comprendre ce qu’est un atome. Autrement dit, on n’est pas gêné pour penser l’Homme à partir de ses marges et des exceptions alors que l’on se l’interdit pour les animaux. Lestel invite à revoir notre copie. Il fait le même travail concernant l’anthropomorphisme – cette catégorie honnie – en se demandant si, tout compte fait, il n’aurait pas quelque vertu épistémologique.

C’est le second axe que l’on retrouvera dans Nous sommes les autres animaux en filigrane : redessiner une épistémologie de l’animalité. Il s’agit véritablement du travail philosophique et, oserais-je, scientifique de Dominique Lestel. Une épistémologie multiple, décentrée, reconnaissant ses limites en même temps qu’immersive et corporelle au sens d’un « faire corps ». D’ailleurs, Lestel va très loin dans cette perspective, qu’il nomme un « zoo-futurisme »(117), en justifiant l’hybridation, y compris génétique, entre l’homme et l’animal. Sa défense du chamanisme et sa réhabilitation du paganisme, entreprises depuis des années déjà, s’inscrivent dans la lignée de cette nouvelle épistémologie qui en finisse enfin avec la coupure ontologique entre l’Homme et l’animal sanctifiée par notre civilisation.

Un livre de synthèse, dense mais accessible, qui a les défauts de ses qualités : trop rapide, trop superficiel parfois. Mais toujours stimulant. La force de Lestel est de bousculer, presque au sens propre, son lecteur, de le malmener. Voilà ce que l’on attend d’un philosophe.

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