[Bibliosphère] Notre vie chez les riches – Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot


Notre vie chez les riches

Mémoires d’un couple de sociologues

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot

Editions Zones, 2021


Le plus célèbre couple de sociologues de France qui a, des années durant, arpenté les beaux quartiers, enquêté sur l’aristocratie, qui a décrypté les stratégies de la lutte des classes vue d’en haut, qui a soulevé le voile du monde opaque des riches et a analysé de séparatisme des « élites », Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot nous proposent leurs mémoires de chercheurs atypiques. Notre vie chez les riches est le beau témoignage d’une vie de recherche en sciences humaines, c’est aussi le parcours d’un couple qui a traversé la seconde moitié du XXème siècle jusqu’à aujourd’hui. Entre synthèse académique et autobiographie, entre encarts sociologiques et photos en noir et blanc, la meilleure façon de découvrir le travail essentiel de ceux qu’on appelle les Pinçon-Charlot.

« Nous nous rencontrons au début du mois de novembre 1965 dans la bibliothèque de sociologie de la faculté des Lettres et Sciences humaines de Lille. Michel, grand jeune homme de vingt-trois ans, vient y feuilleter quelques livres avec son ami Jean-Paul Hautecoeur, tandis que Monique, petite jeune femme de dix-neuf ans, découvre les lieux en compagnie de sa chère camarade Inès Watine. La simple remarque souriante de Michel – « pas mal les filles de la nouvelle promotion ! » – va bouleverser toute la vie de Monique. » (p.9) Ainsi s’ouvre Notre vie chez les riches. Tout est concentré dans cette anecdote : la force du couple qui n’est pas encore naît et qui se fondera sur l’amour de deux jeunes personnes et sur leur passion pour la sociologie. Après la rencontre, ils ne se quitteront plus. Les études à Lille, le service militaire de Michel Pinçon, le mariage précipité pour que Monique l’accompagne, les deux années en tant qu’enseignants au Maroc, mai 68 vécu de loin, le retour en France, à Paris, les cours à Paris-Vincennes, l’engagement communiste, les cours et séminaires de Pierre Bourdieu, la maîtrise de sociologie, le CNRS, les enquêtes de terrain dans les beaux quartiers, la nécessité de faire accepter par une société dans la société, cadenassée, opaque et fonctionnant sur le mode de la cooptation, puis les livres, la médiatisation, enfin la retraire… Tout cela s’est fait à deux. Un couple qui est une véritable force – morale et scientifique – pour Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon.

Monique et Michel sont issus de classes sociales différentes – Monique est fille du procureur de Lille, Michel, issu d’un milieu ouvrier – mais, néanmoins, expérimentent chacun à sa façon le déclassement. La famille de Monique est certes à l’abri du besoin, elle n’est pour autant pas riche. C’est aussi cette réalité sociale contrastée qui soude le couple, alors qu’elle aurait pu, comme souvent l’abîmer. « Un couple bancal, écrivent-ils, fait de deux névroses de classe inversées. » (p.30) Leur attrait commun pour la sociologie se nourrit de leur propre expérience et s’enracine dans une jeunesse parfois difficile. C’est aussi le ferment de leur engagement militant auprès du Parti Communiste Français, et ce, malgré la désapprobation de leurs familles respectives. Pour autant, c’est par un tout autre biais que vont se construire peu à peu leurs recherches sur l’aristocratie française et les grandes fortunes. En effet, les Pinçon-Charlot débutent leur carrière au Centre de sociologie urbaine, à Paris, où ils sont engagés « pour réaliser des entretiens à Dijon et dans sa banlieue […] sur les rapports des habitants aux institutions municipales liées aux services sociaux et culturels » (p.57). Cet engouement premier pour la sociologie des villes se retrouvera dans toute leur œuvre ultérieure, puisqu’ils abordent l’aristocratie avant tout par sa façon d’occuper l’espace, de se l’approprier, d’habiter la ville, de créer des quartiers à la fois ouverts sur l’espace urbain, et pourtant très fermés symboliquement et économiquement.

Dans cette démarche, leur premier ouvrage publié tâche de « mettre en évidence le poids des rigidités sociales dans la construction de l’espace urbain et documenter la mobilisation inlassable de cette classe [dominante] pour la défense de son pré carré » (p.84). Le couple arpente les rues de Paris, il sillonne les beaux quartiers, il déambule, il se promène, afin de mieux comprendre la façon particulière qu’ont les plus riches d’occuper la ville. Les beaux quartiers sont intimidants pour ceux qui ne sont pas de ce monde. Les gens modestes les côtoient, ils peuvent tout à fait s’y rendre et emprunter leurs trottoirs, pourtant, une distance infinie les en sépare : une distance économique mais aussi et surtout symbolique. Comme ils l’écrivent fort justement, « la ville est un fait social à l’état objectivé : rapports sociaux et vie sociale cristallisés dans les objets matériels (les formes urbaines bâties) mais aussi dans des institutions, des textes ou des règlements » (p.106). C’est à ce fait social objectivé que s’intéressent les Pinçon-Charlot tout au long de leur carrière. Ils utilisent pour ce faire la grille de lecture de Pierre Bourdieu, avec qui ils eurent des relations professionnelles et amicales. Ils mobilisent les concepts de capital culturel, social et économique, pour montrer comment chaque sorte de capital renforce les autres au sein de la bourgeoisie.

Pour cela, ils ont réussi, par chance le rappellent-ils, à pénétrer la grande bourgeoisie française, et même, souvent, à nouer des liens d’amitié avec leurs sujets d’enquête, à savoir les grands bourgeois eux-mêmes. Ils participent aux soirées mondaines, aux rallyes, aux courses de vieilles automobiles… Ils sont accueillis au sein du gotha français pour mener à bien leurs études et décrypter les mécanismes, complexes et secrets, de reproduction de l’aristocratie. Ils analysent comment la classe dominante se défend dans la lutte des classes, de quelle manière ses membres nouent des liens entre eux, tissent un étroit réseau de solidarité, pour être encore plus forts et encore plus dominants. Ils sont, comme le montrent très bien Notre vie chez les riches, très conscients d’appartenir à une classe sociale en lutte – une lutte qu’ils gagnent. « La mobilisation d’une classe consciente de ses intérêts, de ses richesses et de ses pouvoirs ne connaît pas de repos et fait feu de tout bois. » (p.73) Les mondanités ne sont pas des frivolités, l’aristocratie n’a pas de temps à perdre en vains cocktails ou en réceptions futiles. Elle travaille en réalité à maintenir ses privilèges et à les affermir, en faisant jouer la solidarité, les liens, le népotisme. Les sociologues parlent « d’ostracisme mondain » (p.82) pour qualifier les stratégies des riches qui visent à maintenir l’entre-soi et écarter tous ceux qui ne feraient pas partie du même milieu. Les riches, lorsqu’ils invitent les chercheurs, savent très bien le type de travail que ces derniers effectuent, ils savent qu’ils vont être scrutés, analysés par des sociologues ouvertement critiques. Et c’est justement ce qu’ils recherchent. Ils se montrent « satisfaits d’un ouvrage non hagiographique mais qui dévoile la mobilisation, positive à leurs yeux, de leur propre classe » (p.130), ce qui explique pourquoi ils insistent pour être nommés par leur véritable nom fleurant bon l’aristocratie et dont ils sont particulièrement fiers. Les riches se défendent, et n’ont pas peur de le faire savoir.

Notre vie chez les riches montre les dessous de l’élaboration d’une œuvre cohérente sur toute une vie de chercheurs en sciences sociales. Une œuvre qui, des beaux quartiers, des cercles les plus privés, jusqu’au sommet de l’Etat, n’a eu de cesse que de mettre au jour les mécanismes de reproduction sociale tels qu’ils existent au plus haut de l’échelle sociale. Documenter la façon dont les plus fortunés forment une société dans la société et se livrent à un véritable séparatisme de classe est essentiel pour comprendre le monde d’en bas. C’est l’ambition scientifique et politique des Pinçon-Charlot. Voilà pourquoi leurs livres plus récents, notamment écrits après la retraite, en dehors de l’institution de recherche à laquelle ils appartenaient (le CNRS), visent les rouages étatiques de l’accumulation de capital symbolique et surtout économique. Ils analysent Sarkozy, comme Le président des riches, et Macron comme Le président des ultra-riches.

Notre vie chez les riches est un petit livre plaisant à lire, où l’on découvre un peu de l’intimité de deux sociologues importants de notre époque. Anecdotes et souvenirs côtoient les analyses sociologiques et les réflexions politiques. Une parfaite entrée dans la pensée des Pinçon-Charlot. Bonne lecture !

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