No society

La fin de la classe moyenne occidentale

Christophe Guilluy

Editions Flammarion, octobre 2018


Les analyses de Christophe Guilluy, géographe de profession, sont sans conteste parmi les plus importantes pour qui veut comprendre la situation française, voire mondiale. Son concept de « France périphérique » s’est imposé dans le débat public – bien que le plus souvent vidé de sa substance critique pour le désamorcer, tant il est à même de de corroder les discours dominants, de ronger comme un acide le catéchisme médiatico-politique. Guilluy revient avec No society, son dernier livre qui raconte l’effondrement des classes moyennes occidentales qui entrainent dans leur déchéance la possibilité même de « faire société ».

Qui veut la peau de la classe moyenne ?

No society part d’un constat simple, mais totalement occulté : la classe moyenne n’existe plus. La classe moyenne, c’est-à-dire cette partie majoritaire de la société qui en représente pour ainsi dire le cœur, qui la fait vivre, intégrée à tous égards (économique, culturel, politique etc.) et qui profite peu ou prou des dynamiques économiques. D’une certaine manière, le ventre mou de la société, « intégré et en phase d’ascension sociale »(p.15), qui représente « 50 à 70% de la population »(p.15). Or, pour C. Guilluy, la classe moyenne s’est effondrée, elle n’est plus qu’un mythe.

La première étape est donc de démonter ce mythe, savamment entretenu par les « élites » afin de masquer l’échec complet du modèle qu’elles ont imposé au monde. Un mythe qui « produit une représentation sociale rassurante et politiquement correcte ; celle d’une majorité d’inclus et d’une minorité d’exclus qui, grâce à des politiques bienveillantes d’inclusion […] profiteront demain d’un modèle nécessairement intégrateur »(p.18). Le monde d’en haut continue de parler de classes moyennes, tout en concédant des ratés : ils admettent qu’il existe des exclus de la mondialisation, des fragments de la population qui sont mis à l’écart, voire pâtissent de ce modèle. On admet la désindustrialisation, on verse une larme sur les ouvriers, une survivance de « l’ancien monde » ; on est prêt à reconnaître que les agriculteurs ne s’en sortent pas mais bon, ce ne sont que des minorités éparses, des victimes collatérales finalement insignifiantes au regard des classes moyennes qui, elles, profiteraient de la mondialisation néolibérale. Rassurer le peuple en quelque sorte. Guilluy fait les comptes des exclus : « avec l’émergence du monde des périphéries, nous ne parlons donc plus des marges, des seuls ouvriers ou agriculteurs, mais également des employés, des cols bleus, des petits cols blancs, des jeunes, des retraités, des ruraux, des urbains. L’addition de ces marges finit par former un tout : la société elle-même. »(p.35)

Où sont les périphéries ?

La classe moyenne est morte. Son cadavre, c’est ce que Guilluy nomme la « France périphérique ». L’avantage d’un tel concept, est qu’il évite de limiter l’analyse à l’opposition entre les territoires urbains et ruraux. Il permet de voir plus large et de comprendre que les classes populaires les plus fragiles ne sont pas que rurales : « un ensemble beaucoup plus vaste constitué des territoires de la désindustrialisation, des zones rurales, des petites villes et des villes moyennes. » Guilluy déplace la fracture en opposant « les grandes aires urbaines mondialisées en cours de gentrification et les autres territoires »(p.24). Guilluy parle bien de dynamiques et de moyennes, pour justement, éviter la caricature d’une opposition binaire et manichéenne qu’il ne cesse de dénoncer. « Il existe des périphéries dans les espaces métropolitains comme dans la France périphérique« (p.118) précise-t-il. Et cela fait du monde, plus de 60% de la population sur plus de 80% des communes (p.182). Autrement dit, la France périphérique, c’est l’essentiel de la France. Or, le constat est amère, cette France périphérique n’est plus représentée politiquement, elle ne pèse rien, voire moins que rien, dans les débats et politiques publiques.

Ce concept de France périphérique ne se réduit pas non plus au combat des riches contre les pauvres. Car il y a des personnes modestes dans les grandes métropoles et des personnes riches dans les périphéries. C’est bien le clivage géographique et sociologique qui compte. En effet, « c’est moins le niveau de revenu que la relégation culturelle et géographique qui façonne les nouvelles classes populaires« (p.75). En somme, la France périphérique nomme les exclus de la mondialisation. Penser en terme de France périphérique permet de s’affranchir des oppositions manichéennes et stériles comme on l’a dit. Et pourtant, malgré cela, l’un des principaux contre-arguments au concept de France périphérique est le « c’est plus compliqué que ça », dont Guilluy s’amuse d’ailleurs dans No society. C’est plus compliqué que ça car il y a des pauvres dans les métropoles et des riches dans les campagnes, de l’exclusion dans les banlieues et du dynamisme dans les villages etc. Certes, tout cela existe, mais Guilluy tente de penser les phénomènes globaux. L’argument du « c’est plus compliqué que ça » existe afin de discréditer un concept pour occulter ce qu’il pourrait sinon nous révéler : un aveuglement volontaire. Car, parler de France périphérique « ne signifie pas que 100% des territoires et villes de la France périphérique soient en déclin et habités par des classes populaires précarisées, ni que tous les territoires métropolitains soient gentrifiés […]. Le concept de « France périphérique  » s’affranchit au contraire […] du déterminisme géographique« (p.119).

La relégation de la classe moyenne

No society montre comment cette majorité de la population est invisibilisée, tenue pour quantité négligeable, et le plus souvent dénigrée, moquée, insultée, méprisée. Guilluy décortique les stratégies de relégation des catégories populaires par les élites : relégation géographique et sociale, relégation symbolique, relégation politique, et relégation culturelle. Or, cela revient à ostraciser la majorité du peuple lui-même : un attentat démocratique sans précédent.

Sur le plan géographique et social les choses sont claires : les nouvelles classes populaires n’habitent plus là où se crée la richesse. Par le prix de l’immobilier notamment, elles ont été peu à peu chassées des grandes aires urbaines mondialisées et dynamiques, où se créent l’essentiel des emplois et de la mobilité sociale. Les classes modestes occupent désormais des territoires de plus en plus stériles économiquement, et subissent de plein fouet la mondialisation et le chômage. Elles sont assignées à l’immobilisme social : pour elles, « l’ascenseur social » est bloqué.

Politiquement, il est facile de voir que les préoccupations des classes populaires ne sont plus à l’agenda des dirigeants et sont même stigmatisées. Ces préoccupations sont la « combinaison d’une double insécurité : sociale (liée aux effets du modèle économique) et culturelle (liée à l’émergence d’une société multiculturelle). »(p.26) Or, les seuls à prendre en charge ces thématiques (« régulation économique, frontière, protectionnisme, contrôle des flux migratoires »(p.193)) sont les mouvements dits populistes. Pas de quoi s’étonner qu’ils progressent partout et inexorablement dans les milieux populaires. No society analyse longuement les populismes qui montent, et les dynamiques qui les portent au pouvoir ou à ses portes.

Sur le plan symbolique et culturel, les classes populaires sont méprisées comme jamais. Guilluy mobilise la figure du « déplorable » pour les qualifier, terme employé par Clinton lors de la campagne présidentielle américaine. Les « sans-dents » selon François Hollande, ceux « qui ne sont rien » selon Macron… Des losers… Mais en ostracisant ainsi les classes modestes, c’est le peuple lui-même qui est rejeté, avec des conséquences désastreuses, sur la démocratie, la vie en société, et l’intégration. « Parce qu’elles portaient les valeurs de la société toute entière, ces catégories étaient de fait des référents culturels non seulement pour les classes dirigeantes, mais aussi pour les nouveaux arrivant, les classes populaires immigrées »(p.77). Ainsi, l’intégration des immigrés ne peut plus se faire. Car il n’y a plus de référent à qui s’assimiler ou s’intégrer. Or, « la classes moyenne a toujours été par essence la classe intégratrice »(p.92), celle qui accueillait les nouveaux venus, bon an mal an. Alors que les dominants, eux, font de beaux discours sur l’accueil, sur l’Autre, l’ouverture, mais en fait, se protègent autant qu’ils peuvent des immigrés et sont dans le repli de classe. Ils font la morale aux modestes en les taxant de racisme et de fermeture, mais, dans les faits, ce sont eux qui se cloîtrent dans les citadelles que sont les métropoles mondialisées.

En marche vers « l’a-société » ?

Si le livre s’appelle No society, ce n’est pas par hasard. La disparition de la classe moyenne, la montée des communautarismes, des identitarismes, l’instrumentalisation des minorités par les classes supérieures… tout cela nous plonge dans ce que Guilluy nomme la « société relative ». Une société dans laquelle « la classe politique ne s’adresse plus à un tout mais à des parts de marché« (p.160). En effet, elle a sciemment manipulé les classes populaires immigrées pour les opposer à l’ancienne classe moyenne autochtone. Les dominants ont forgé la figure d’un peuple raciste, fasciste, homophobe, « petit Blanc » pour mieux l’opposer aux minorités et se refaire une « nouvelle virginité« (p.88) sur son dos. Un piège pour diviser les catégories populaires et « évacuer la question sociale« (p.90), à leur profit bien sûr. C’est dans ce contexte, les classes populaires n’étant plus dupe de ce petit jeu cynique et mortifère, que la question de l’immigration a pris une place majeure dans les votes dits « populistes ». L’ostracisation et la culpabilisation ne marchent plus.

Retour au peuple

Christophe Guilluy ne cesse de rappeler que les classes populaires « ont joué le jeu de la mondialisation »(p.36). Elles ont fait confiance aux dirigeants et ont accepté un certain nombre de réformes, d’évolutions, de transformations. Elles ont accepté, dans un premier temps, l’Union Européenne libérale. Mais toutes les promesses ont été trahies, les élites se sont servies d’elles pour asseoir leurs politiques de destruction et servir leurs propres intérêts et se sont finalement retournées contre elles. Le diagnostic des classes populaires est parfaitement rationnel, loin des clichés du plouc aviné accoudé au comptoir et déblatérant sa litanie raciste et démagogique. Non, les classes populaires font un constat lucide sur leur situation, et c’est d’ailleurs parce qu’il est lucide et rationnel que les élites académiques, politiques et médiatiques font tout pour le décrédibiliser : populisme, racisme, peur de l’Autre, angoisse… Tout est bon pour présenter le peuple comme un enfant soumis à des peurs irrationnelles. Ou soumis à des dictateurs en culottes courtes, des tribuns, des populistes manipulateurs (Mélenchon, Le Pen, Trump etc.) : là encore, infantiliser le peuple en le montrant influençable et immature. « Considérant que les classes populaires sont incapables de produire la moindre analyse rationnelle des effets du modèle économique et sociétal, le monde d’en haut se rassure en survalorisant le rôle de quelques tribuns et/ou intellectuels dits réactionnaires »(p.189). Mais ces tribuns ne sont que les conséquences du sursaut des classes populaires, et non sa cause.

Car l’émergence des populismes (Trump, Brexit, Front National, Salvini en Italie, Afd en Allemagne etc.) et plus particulièrement, des thématiques qu’elles portent, imposées en réalité par les classes populaires, signe le retour en force du peuple en politique. Le livre s’achève sur cet autre constat. « Ce basculement vient contredire l’idée d’un monde populaire résigné et impuissant face à la puissance des dominants. Plus important encore, son soft power permet de casser la représentation de classes populaires tentées par l’extrémisme ou la violence, pour révéler au contraire la rationalité et la puissance d’un diagnostic majoritaire et central. »(p.178) Face à cette lame de fond, les élites devront en rabattre, sous peine d’être laminées.

Le peuple est de retour ! Mais les élites se laisseront-elles faire ? Et si elles ne comprenaient pas le message qui leur est envoyé ? Le mouvement enclenché peut-il être inversé ? Telles sont les questions qui se posent à la fin de No society, un livre important, indispensable même !

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