Les origines – Gérald Bronner


Les origines

Pourquoi devient-on qui l’on est ?

Gérald Bronner

Autrement, 2023


« Longtemps, je n’ai pas su de quel milieu je venais. » (p.9) Issu d’un milieu très modeste, le sociologue et professeur à la Sorbonne Gérald Bronner revient sur son histoire personnelle et son ascension sociale. Cela est l’occasion pour le sociologue d’interroger les récits que l’on se construit par rapport à son milieu social, sur les mythes personnels que l’on forge à propos de ses origines. Comment se rend-on compte qu’on est pauvre ? Comment le regard des autres, et notre regard sur les autres forment-ils en grande partie  le regard que l’on porte sur soi-même ? Ce bref essai, qui n’est ni une autobiographie, ni un essai de sociologie, tente d’apporter quelques pistes de réflexions pour sortir du discours « doloriste » dominant à propos des transclasses.

Fils de femme de ménage, vivant dans une banlieue sensible durant toute son enfance, Gérald Bronner partage, çà et là disséminés au fil des pages, ses souvenirs d’enfant puis ses stratégies d’adolescent quant à son origine sociale. Les souvenirs : l’obsession pour la propreté, quasi maladive, de la famille, voulant à toute force lutter contre la misère par un surcroit d’eau de Javel ; le refuge trouvé dans les livres et dans Tolkien ; l’émotion maternelle quand le fils prodige est le premier bachelier de la famille… Les stratégies : faire comme les autres garçons pour s’intégrer, singer la violence, dissimuler sa réussite scolaire… Très tôt, Gérald Bronner s’est senti différent, comme un étranger au sein de sa propre famille et de ses pairs, à l’école en particulier. Une étrange “impression d’être exilé” (p.127), que l’on retrouve dans nombre de récits de transclasses, comme s’il n’appartenait pas vraiment au monde dans lequel il vivait.  Bronner raconte ce sentiment obscur d’exil, d’être comme venu d’ailleurs, déposé là par erreur – ce qui, sans doute, nourrira sa propre mythologie personnelle. Mais au-delà de l’auteur, ce sont des miniatures de la vie des classes populaires qui sont éparpillées dans l’ouvrage. Comment on récure la maison, comment on surcharge son intérieur de bibelots sans valeur, comment on se fabrique du faux Coca, mais comment on méprise les bourgeois et leurs valeurs frelatées, comment on moque leurs vies en carton-pâte. Mais ces miniatures sont tout sauf des occasions de misérabilisme ou des regards rétrospectifs plein de commisération à moindre frais. Les classes populaires dont il est question dans Les origines n’inspirent pas un seul instant la pitié – teintée de dégoût – si chère aux bourgeois. C’est d’ailleurs un axe fort du livre. Cela vient sans doute du fait qu’il n’a pris conscience d’être pauvre que relativement tard, en se comparant aux autres au fur et à mesure de son exode social. La “conscience de classe” n’a rien de naturel. Bronner raconte alors, en quelques lignes, les quelques « inconforts » de son arrivée dans le monde d’en haut. Il n’en possédait aucun des codes, certes, mais n’en a gardé aucune rancœur : le parcours de Gérald Bronner est un parcours apaisé.

C’est la raison pour laquelle il s’en prend aux discours dominants qui ont cours sur les transclasses – le plus souvent relayés par des transclasses eux-mêmes. Ces discours, colportés complaisamment dans des livres ou articles à succès, sont empreints de ce que Bronner dénonce comme du « dolorisme » (p.28). En ligne de mire : Edouard Louis, Annie Ernaud, Didier Eribon pour les plus connus : tous ces transclasses qui mettent en récit leur ascension sociale et relatent – avec gourmandise parfois—ce qu’ils ont ressenti de honte. Car c’est bien la honte qui hante tous les discours dominants, comme si le fait d’avoir appartenu à un milieu populaire était en soi quelque chose de sale, un pêché, comme si les gens qu’on y côtoie vous marquaient au fer rouge de leur atavisme pervers, ivrognard, raciste, inculte et grossier, comme si tout ce qui se passait dans les milieux populaires devait se chercher des excuses rétrospectives. « Le dolorisme, écrit Bronner, devient […] le cœur narratif de la question des origines » (p.28). Ces transclasses honteux ne peuvent que se raconter en se flagellant, et en flagellant par la même occasion les classes populaires, en donnant à voir une image à la Zola de leurs modes de vie, à la fois pathétique et méprisante. Chez eux, le dominé n’est jamais qu’un individu incomplet – il leur fait honte par procuration. Dans le récit de ces transclasses en effet, « c’est le sentiment de honte » qui domine, honte «  de la manière dont on est regardé lorsqu’on accède à certaines catégories sociales sans en avoir les codes », honte du « milieu social d’origine ou du sentiment de trahison que leur parcours inspire parfois » (p.43). Or Bronner prend la plume pour inverser la perspective : « et pourquoi ne serait-ce pas plutôt la fierté qui l’emporte », demande-t-il.

Les origines entre dans la complexité du discours sur les origines, décortique notre besoin de nous créer une mythologie personnelle et de rechercher dans l’enfance la cause unique de ce que nous sommes. L’humain a un irrépressible besoin d’origine, collective (les cosmogonies) et personnelle. Nous assistons, selon Bronner, à la montée d’une mythogénèse qui place dans nos origines, sociales et familiales, dans l’enfance, les dysfonctionnements parentaux et les traumatismes – inconscients – du passé, toute les causes à nos malaises, nos névroses, nos mal-être. La psychanalyse a bien entendu joué un rôle majeur dans cette mythogénèse. L’essai montre aussi que les rapports entre les classes ne sont jamais unidimensionnels, et que venir d’un milieu modeste n’est pas forcément une damnation. Au contraire, cela peut être une chance, car la réussite, en particulier scolaire, peut, chez les gens humbles, être célébrée et encouragée avec une fierté et un enthousiasme décuplés. C’est ce qu’a ressenti Bronner lui-même tout au long de son enfance de bon élève et de son ascension sociale. Appartenir à une classe sociale modeste peut, au contraire, se révéler inhibiteur, car on n’ose pas viser trop haut ou qu’on ignore les parcours existants. On peut aussi être tétanisé par la réussite, la peur de trahir ou de décevoir. Bref, rien n’est simple, il n’y a pas que des obstacles sur le chemin des transclasses, contrairement à ce qu’affirment les discours doloristes. « Il me semble, écrit Bronner, que les transclasses offrent un terrain d’observation qui permet d’affiner les analyses usuelles de la façon, par exemple, dont se construit l’estime de soi, le rapport à la conflictualité, le rapport même à la créativité, c’est-à-dire le fait de pouvoir contester un ordre mental établi » (p.92). En ce sens, il s’agit d’un objet sociologique de premier choix.

Le point central de l’affaire se noue, selon Bronner, dans la fabrication de récits quant aux origines. C’est par eux et dans eux que se construit l’individu, qu’il justifie ces échecs, qu’il puise de quoi surmonter les obstacles ou qu’il se rattache à l’univers social. Ce n’est pas tant l’origine elle-même qui est déterminante que le discours sur l’origine – et ce discours dépend lui-même du milieu social. Les dominés et les dominants n’ont pas le même rapport au récit – la capacité de mise en mot d’un réel singulier –, le même rapport au passé – les pauvres « n’ont pas une histoire cohérente » (p.62) à l’inverse des plus riches qui ont un nom, un patrimoine, une histoire familiale – ni le même rapport au futur. Mais s’il y a des récits personnels, il y a des récits collectifs sur la réussite et l’ascension sociale, au premier rang desquels, bien sûr, celui sur la méritocratie. Les origines critique le récit méritocratique qui ne tient pas ses promesses, et ô combien, tout en affirmant sans cesse la nécessité de le maintenir : il faudrait en appeler non pas à « abattre la notion de mérite » mais à un « redéploiement moins vertical et moins monomaniaque de la reconnaissance sociale » (p.152), par exemple en centrant moins la méritocratie sur le seul diplôme. Il s’agit donc de changer notre regard sur la réalité sociale – au lieu de changer la réalité sociale elle-même…

On voit poindre là toutes les limites de cet essai. Les origines, comme Bronner lui-même, est un essai profondément libéral qui, s’il cite Bourdieu, souvent pour s’en démarquer et parfois de façon positive, ne peut envisager une remise en question de l’ordre social. L’analyse des transclasses serait pourtant l’occasion rêvée d’interroger non seulement l’existence des classes, le rapport entre dominants et dominés, mais aussi les mécanismes de maintien de la domination. L’essai pourtant donne des pistes intéressantes, ne serait-ce qu’en congédiant le dolorisme et le mépris de classe et en assumant une certaine fierté populaire. Mais tout cela culmine dans l’éloge de la neuropsychologie du côté de l’analyse sociale – Bronner fait grand cas des neurosciences pour expliquer le social – et d’un réformisme mou du côté de l’offre politique. Or, il existe une tierce voie entre le dolorisme d’un sociologisme honteux et l’individualisme libéral des ravis de la crèche : celle ouverte par Marcel Mauss dans l’Essai sur le don – et reprise par Orwell parlant de common decency[1]. Le transclasse est, plus que tout autre, pris dans les logiques de don-contre don mise au jour par Mauss. Il reçoit les dons de sa classe sociale initiale – un « don d’origine » comme on pourrait l’appeler » – qu’il doit savoir recevoir et auxquels il doit répondre et ceux de sa classe d’accueil – en même temps qu’il se donne à elle. Pris dans différents tissus sociaux, tissés dans les fils du don, il est tiraillé entre des réalités sociales parfois antagoniques, car donner à une classe sociale, c’est parfois prendre à une autre. La common decency permet en outre de dépasser le dolorisme à la Edouard Louis qui confère « une valeur morale supérieure à celui qui souffre » (p.39), car la moralité des gens ordinaires ne provient pas de leurs souffrances, mais de leurs conditions de vie concrètes, épargnées par l’omniprésence de l’argent et du marché. Bref, sans entrer dans les détails, disons que Les origines brille aussi, et peut-être surtout, par la faiblesse politique dont il fait preuve.

Un essai entre sociologie et confession, qui n’est malheureusement abouti ni d’un côté ni de l’autre, mais permet de penser la question de l’ascension sociale, des transclasses, des classes populaires et de donner à voir un autre visage de ces dernières : celui de la fierté et de l’accomplissement possible. Une remise en cause également de la méritocratie, ce bulldozer intellectuel au service de la domination sociale, qui toutefois ne dépasse pas la proposition libérale réformiste… Bonne lecture !

[1] Je consacre de longs paragraphes à cette question dans mon livre Ce que le marché fait au monde, L’Harmattan, 2020.


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