Le principe de cruauté

Clément Rosset

Les éditions de minuit, 1988


Le principe de cruauté fait partie des œuvres de Rosset consacrées au réel. Le geste qui conduit un philosophe à s’intéresser à une question aussi triviale en apparence, aussi faussement évidente, qu’est le réel, ce geste est déjà iconoclaste. Clément Rosset est le philosophe subversif par excellence, car s’il ne bouleverse point l’ordre politique établit, s’il n’est point un critique engagé du monde, sa pensée du réel est la plus radicale qui soit et rend vaine et risible toute tentative de se replier dans une idéologie, un mythe, un dogme, aussi consolants et révolutionnaires fussent-ils. Enfin, iconoclaste il est, car le suprême blasphème pour un philosophe est de s’adresser à tout le monde, de parler une langue claire et accessible. 

« Tout ce qui vise à atténuer la cruauté de la vérité, à atténuer les aspérités du réel, a pour conséquence immanquable de discréditer la plus géniale des entreprises comme la plus estimable des causes.
Réfléchissant sur cette question, je me suis demandé si on pouvait mettre en évidence un certain nombre de principes régissant cette « éthique de la cruauté » […]. Et il m’a semblé que ceux-ci pouvaient se résumer en deux principes simples, que j’appelle « principe de réalité suffisante » et « principe d’incertitude ». »(p.7-8)

Voilà le projet. Mais quelle est cette cruauté dont nous parle Clément Rosset, dès le titre du livre ? Le principe de cruauté est-il un appel à la violence, et au plaisir pris à la violence ? au raffinement dans les souffrances que l’on inflige avec gourmandise ? à la délectation du sang versé et des larmes à venir ? au doux enchantement des cris ? aux jouissives tortures, vertus et savoir-faire des tortionnaires ? ou encore aux tourments infinis des corps et des esprits que l’on disloque ? Non, bien évidemment. De quelle sorte de cruauté Clément Rosset, le philosophe de la joie, nous fait-il donc l’éloge ? La réponse est claire, il s’agit de la cruauté du réel en tant que tel. Le philosophe précise : « Par « cruauté » du réel, j’entends d’abord, il va sans dire, la nature intrinsèquement douloureuse et tragique de la réalité. »(p.17) Pour plusieurs raisons, le réel peut – et doit – être dit cruel. Ces raisons, Rosset les explicite tout au long du livre, sont inhérentes au réel, il est donc illusoire de les refuser. Les tentatives qui visent précisément à refuser la cruauté du réel, ou tout au moins à l’atténuer, sont en fait, des tentatives d’évacuer le réel lui-même. On ne se débarrasse de la cruauté du réel, et de l’angoisse qu’elle inspire, qu’au prix de la mise à mort du réel. C’est la fonction consolante du double – double religieux, idéologique, philosophique etc. (Voir : Le réel et son double) Rosset nous propose donc d’accepter le réel – ou plutôt, il ne propose rien du tout, l’acceptation du réel, qui coïncide avec la joie, étant du ressort de la grâce au sens pascalien du terme : un don, une aptitude presque « innée ».

  • Le principe de réalité suffisante

La philosophie décrit le monde en général, là où la science par exemple, le segmente, le découpe, pour l’étudier sous un angle particulier. Cette dernière ne s’intéresse qu’à des objets particuliers du monde. La philosophie a pour « ambition de rendre compte de l’ensemble des objets connus et inconnus »(p.11) qu’ils soient présents, passés, matériels, abstraits, physiques ou impalpables, objets de l’expérience sensible ou purs concepts. Et pourtant, paradoxalement, la philosophie n’a, depuis toujours, et à des rares et notables exceptions près, réussi qu’à s’emparer du réel qu’en en le détruisant ou en niant ses spécificités. Platon en fait le pâle reflet du monde, beaucoup plus réel, des Idées ; pour Schopenhauer il n’est que l’émanation de la Volonté ; pour Hegel, une version de la Raison ; et ainsi de suite. Le réel n’est pensable qu’à la condition de le « dé-réaliser » : il devient dès lors un reflet, une copie, une version dégradée, une illusion, une répétition, l’exhalaison d’une conscience supérieure, la création d’un démiurge à qui il emprunte sa consistance… Le réel étant par nature incompréhensible, car infiniment simple, neuf, sans double, il faut, pour le comprendre, renoncer à lui. C’est ce que font d’ordinaire les philosophes. Rosset, à rebours de millénaires de pensées, de constructions théoriques, de spéculations, pose quant à lui un « principe de réalité suffisante », c’est-à-dire qu’il n’est nul besoin d’ailleurs pour expliquer le monde. Il se suffit à lui-même.

On ne peut accepter le réel, justement en raison de son caractère cruel : « irrémédiable et sans appel »(p.17) nous dit Rosset. Ce réel qu’il compare fort justement à une condamnation dont l’application et la sentence seraient simultanées. Le réel est, il n’est que cela, à jamais cela, pour toujours cela et rien que cela. Et il n’est pas là pour nous faire plaisir. Cette vérité est cruelle car désespérée. Dit autrement, le réel est « intolérable » et il nous faut donc en permanence trouver des moyens de nous y soustraire. « En cas de conflit grave avec le réel, l’homme qui pressent instinctivement que la reconnaissance de ce réel outrepasserait ses forces et mettrait en péril son existence même se voit acculé à se décider sur-le-champ soit en faveur du réel, soit en faveur de lui-même – car alors il ne s’agit plus de tergiverser : « c’est lui ou c’est moi ». »(p.22)

  • Le principe d’incertitude

Ce principe stipule qu’il n’existe nulle vérité parfaitement assurée. Le réel nous échappe, il est comme la lumière qu’on voudrait enfermer dans une boîte : insaisissable, il nous file entre les doigts, plus glissant que la plus glissante des anguilles. Cela tient d’ailleurs à son caractère incompréhensible que nous pointions tout à l’heure. Ainsi, toute affirmation sur le réel se condamne à l’erreur, au moins partielle. Les vérités philosophiques sont donc « nécessairement et par définition douteuses »(p.35) et c’est d’ailleurs tout leur intérêt. « Une vérité philosophique est d’ordre essentiellement hygiénique : elle ne procure aucune certitude mais protège l’organisme mental contre l’ensemble des germes porteurs d’illusion et de folie. »(p.37) La philosophie a donc une fonction critique essentielle. Elle n’est pas tant une démarche de connaissance que de critique des connaissances et des certitudes. La certitude est la marque, paradoxalement, d’un esprit borné, défectueux, ou angoissé. Le principe d’incertitude de Rosset pourrait tout aussi être appelé un principe de moindre erreur : la philosophie apprend à se débarrasser du fardeau des certitudes et à ne se lester, en fait de connaissances, que des plus minimales et des moins coûteuses. La première de ces connaissances est donc la plus simple : le réel est. Toute l’œuvre de Rosset est, à l’aune de cette seule « connaissance », la plus radicale qui soit.

  • Post-scriptum

En guise de post-scriptum, Le principe de cruauté analyse la cruauté inhérente à l’amour, sous toutes ses formes. Première des cruautés : « aucun de ces objets d’amour n’est véritablement aimable, à le considérer froidement, et […] ainsi tout amoureux, pour avoir fait toujours et nécessairement un mauvais choix, se condamne à vénérer comme meilleur ce qui est en vérité le pire et qu’il ne tarde d’ailleurs pas reconnaître lui-même comme tel : d’où sa torture. »(p.52).

Rosset prend, avec humour, nombre d’exemples du besoin de certitude, d’illusions, de dénégation, de stratégies diverses pour récuser le réel comme un témoin gênant. Mais il analyse également avec une acuité qui prend aujourd’hui un intérêt décisif, les mécanismes du fanatisme, de la croyance. Dans la dernière partie du livre, Rosset décrit le hiatus qui existe si souvent entre la perception du réel et le réel lui-même, ou plutôt du refus de perception qu’on peut alors y opposer. En définitive, la perception est toujours déjà passée par le crible de notre capacité à accepter le réel : je ne perçois que ce que j’ai préalablement décrété inoffensif. Il y a une forme de « déni » en amont de la perception même, et une multitude de stratagèmes pour faire de telle sorte que ce qui est perçu soit, dans l’instant, désamorcé.

Enfin, de la croyance, Rosset, qui décidément aime cultiver les paradoxes, nous dit qu’elle est sans objet et sans sujet : personne ne croit en rien. Pour une raison simple : croire en quelque chose, c’est courir le risque insensé d’être démenti. Car enfin, et c’est une conséquence du « principe d’incertitude » énoncé plus haut, on ne peut rien connaître assurément, toute assertion est une fausseté, il faut donc à la croyance se dégager du risque de voir son objet anéanti. Ce qui explique que les croyants soient si versatiles et que leurs objets de croyances soient si difficile à caractériser : à vouloir faire préciser au croyant ce à quoi il croit, on se lance dans une régression sans fin ; de telle sorte qu’il en va de la croyance comme d’un oignon : après avoir ôté les pelures il n’en reste rien. Ou comme un cadeau de Noël vide : le cadeau était justement l’emballage qu’on vient de déchirer afin d’en découvrir la vacuité. Enfin, la croyance est sans sujet, pour la même raison. L’homme aussi est changeant, s’il croit ce jour, il peut ne plus croire demain, et ne croyait peut-être pas hier. Tout est donc bon pour placer le sujet croyant dans un pur présent : celui qui ne croyait pas n’était pas moi ; je ne serai plus quand je ne croirai plus. De sorte que le sujet croyant, extrait du flux temporel, prétend se réduire à son statut de croyant éternel.

Petit livre passionnant, une occasion de réflexion, une bousculade intellectuelle. Belle façon d’approfondir la pensée de ce philosophe, ou de la découvrir. Bonne lecture !


PS : Clément Rosset est mort le 27 mars 2018. Nous espérons lui rendre hommage par cet article. Sa perte est immense, autant que le chagrin qu’elle inspire. Son oeuvre est désormais close, achevée par la force des choses, à nous, lecteurs, de la faire vivre.

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