Le deuil de la mélancolie

Récit intime

Michel Onfray

Robert Laffont, 2018


Bouleversant. Une charge émotionnelle, une charge littéraire, une charge existentielle. Une charge au sens militaire du terme : un déferlement de cavalerie toutes baïonnettes dehors, qui piétine et renverse tout. Un assaut que nous livrent les mots et les phrases. Un livre sur la mort, donc sur la vie ; sur la vie, donc sur la mort ; sur la mort dans la vie et la vie de la mort…
Dans La Cité sans nom, fragment des Mythes du Cthulhu, une des plus immenses œuvres de la littérature, un mythe sidérant et sidéral – dont je doute fort qu’Onfray soit un fervent lecteur – , Lovecraft cite ces paroles étranges de « l’Arabe fou » auteur du Nécronomicon :
« N’est pas mort ce qui à jamais dort
Et au long des siècles peut mourir même la mort. »
Voilà un peu de la sagesse tragique que livre Le deuil de la mélancolie.

Onfray, la chose est connue, a fait un infarctus très jeune, puis un AVC. En début d’année, un autre AVC a emporté un quart de son champ de vision – une quadranopsie latérale homonyme supérieure gauche dans le jargon. Il a perdu, au terme d’un long cancer, sa compagne, il a perdu son père foudroyé sous la Lune, dans ses bras, a failli perdre sa mère dans son enfance… Un destin tissé de fils funestes, la vie d’une marionnette tourmentée par les caprices sadiques de quelques Parques antiques… « La mort est mon souci depuis mes plus jeunes années » écrit-il. Onfray sait qu’il est un mort en sursit.

Le deuil de la mélancolie revient longuement sur les circonstances de la découverte de son AVC en début d’année, et surtout de sa non-découverte par cinq médecins différents. Cinq ratages. De l’excès de tension artérielle au décollement de vitrée ; mais en tous cas, surtout pas un AVC bien sûr ; tous sont sûrs de leur diagnostic. Pourtant les symptômes sont là, persistent, ne s’améliorent pas… Onfray nous raconte dans le détail, et toujours avec son ironie grinçante, cette errance médicale. L’occasion d’égratigner au passage certains Diafoirus et la médecine moderne – souvent à juste titre.

Mais l’essentiel du livre n’est pas là. Car s’il s’intitule Le deuil de la mélancolie, ce n’est pas pour rien. Et si « c’est le deuil qui nous fait », contrairement à l’expression toute faite, il faut aussi, pour être fidèle à la leçon sartrienne, faire quelque chose de ce que le deuil fait de nous. Nous sommes nos peines, nos chagrins, nos absences et nos béances, nous sommes nos morts – « présence d’une absence » selon la définition d’Onfray. Ces morts que l’on s’incorpore. Quant à la mélancolie, elle nomme cet état de survie organique, certes, mais de mort intérieure. Ce livre raconte le deuil, la mélancolie qui s’ensuit, la vie qu’il faut vivre tout de même, et comme malgré soi ; il raconte aussi ce que le deuil et la mélancolie, et la maladie, produisent autour de soi. L’hypocrisie des amis, leur lâcheté, le vide qui se crée, ceux qui ressurgissent soudain tels des charognards de malheur, ceux qui s’enfuient à toute vitesse, ceux qui essaient de profiter de la faiblesse. Et, les plus rares, ceux qui sont là car ils sont toujours là.

Le deuil dont il est question est avant tout le deuil de soi-même. C’est alors le deuil non d’un mort, mais d’un mourant. La maladie, le désordre organique, le corps qui se manifeste soudain… il y a de la mort au cœur de la vie – ce qui lui permet d’ailleurs d’être. La première attitude, celle de la dénégation, est de vivre comme si nous ne devions jamais mourir, retarder l’échéance en fermant les yeux, tenter coûte de coûte de la faire reculer. « Que peut bien dire « prendre soin de soi » ou « faire attention à soi » dans la vie alors que celle-ci nous oblige à sortir chaque matin de la tranchée en sachant que des rafales de munition sont tirées par le destin et que, de temps en temps, on passe entre deux éclats, on s’en prend un qui nous érafle, ou qu’un en chipe un autre qui nous arrache la tête ? Vivre n’est pas prendre soin de soi, ce qui est une affaire d’infirmerie ou d’hospice et qui relève d’une morale de dispensaire ; vivre c’est prendre soin de ceux qu’on aime… » La deuxième attitude est celle-là… Les morts que nous ne sommes pas encore ne peuvent déjà plus rien pour eux-mêmes, c’est en faisant le deuil de cette illusion qu’on s’ouvre vers la sagesse véritable, c’est-à-dire vers la vie : « prendre soin de ceux qu’on aime ». Ce deuil-là est une promesse de vie.

Il y a une sagesse, la philosophie n’est jamais loin. Car dans un tel livre, la philosophie se confond avec la vie elle-même. Ou la vie avec la philosophie. La sagesse, c’est la philosophie incorporée, la philosophie faite corps. Qui est, pour reprendre les mots de Pascal, une « seconde nature »[1], donc débarrassée des concepts devenus superflus. Les idées, à force d’une proximité, d’une intimité patiente, se fondent dans l’âme, elles s’y allient au sens métallurgique du terme : un métal nouveau se crée. Des idées, il ne subsiste en apparence rien de visible, mais elles imprègnent l’âme. La définition du Dasein dans Etre et temps d’Heidegger est sans doute fondamentale, la différence entre le nouménal et le transcendantal chez Kant est assurément fort enrichissante, mais face à la vie, de quels recours sont-ils ? Seule la philosophie existentielle – qui est l’existence – peut nous aider à nous mouvoir dans un monde obscur et tragique.

Mais il y a aussi l’autre deuil, celui, justement, et sans doute plus terrible, de ceux qu’on aime. Dans Le deuil de la mélancolie, Onfray nous raconte la perte de sa compagne pendant trente-sept années, dont dix-sept ans de ménage à trois avec le cancer. Les derniers mois, les derniers jours, puis les derniers instants. Et les premiers instants d’après, les premiers jours d’après… Une déclaration à Marie-Claude, et un déchirement. Des pages magnifiques, sublimes oserais-je. Des mots qui transpercent, qui bouleversent, si simples mais si profonds, si justes. Un texte qui, dans ces moments, évoque Camus dans L’envers et l’endroit, par sa puissance et son dépouillement. Des mots banals peut-être, pourtant lourds comme le ciel quand se prépare l’orage. Il y a le deuil de l’être aimé, le deuil du père, le deuil des amis qui autour de soi s’en vont trop tôt… « Personne, écrit Onfray, ne m’aura demandé si mes morts ne tenaient pas trop de place dans mon cœur. A l’hôpital, le corps n’a pas d’âme. »

Enfin, il faut dire que Le deuil de la mélancolie est une œuvre littéraire. Le style de Michel Onfray, polit sans doute par le chagrin, la perte, la peur puis le retour de la vie, est ici différent de ce qu’il est par ailleurs. Le même, car on reconnaît une page d’Onfray – ce qui définit le style – mais porté à un degré d’achèvement jamais atteint jusque-là. La langue est magnifique, elle a ce charme et cette beauté mélancoliques, ceux que la proximité de la mort dore d’un éclat particulier, avec cette sérénité, cette vie repue qui se calme et se pose, et surtout, ce je ne sais quoi d’irréversible. Une grande et belle œuvre littéraire, pour sûr. Mais sans forfanterie, sans le panache outré jusqu’à la caricature du matamore qui écrase par l’emphase ou le lyrisme faciles et gratuits. Ici, l’émotion et la réflexion passent par les mots, le sens, la sémantique ; mais le style est – comme dans toute œuvre littéraire digne de ce nom – aussi indissociable de ce qui est dit que cela ne pourrait être dit autrement.

Comme il est difficile de parler d’un livre qui, des heures, des jours après, vous bouleverse encore. Il suffit de relire une phrase pour que tout revienne… Un beau livre, une leçon de sagesse, celle de la vie. Pessimiste ? Tragique plus sûrement. Certes, la mort est là, elle sature tout, la souffrance est accablante sans doute, mais à la fin du livre c’est la vie qui l’emporte. Pour combien de temps… ?

 


[1] Il faut rappeler ici la puissance des réflexions de Pascal sur l’opposition classique nature et culture (coutume). Une subtilité qui aujourd’hui nous manque cruellement… « La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Mais qu’est-ce que la nature ? Pourquoi la coutume n’est-elle pas naturelle ? J’ai grand peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature. »(Les pensées, fragment 117, Le Guern)


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