[Bibliosphère] L’économie du réel – David Cayla


L’économie du réel

Face aux modèles trompeurs

David Cayla

De Boeck Supérieur, 2018


Au XVIIIème, les penseurs des Lumières entrevirent un monde futur dans lequel la science serait le moteur du progrès politique, social et moral. Dans leur esprit, il ne pouvait que s’agir que des sciences de la nature. Ils ne pouvaient cependant prédire que ce serait l’économie la science qui régnerait sur nos vies. Cette discipline est effectivement présentée comme une science dont les lois sont les seules vectrices de Progrès – il faut donc y soumettre la politique sans rechigner. David Cayla, professeur d’économie à l’Université d’Angers et économiste « hétérodoxe » membre des Economistes atterrés, entreprend de déconstruire cette fausse évidence d’une économie scientifique aux lois d’airain. L’économie du réel montre comment l’économie dominante – c’est-à-dire libérale – est déconnectée de l’économie véritable et est impuissante à décrire la réalité des processus économiques.

L’économie du réel, ce titre doit s’entendre de deux manières qui d’une certaine façon conduisent tout le propos du livre. Tout d’abord, il s’agit de dénoncer en quoi les économistes élaborent leurs théories en faisant « l’économie du réel » ; ensuite, de reconstruire une véritable « économie du réel ». La théorie économique classique repose, explique Cayla, sur un ensemble de présupposés, d’axiomes, de dogmes pourrait-on dire, parés du sceau de l’évidence. Bien sûr, le dogme économique sur quoi repose l’entièreté de la théorie, c’est l’efficacité du marché. Tout le livre va donc tourner autour du « mythe du marché »(p.41), de ses soubassements théoriques et de ses implications. Marché autorégulé, loi de l’offre et de la demande, théorie du prix et de la monnaie, définition de la concurrence, loi des rendements croissants ou décroissants… tous les thèmes majeurs de la pensée économique dominante sont décortiqués par Cayla, avec précision, force exemples concrets et surtout une grande pédagogie. L’économie du réel, examine de près la théorie, la dissèque et en montre les insuffisances, les contradictions et les défauts profonds. En tant qu’économiste et professeur d’économie, c’est en praticien que Cayla en parle. C’est aussi en fin connaisseur de la théorie classique et « néoclassique » qu’il brosse à grands traits les jalons essentiels de l’histoire de sa discipline, et qu’il aborde également sa mutation en néolibéralisme. En effet, ce tournant est crucial pour comprendre le monde actuel et les ambiguïtés de la théorie économique, notamment sur la question de l’interventionnisme et de l’Etat.

La question la plus subversive : « le marché est-il efficace ? »(p.5). Le marché, disent les économistes, est nécessairement optimal, il permet seul la plus juste création et répartition des richesses. Voilà pourquoi il faut le laisser diriger l’économie sans le perturber. L’élaboration théorique est parfaite, cependant, l’économie réelle montre des marchés dysfonctionnels, que la théorie peine à comprendre et à prédire. Selon la théorie, il existe pour chaque marchandise un « prix d’équilibre », résultant de l’antagonisme des deux forces symétriques que sont l’offre d’une part (les marchandises produites et mises sur le marché), et la demande d’autre part (celles qui sont consommées). Dans un manuel réputé d’économie, Joseph Stiglitz et ses co-auteurs présentent les choses ainsi : « Sur un marché, le prix d’équilibre est celui qui permet d’égaliser l’offre et la demande. Dans ce cas, les consommateurs sont en mesure d’obtenir la quantité qu’ils désirent et les entreprises de produire les quantités qu’elles souhaitent. Quand un marché est équilibré, il n’y a ni pénuries ni excédants. La loi de l’offre et de la demande permet de prévoir comment réagiront les prix et les quantités en cas de déplacements des courbes d’offres et de demande. »(p.68) L’économie, affirme Stiglitz, est donc bien un science prédictive. Or, la démonstration de Cayla est implacable : cette supposée loi « ne permet souvent pas de faire la moindre prévision fiable »(p.68). David Cayla prend l’exemple des marchés agricoles qui apparaissent déconnectés les lois économiques – à moins que ce ne soient les lois qui soient déconnectées des marchés réels. Une offre qui augmente : les prix devraient s’ajuster à la baisse pour permettre d’écouler les stocks. Une demande en hausse : les prix devraient s’ajuster aussi à la hausse, évitant ainsi la pénurie. Pourtant, les choses sont bien plus complexes : de 2014 à 2016 les marchés du poireau, de l’abricot et de la cerise (choisis à dessein car ils s’approchent le plus du marché théorique) n’ont absolument pas suivi les recommandations de la théorie : prix qui montent alors que la demande baisse ou qui diminuent alors que le demande monte, qui stagnent alors que l’offre monte fortement… Qu’à cela ne tienne, si la théorie a tout faux, c’est qu’elle a raison malgré tout, c’est le réel qui a tort ! Pour les économistes, que leur théorie parfaite ne rende pas compte du réel impur n’est pas un problème, c’est au réel impur à se conformer à la théorie parfaite. En réalité, l’économie n’est pas avant tout une démarche de connaissance (à l’inverse de la science) mais une vaste entreprise de justification de la doctrine libérale. Toutes les contorsions rhétoriques sont donc de mise : par exemple expliquer que c’est la variation du prix qui explique celle de l’offre , et non l’inverse comme le postule la théorie. Si l’on admet cela, alors a même « loi », selon qu’on l’interprète d’une manière ou d’une autre, prédira deux résultats opposés : comme à la fête foraine, « à tous les coups l’on gagne ».

Cayla poursuit en analysant finement les courbes d’offres et de demandes, et comment les économistes dominants sont parvenus à les établir, à partir d’hypothèses boiteuses. Par exemple, la courbe de demande est une extrapolation de la variation de la demande de chaque individu : plus il dispose d’une grande quantité de telle marchandise, moins il est prêt à payer cher un surcroît de cette même marchandise. Pourtant, Cayla montre que « plusieurs effets peuvent […] contrarier ou au contraire renforcer la « loi de la demande ». »(p.101) Il montre ainsi comment en réalité, les marchés sont largement interdépendants, et la demande difficilement segmentable en marchés déconnectés. Pour ce qui est le la loi de l’offre, les hypothèses sont encore plus farfelues ! Par exemple, expliquer qu’un producteur produit plus s’il vend son produit plus cher ne va pas de soi : « tant qu’il peut réaliser une marge […] l’offreur a toujours intérêt à produire le plus possible. »(p107) Or, cette simple constatation fait s’effondrer le modèle d’offre et de demande symétrique et par extension l’idée de prix d’équilibre.

L’un des piliers de la pensée néolibérale est le concept de concurrence. Or, ce dernier est très mal défini. En théorie, la concurrence (dite alors « parfaite ») permet d’éradiquer les monopoles et interdit aux acteurs d’avoir une influence directe sur le marché. Or, en pratique, c’est tout l’inverse, la concurrence que se livrent les firmes, reposant entre autres sur l’innovation, consiste justement à gagner des parts de marché – ce qui peut aboutir à la formation de monopoles – et à influencer les comportements. Deux visions totalement contradictoires de la concurrence, qui, à nouveau, permettent toutes les contorsions et les esquives de la part des économistes. La concurrence parfaite suppose un jeu à somme nulle, puisqu’elle raisonne avec une infinité d’offreurs et de demandeurs, alors que la concurrence concrète implique toujours des gagnants et des perdants de sorte que « plus la concurrence est forte dans un marché, moins les prix sont homogènes et lisibles »(p.88) – à rebours de toute la théorie. Cayla résume : « le marché ne partage pas : il polarise »(p.156).

En fait, tout l’édifice économique repose sur l’idée que les marchés existants sont dysfonctionnels à cause de leur non-conformité au modèle théorique alors que, explique Cayla, le marché théorique ne peut pas exister et n’existera jamais. C’est ici qu’intervient la dernière partie de l’ouvrage, consacrée aux linéaments d’une étude du marché selon un angle anthropologique. Cela est essentiel pour montrer que le marché s’oppose frontalement à l’existence même de toute société, et, plus profondément, à l’existence du lien social en tant que tel. Or, on n’éradiquera jamais le lien social, soutien Cayla, donc, le marché « parfait » n’existera jamais. Bien sûr, l’argument est plus subtil que cette formulation lapidaire, toujours est-il que la conclusion à en tirer est que l’économie, tant qu’elle s’arc-boutera sur le dogme du marché, sera incapable d’expliquer le réel économique – elle se condamne à n’être qu’une fiction. Toutes les analyses de David Cayla, dans L’économie du réel, tournent autour du marché, qui est l’épicentre de toutes les constructions théoriques libérales. Le marché, dont la supposée efficacité sans pareille procède in fine de l’idée de « main invisible » inspirée d’Adam Smith, est, comme on l’a brièvement esquissé, soutenu par une architecture de « lois », de « principes » économiques que l’on présente comme naturels et évidents. Ce sont toutes ces lois et ces principes que Cayla détricote avec une grande rigueur intellectuelle. La formation des prix est, en réalité, bien plus complexe et imprévisible que la loi de l’offre et de la demande ; en réalité, « il n’existe pas de parfaite symétrie entre offreurs et demandeurs »(p.65) ; le marché n’est, en réalité, pas naturel pour deux sous, comme le montrent les anthropologues et ethnologues ; l’amélioration du niveau de vie des salariés ne doit rien, en réalité, au marché autorégulé, mais tout aux luttes sociales qui s’y sont opposées… C’est pour pouvoir construire une théorie qui prenne en compte toutes ces réalités qu’il est urgent de bâtir une vraie économie du réel.

Un livre pédagogique, qui a l’intelligence d’entrer dans le détail de la théorie en la rendant abordable par tous, pour enfin pulvériser la ravageuse idée du marché qui peu à peu gouverne nos vies entières. En refermant ce livre, une seule question : comment peut-on encore soutenir l’utopie libérale du marché ? Bonne lecture !

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