[Bibliosphère] Le génie lesbien – Alice Coffin


Le génie lesbien

Alice Coffin

Editions Grasset et Fasquelles, 2020


Un livre qui a fait couler beaucoup d’encre, qui a déchaîné la fureur des journalistes, des chroniqueurs et des militant(e)s. Un brûlot anti-homme pour certains, un appel à la haine, un sommet de « misandrie » pour d’autres… Un « essai positif et libérateur » (Europe 1), manuel de lutte selon d’autres encore. Les polémiques étaient au rendez-vous avant même la sortie du livre. Pour ne pas mourir (trop) bêtes, allons voir ce qu’il en est vraiment du Génie lesbien de la journaliste, élue écologiste au Conseil de Paris et militante féministe et LGBT Alice Coffin.

On ne va pas y aller par quatre chemins : cet essai méritait-il les tombereaux d’injures, les kilomètres de polémiques, les litres de salive et d’encre versées, les dithyrambes et les éloges énamourés à n’en plus finir ? Certainement pas. Le génie lesbien, entre témoignage, confession, militantisme et bréviaire de lutte féministe, est un essai qui, à mon sens, vaut pour sa rudesse, sa sincérité, est intéressant par son engagement radical qui remet les idées en places, mais pêche par son absence quasi-totale d’analyse et de profondeur. Autrement dit, Le génie lesbien, c’est à la fois le meilleur et le pire de l’essai militant – et je précise que le terme militant n’a aucune connotation péjorative pour moi, au contraire.

Témoigner de l’oppression

Le meilleur, c’est d’abord le témoignage que livre Alice Coffin. Au cœur des luttes féministes et LGBT, la journaliste raconte son expérience personnelle et professionnelle, elle raconte ses faits d’armes mais surtout les violences subies tout au long de son parcours. Au sein du collectif La barbe, elle brise le ronron habituel des lieux du pouvoir masculins, politique ou économique. Par son activisme elle dérange, elle bouscule les convenances établies, sa seule présence de militante fait tache dans les milieux foncièrement masculins – Parlement, cérémonie artistique, assemblée générale de grande entreprise etc. Le pouvoir, dénonce Alice Coffin, est, dans notre monde, détenu par les hommes, qui en font dès lors un usage d’hommes pour les hommes. Mais la perfidie des dominants, quels qu’ils soient, est de ne pas se vivre comme dominants et de mettre en place les instruments d’une domination intériorisée et institutionnalisée. Autrement dit, la domination politique finit par se faire passer pour un ordre naturel. C’est d’une certaine façon ce que montre Alice Coffin lorsqu’elle écrit que les hommes « agissent sous les habits de la neutralité. Le neutre, c’est eux dans leurs costards. Le singulier, c’est une robe à fleurs » (p.34). Les hommes sont l’état neutre de l’humanité, tout ce qui s’en écarte est saisie par la catégorie écrasante et aliénante de « l’Autre » – la majuscule a son importance. Le génie lesbien tente de déconstruire cette fausse neutralité masculine, qui est une figure de l’universalisme occidental – qui érige la condition et les valeurs de l’homme blanc bourgeois en universel de la condition humaine, excluant de fait tout le reste vers l’altérité, l’exotisme et, aujourd’hui, le communautarisme.

Journaliste à 20 Minutes, elle a connu de l’intérieur, et au plus près, la fabrication de l’information, avec, là encore, son obsession pour la « neutralité » journalistique. Lorsqu’elle voulait écrire sur le féminisme ou les luttes LGBT, sujets dignes d’un véritable traitement médiatique en tant que faits de société, elle était systématiquement renvoyée à son propre militantisme – sous-entendu, à son manque d’objectivité, donc de neutralité. Une femme, lesbienne de surcroît, ne peut qu’être dans la subjectivité, débordée par ses émotions et ses sentiments – vieux thème sexiste s’il en est… « Une phrase revenait, ‶ton militantisme privé ne doit pas envahir ta sphère professionnelle″. Je ne comprenais pas […] quelles étaient les limites de la ‶sphère professionnelle″ d’une profession censée embrasser le monde » (p.50). Plus loin, elle écrit : « invoquer la neutralité dans un rédaction, c’est d’abord affirmer que certains peuvent écrire sur tout quand d’autres ont des biais » (p.50). On rejoue là l’opposition kantienne entre l’état de majorité et de minorité, entre des individus majeurs car capables de penser par eux-mêmes, et des individus condamnés à être d’éternels mineurs, à être éternellement sous tutelle. Certains sont neutres, les hommes, d’autres n’ont que des « biais », les femmes. « La fable de la neutralité est un vaste mensonge destiné à asseoir le pouvoir narratif de certains. » (p.51)

Journaliste, militante, femme politique, Alice Coffin affronte quotidiennement la violence de ce qu’elle nomme le patriarcat. Le génie lesbien cite les moqueries, les attaques verbales dont a été victime son autrice. Elle a le courage de donner les noms, parfois inattendus, de ces hommes qui, pour répondre aux attaques politiques, rabaissent leurs contradictrices à leur genre, à leur sexe, à leur singularité de femmes. Mais le témoignage n’en reste pas à la collection d’anecdotes personnelles, il prend une véritable dimension politique, si ce n’est systémique. C’est la force du mouvement « me too » : rendre visible l’ampleur des violences sexistes, c’est montrer qu’elles structurent profondément la société. Cette notion de visibilité est d’ailleurs au centre de l’essai. Le génie lesbien tente d’honorer son titre en montrant à quel point les militantes lesbiennes ont été au cœur des luttes féministes et LGBT. On découvre alors une facette méconnue des groupes militants. Une facette effacée et invisibilisée. « Ce qui définit la lesbophobie, écrit Coffin, outre le sexisme, outre l’homophobie, qui en sont des composantes, c’est l’invisibilisation. » (p.142)

Ce qui est invisibilisé, par-dessus tout, c’est la dimension la plus directe et irréductible du « féminin » : le corps des femmes. Alice Coffin invite à une réflexion fondamentale sur l’effacement du corps, et donc la nécessité de le rendre visible en tant que tel. Le combat féministe est avant tout un combat pour le corps des femmes, celui que le patriarcat veut cacher, domestiquer, qu’il couvre d’opprobre et de honte, qu’il rejette hors de l’espace public. Celui, aussi, qu’un certain féminisme refuse, réduit à rien. Si une femme peut avoir n’importe quel corps, si le sexe ne compte pour rien, car seul importe le genre et l’auto-identification des sujets, si je puis être aussi bien homme, femme, non binaire voire fluide, alors le combat féministe s’évanouit aussitôt. « Ne nous demandez pas d’effacer nos corps avant même que nous en ayons pris possession. » (p.176-177) Les femmes sont en effet violentées, effacées, niées en tant que femmes. C’est bien le corps, dans ce qu’il a de plus sensible, qui est en jeu – les Femen, qui militent à découvert, l’ont très bien compris.

Heuristique du sanglot

Si la journaliste a raison de dénoncer la fausse objectivité des médias, elle ne s’arrête malheureusement pas là. En effet, en remède aux torts, réels, des médias français, elle oppose les supposées vertus des médias américains. Alice Coffin semble véritablement fascinée par les Etats-Unis, elle loue à longueur de pages leur ouverture, leur tolérance, leur modèle multiculturel qui assume le communautarisme. « Les minorités sont inaudibles et invisibles en France […]. Il leur manque […] un outil indispensable : une presse communautaire puissante » écrit-elle (p.122). Elle vante les journalistes américains qui n’ont pas peur d’afficher leur subjectivité, à l’instar de Rachel Maddow et Anderson Cooper qui « fondent en larmes et ne font pas mystère de leur vécu à l’antenne » (p.60). Selon elle, il faut que la politique devienne, comme aux Etats-Unis, un véritable spectacle. Rassemblement après une tuerie comme les Etats-Unis en ont le secret, en 2018 : « Ce n’est pas une manif’, c’est un spectacle » s’extasie Coffin. Sur scène, « une des étudiantes est tellement émue qu’elle vomit. Elle reprend le micro et hurle ‶j’ai gerbé à la télé mondiale, et cela fait tellement de bien !!″ » (p.117). Alice Coffin compare la gerbeuse à « une héroïne ». Des larmes et du vomi : le patriarcat tremble.

On ne trouvera nulle part de réflexion sur le fait que la disparition de la politique derrière le spectacle est l’un des principaux ressorts de la domination libérale. Le génie lesbien est avant tout un essai d’antipolitique.

Le déni lesbien

Les principales références d’Alice Coffin sont américaines. Elle ne cite presque que des journalistes, des militant(e)s, des personnalités politiques, des essayistes américain(e)s. Les Etats-Unis sont un paradis pour les féministes et les militants LGBT : ils ont leurs médias, leurs communautés… Mais alors, si tout cela est si parfait, comment expliquer les violences particulièrement déchaînées contre les femmes et les personnes LGBT ? Comment, si les médias communautaires sont si formidables, expliquer l’élection de Donald Trump, président misogyne et homophobe au-delà de tout ? C’est que le réel ne compte pas, puisque seule importe la mise en scène, le spectacle. Les Etats-Unis sont une société d’ultra-violence ? Qu’importe, il existe là-bas dans les rédactions des « Gender Editor[s] » (p.58), qui veillent « à ce que les journalistes des autres rubriques […] abordent l’actualité sous le prisme du genre » (p.58). A la bonne heure.

Le déni ne s’arrête pas là. Lorsqu’Alice Coffin aborde les violences faites aux femmes et personnes LGBT, elle écrit que « les hommes tuent les femmes. Sans relâche » (p.195). La généralisation est dure, excessive, violente sans doute. Mais également nécessaire. L’autrice insiste, a raison, sur le fait qu’il est interdit de dire « les hommes », alors que l’on répète sans s’émouvoir « les femmes ». Les hommes sont une catégorie à part : à la fois figure de l’universel – donc sans sexe ni genre – et de l’individualité radicale lorsqu’on en parle sous l’angle du genre. Le problème n’est pas là – la radicalité est nécessaire quand on parle de domination – mais lorsqu’elle écrit que « toutes les conjugalités ne mettent pas les femmes en danger de mort. Juste les couples hétérosexuels. » (p.201) Phrase terrible. Le génie lesbien accomplit ici exactement ce qu’il dénonce par ailleurs : l’invisibilisation. Car la violence est présente dans les couples lesbiens, toutes les études sur le sujet le montrent. Autant de violences, en proportion, subies par les femmes au sein de couples lesbiens, qu’au sein de couples hétérosexuels selon certaines études. Ces violences-là ne comptent pas ? Ces femmes abusées, violentées, psychiquement et physiquement maltraitées n’existent pas ? Qu’est-ce que ce féminisme qui détourne les yeux de faits qui le dérangent ? Généraliser, exagérer est une chose. Nier l’existence d’un phénomène en est une autre. Les femmes lesbiennes victimes de violences conjugales subissent la double peine.

Le génie lesbien ne propose aucune analyse véritable des faits qu’il décrit, souvent très justement. Surtout, ne pas gratter le vernis militant, on risquerait d’y voir le réel. Cela passe par l’absence quasi-totale de références scientifiques. On ne trouve que de très rares mentions de sociologues et de chercheurs en sciences humaines. Presque aucun chiffre précis. La militante cite d’autres militantes, la journaliste cite d’autres journalistes. Ou plutôt, elle retweete, elle like. Pourtant, la littérature sociologique sur le sujet est vaste, nombreux sont les chercheurs et les chercheuses à produire des travaux de grande qualité, des analyses des mécanismes de domination. Mais le réel n’est pas le sujet d’Alice Coffin, qui ne s’intéresse qu’aux discours médiatiques et militants.

Loin de l’hystérie médiatique, Le génie lesbien n’est pas ce pamphlet que beaucoup ont décrit. Il n’est pas non plus l’essai brillant et émancipateur que l’on a encensé. Intéressant pour l’expérience décrite, utile par de nombreux aspects, mais trop souvent complètement hors-sol.


http://www.slate.fr/story/194355/impense-violences-conjugales-couples-lgbt-stereotypes-genre-heteronormativite

https://www.interieur.gouv.fr/Archives/Archives-des-communiques-de-presse/2020-communiques/Etude-nationale-relative-aux-morts-violentes-au-sein-du-couple-en-2019

INTIMATE PARTNER VIOLENCE AND SEXUAL ABUSE AMONG LGBT PEOPLE, The William Institute, 2015

https://www.amnesty.ch/fr/themes/droits-des-femmes/faits-chiffres-et/faits-et-chiffres

 

 


Merci d’avoir lu cet article, si vous l’avez apprécié, n’hésitez pas à le partager sur les réseaux sociaux, ou à le commenter en bas de page !
Pour ne rien rater de nos prochaines publications pensez à vous abonner !
Vous souhaitez soutenir Phrénosphère ? Vous pouvez faire un don !

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici