Un proposition Phrénosphère

La Garantie Inconditionnelle de Subsistance


La misère est un scandale. Cette phrase, si elle semble un sommet de niaiserie – la causerie d’une impétrante au concours de Miss France – n’en est pas moins porteuse d’une charge morale et subversive terrible. Restons en France pour situer notre propos. Au nom de quoi justifier la persistance d’individus miséreux à la dernière extrémité dans un pays qui aurait de quoi offrir à chacun de ses membres une vie digne ? En raison de quelle sorte de perversion morale et intellectuelle en sommes-nous venus à trouver naturel que des ressources dont nous pourrions disposer facilement ne soient pas employées pour soulager les miséreux ? Quelle sorte de flétrissure marque nos esprits modernes pour que nous luttions collectivement de toutes nos forces pour que des individus ne puissent pas accéder à une vie minimalement décente – alors que cela ne nous coûterait rien à titre individuel ? La misère permet de questionner au plus profond les soubassements de notre société, son organisation sociale, institutionnelle, économique, anthropologique ainsi que l’économie psychique individuelle que cette organisation induit.

Dans Ce que le marché fait au monde, outre une analyse de l’hégémonie (néo)libérale qui, via le marché, prend possession du monde et le réduit, et nous avec, à l’état de zombie, je formule un projet concret pour lutter contre la misère, une Garantie Inconditionnelle de Subsistance (GIS) – différente en tous points des revenus de base déjà théorisés.

Pourquoi élaborer une énième proposition de lutte contre la misère, celles qui existent, au premier rang desquelles les revenus de base ou autres salaires à vie, ne suffisent-elles pas ? Une précision avant toute chose : la Garantie Inconditionnelle de Subsistance ne s’oppose pas au revenu universel, les deux projets peuvent facilement s’intégrer dans une grande politique sociale cohérente et ambitieuse car leurs objectifs et leurs effets ne sont pas exactement les mêmes. Néanmoins, l’un des reproches que j’adresse au revenu universel est précisément d’être… un revenu. C’est-à-dire une somme d’argent. Ce qui souligne que l’argent est devenu, dans notre société, littéralement vital. Mais « l’argent ne doit pas être la condition de la vie, ce qui ne signifie pas qu’il n’en faille pas du tout, mais il doit rester à sa juste place »[1]. En effet, nous devons retrouver la fonction première de l’argent : faciliter les échanges. L’échange est premier, l’argent n’est qu’un moyen, alors qu’aujourd’hui, c’est l’inverse : les échanges ne sont qu’un moyen de faire de l’argent. Or, l’argent n’est pas un moyen neutre, il est, dans nos sociétés bien plus que ça. Dans Ce que le marché fait au monde, je considère que « l’argent […] est le nom que prend ce qui a préalablement été ingurgité, digéré puis régurgité par le marché. Argent sont toutes choses que le marché a contaminées, elles n’existent plus que comme fantômes d’elles-mêmes : des zombies. »(p.123) Ainsi, l’argent possède un pouvoir de corruption sur le monde lorsque seul le marché prévaut. C’est pour cette raison qu’il est essentiel de le remettre à sa place.

Si l’argent ne doit pas être la condition de la vie, quelles sont les véritables conditions de la vie, et je dirai plus : de la vie en tant que citoyen ? Le fait de se nourrir, d’avoir accès à la santé, mais aussi à la culture et le fait de pouvoir s’insérer dans une société et d’y être reconnu. Voici les piliers de la Garantie Inconditionnelle de Subsistance.

  • Alimentation

En France, la Subsistance alimentaire est très loin d’être assurée à tous les citoyens. Comment s’en satisfaire dans l’un des plus riches pays de la planète dans lequel les riches ne cessent de s’enrichir ? Lisons le début de l’article 25 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, ratifiée par la France : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ». Nous en sommes bien loin. Il serait intéressant de prendre ce texte au pied de la lettre : si l’assurance de l’alimentation est un droit, alors l’Etat a le devoir de la garantir en dernier ressort – elle devient un service public.

Il existe des associations – et nous ne dirons jamais assez à quel point elles sont essentielles – qui, heureusement, fournissent une aide alimentaire indispensable aux nécessiteux. Restos du cœur, Secours populaire, Secours catholique pour les plus connus… sans ces organisations et leurs milliers de bénévoles, l’existence de centaines de milliers de personnes en situation de précarité serait pratiquement impossible. Elles assurent un service public incontestable, service qu’il incomberait à l’Etat, c’est-à-dire à la solidarité nationale, de remplir. La Garantie Inconditionnelle de Subsistance propose la création d’un tel « Service Alimentaire Public »(p.223). « L’idée est de créer des « épiceries solidaires », les Points Alimentaires Publics (PAP), où tout un chacun pourra se servir en aliments de base : fruits et légumes, viandes et poissons, produits transformés etc. Bien sûr, la quantité de produits que l’on pourra prendre chaque semaine sera limitée, par exemple à un certain « montant » fictif. »(p.223) Chaque citoyen pourra décider de s’inscrire à un registre communal pour bénéficier de ce service public, qui garantit à tous une alimentation décente minimale et gratuite.

Cette idée de Service Public Alimentaire va beaucoup plus loin que cela. Car elle s’organise autour de la création de coopératives agricoles publiques qui achèteraient directement les produits (de saison) aux producteurs français, le plus possible issus de la filière biologique. Cela permettrait, avec un même dispositif, de mettre en place une politique de soutien aux agriculteurs, au bio et aux circuits courts. Une politique d’une ambition sans précédent. Les agriculteurs sont aujourd’hui humiliés par la grande distribution et la Politique Agricole Commune – qui en plus favorise les grosses exploitations. « La GIS, au contraire, rémunère au juste prix le fruit du travail des paysans, ce n’est en rien de la charité. Ce système permettra aussi aux agriculteurs d’être moins dépendants de la grande distribution, de retrouver une part d’autonomie et d’être plus forts lors des négociations. De plus, la PAC avantage les gros producteurs au détriment des petits, c’est un instrument mis au service du formatage de l’agriculture. Notre système raisonne à l’exact opposé : favoriser la diversité agricole. »(p.225)

Lutte contre la précarité alimentaire, soutien aux petits paysans et à l’agriculture biologique, politique d’aménagement du territoire en redynamisant les terroirs, valorisation des circuits courts… On voit comment cette simple idée permet de porter tout un projet de société.

  • Culture

Vivre en citoyen, ce n’est pas seulement survivre. Une dimension est fondamentale, la culture. Dans Ce que le marché fait au monde, j’insiste beaucoup sur le fait qu’appartenir à un peuple – et sans peuple, pas de démocratie possible – passe nécessairement par une culture commune. « Disons en première intention que la culture est au peuple ce que l’identité est à l’individu. »(p.180) Bien sûr, cette formulation est éminemment critiquable. Pour autant, voir que le peuple a un « contenu », la culture, et qu’il ne se réduit pas au fait de posséder une carte d’identité est fondamental. L’appartenance à un peuple n’est pas une nationalité, contrairement à ce que croit une large partie de la gauche. On voit bien les résultats terribles de cette idéologie qui dénie au peuple la possibilité d’une culture : désaffiliation, communautarisme, refus de l’universalisme, repli identitaire…

La culture n’est pas seulement indispensable à la démocratie, elle l’est aussi à l’humanité elle-même. Un être humain est un être de culture. La culture est donc une nécessité politique et existentielle. Or, aujourd’hui en France, l’accès à la culture est de plus en plus réservé aux classes supérieures de la société. Ce qu’avait déjà si bien repéré Bourdieu sous le terme de « capital culturel » ne fait que s’accentuer. Mais si la culture est une condition de la démocratie, qui suppose des citoyens éclairés, elle doit être un service public au même titre que l’alimentation. C’est le deuxième pilier de la Garantie Inconditionnelle de Subsistance.

Que sera le « Service culturel public » ? « Chaque citoyen pourra bénéficier tous les deux mois d’un livre : littérature, essai, biographie, bande dessinée, livre jeunesse etc. ; d’une place de cinéma ; d’un contenu audio, vidéo ou vidéoludique de son choix. »(p.227) Chaque citoyen aura une carte, sur le modèle de la carte vitale, qui sera créditée d’une certaine somme lui permettant de bénéficier des œuvres de son choix, sans cumul possible. Cela sera valable uniquement dans les enseignes ayant passé un contrat avec l’Etat, et ce afin de promouvoir les distributeurs indépendants. Plus que jamais, nous avons besoin de libraires indépendants, de cinémas qui proposent des œuvres inattendues etc. On retrouve le souci constant de favoriser les petits commerces qui font vivre au quotidien la culture. Les grandes plateformes style Amazon ont peut-être un rôle à jouer dans la diffusion de la culture, mais ce rôle est aujourd’hui quasi exclusivement néfaste : orientation algorithmique d’une « culture » de masse, promotion de contenus standardisés, concurrence déloyale vis-à-vis des commerces indépendants, conditions de travail inhumaines…

  • Service citoyen

La Garantie Inconditionnelle de Subsistance essaie de réinjecter du don, au sens de Marcel Mauss, comme socle de l’Etat social. Le don appelle toujours un contre-don, qui n’est pas une simple restitution. La grande découverte de Mauss est la mise au jour du rôle fondamentalement politique du don : « le don est la modalité première du politique en donnant vie à toute forme de communauté »(p.92). Or, parce qu’il s’attaque et don/contre-don, le marché détruit en même temps la possibilité d’une communauté (au sens fort, et non une simple juxtaposition d’intérêts individuels) et donc du politique même. Et c’est bien ce qui nous arrive : nous n’arrivons plus à faire communauté. Or, il est plus qu’urgent d’y remédier. Et pour cela, recréer du lien entre individus mais aussi entre les individus et les institutions : c’est-à-dire du don/contre-don. Mais « le lien qui unit l’individu et la collectivité, ce sentiment d’appartenance républicaine, se construit tout au long de la vie et de l’exercice de la citoyenneté »(p.237). C’est la raison pour laquelle je propose comme troisième pilier de la GIS, celui du contre-don, « un « service d’intérêt général » de 5 jours par an à partir de la majorité qui prenne la forme d’un engagement auprès de la collectivité, sous quelque forme que ce soit : bénévolat dans une association reconnue d’intérêt général, intervention dans le milieu scolaire, réalisation de missions auprès des services municipaux etc… »(p.238). Il s’agit d’un système flexible avec possibilité de segmenter les 5 jours en journées ou demi-journées indépendantes. C’est une façon de rendre à la collectivité sous une autre forme que l’impôt : par de l’engagement personnel. C’est que l’appartenance à la République est l’affaire de mille gestes, mille façons de se comporter dans l’espace public au quotidien. Avec ce service citoyen, tout au long de leur vie, les citoyens sont intégrés à la communauté, qu’ils soient riches ou pauvres, ils y ont leur place, ils y sont reconnus à égalité.

Il y aura la mise en place d’une grande base de donnée où chaque organisme public ou associatif désirant bénéficier du service citoyen indiquera les « postes » à pourvoir, et où chaque citoyen pourra s’inscrire. Les journées surnuméraires effectuées une année seront décomptée sur celles de l’année suivante, dans un maximum de 4 ans consécutifs. Les bénévoles d’associations d’intérêt général pourront faire valoir leur bénévolat à ce titre. L’idée est en fait de faire de chaque citoyen un bénévole au sens étymologique : benevolus, dévoué, bienveillant.

C’est une façon de se réapproprier l’espace public concret et symbolique, d’y prendre part. Cette question de l’espace public est fondamentale, car l’espace public est le « territoire » concret et symbolique de la communauté démocratique. Or, aujourd’hui, nous pensons tous plus ou moins que cet espace nous est extérieur, qu’il n’est à personne. Pire, de plus en plus, l’espace public devient non seulement de plus en plus privé mais aussi de plus en plus un lieu de contrôle et de surveillance. C’est à cela qu’il convient de mettre un terme.

Toutes les questions pratiques ne sont toutefois pas réglées : faudra-t-il, en particulier pour les travailleurs les plus précaires, une compensation ? Si oui, sous quelle forme ? Quel sera le périmètre exact du service citoyen ? Quoi qu’il en soit, « il s’agira de retisser un lien étroit entre l’individu et la collectivité en lui faisant prendre conscience des impératifs de la vie en commun »(p.239).

  • Autres volets

Santé – La GIS comporte en outre une sécurité sociale généralisée : puisque la sécurité sociale est déjà une mutuelle, pourquoi s’embarrasser de complémentaires santé coûteuses et superflues ? Sans parler bien sûr des assurances calquées sur le modèle étatsunien… Une seule mutuelle suffit : c’est la sécurité sociale – une façon de faire des économies tout en remettant la justice sociale au cœur du système de santé. De plus, je propose un « service public du médicament »(p.230) chargé de produire les drogues de base (paracétamol, corticoïdes, antibiotiques les plus courants…) mais aussi d’assurer un véritable contrôle des produits de santé, avec des études possiblement longues et coûteuses, au lieu des pitreries qui passent aujourd’hui pour de l’évaluation et de la régulation.

Services publics – On le voit, avec la création d’un service alimentaire public et d’un service culturel public, la notion de service public et au cœur de la Garantie Inconditionnelle de Subsistance. C’est la raison pour laquelle l’accès aux services publics sera inscrit dans la Constitution. En effet, le service public, c’est là République elle-même, en garantir l’accès, c’est garantir la République.

  • Financement/précisions

La question épineuse… Je n’entrerai pas dans le détail ici, cela dit, dans Ce que le marché fait au monde, je propose quelques pistes concernant le financement de la GIS, qui coûtera plusieurs milliards par an à la solidarité nationale… La première piste est évidente : la prodigieuse manne de l’évasion fiscale. Plusieurs dizaines de milliards d’euros à récupérer. Voilà de quoi sans trop de difficulté financer une Garantie Inconditionnelle de Subsistance digne de ce nom ! Autre piste : rétablir l’Impôt de Solidarité sur la Fortune qui, selon Thomas Picketty, aurait pu « rapporter aujourd’hui plus de 10 milliards d’euros »[2]. Je propose également, si cela ne suffisait pas, et loin des tabous habituels, d’ouvrir une discussion sur le taux de TVA des denrées alimentaires, d’augmenter éventuellement les cotisations sociales pour financer la nouvelle sécurité sociale (étant entendu qu’en supprimant les mutuelles, de substantielles économies seront réalisées).

Je tiens également à préciser un point important. En créant un service alimentaire public tel que celui que je propose, le même argent servira à lutter contre les conséquences de la misère et à soutenir le secteur agricole. C’est une façon de faire d’une pierre deux voire plusieurs coups ! Là encore, de quoi faire économies, en particulier sur la Politique Agricole Commune et les près de 10 milliards qu’elle représente[3]. C’est la même chose pour un certain nombre d’aides déjà existantes.

Enfin, il faut bien se rendre compte des difficultés que la GIS aurait à surmonter, à commencer par l’Union Européenne. En effet, « l’adhésion à l’UE rend impossible tout projet un tant soit peu émancipateur ou protecteur. Austérité, rigueur budgétaire, soumission aux dogmes néolibéraux… ces obstacles forment le cœur nucléaire de l’UE, il ne suffirait pas d’amender les traités pour qu’ils disparaissent comme par magie. »(p.235) Le soutien aux agriculteurs ou aux libraires indépendants serait immédiatement censuré pour « distorsion de concurrence » ou « concurrence déloyale ». Il nous faudra nous affranchir d’un certain nombre de « règles » incompatibles avec la lutte contre la misère. Cependant, la force de la GIS est sa modularité. Un acteur local peut décider de s’en approprier tel ou tel aspect, en particulier au plan municipal ou départemental, pas besoin de tout adopter en bloc pour que cela fonctionne. C’est d’ailleurs probablement par-là que viendra le véritable progrès social, par la base, par l’échelon local voire hyper-local.

Cet article n’est qu’une succincte présentation de ce projet de Garantie Inconditionnelle de Subsistance, j’ai dû laisser nombre d’aspects dans l’ombre. Je ne peux que renvoyer le lecteur désireux d’approfondir ce projet à Ce que le marché fait au monde qui le développe sur plus de 25 pages. Mais c’est une proposition concrète qui me tiens particulièrement à cœur, c’est pourquoi je tiens à la partager, à la mettre au pot commun pour qu’elle soit discutée, débattue, amendée, critiquée et peut-être qu’elle finisse par nous inspirer collectivement.

 


[1] Ce que le marché fait au monde, L’Harmattan, 2020, p.220. J’indiquerai entre parenthèses les références à cet ouvrage en précisant la page de la citation.
[2] Thomas Piketty, « Gilets-jaunes » et justice fiscale, Le Blog de Thomas Piketty, 11 décembre 2018. piketty.blog.lemonde.fr/2018/12/11/gilets-jaunes-et-justice-fiscale/
[3] Bien sûr, une partie de la PAC restera nécessaire – du moins dans un premier temps.


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