Billet d’humeur

Macron / Le Pen : A quoi bon faire barrage ?

La tyrannie des castors


Pour les élections présidentielles de 2022, on va nous refaire le coup, pour sûr. En tous cas, on va essayer. La titanomachie (a)politique va être rejouée par tribunes interposées ; la lutte du Bien et du Mal va nous être imposée sur tous les plateaux télé ; la Résistance va être invoquée face « aux heures les plus sombres de notre histoire »… Les macronards, et toute la clique médiatique, s’y préparent déjà. C’est que, se fabriquer un ennemi intérieur, le faire passer pour le Diable, et se présenter comme le seul rempart – stratégie, il faut le noter, des tyrannies, je vous renvoie à toute la littérature sur le sujet[1] – est la seule stratégie possible pour Macron. On ne peut pas poursuivre et intensifier la destruction d’un pays – son propre pays – et d’un peuple – son propre peuple – et espérer que son bilan serait un motif de réélection. Marine Le Pen va jouer le rôle d’épouvantail dans ce sordide dispositif. Cette histoire est bien connue. Et si nous refusions d’entrer dans ce jeu mortifère ? Et si nous refusions de « faire barrage » ? Autre question, autrement plus dérangeante : à qui faire barrage ?

La France est dans un état catastrophique, ce qu’a souligné la crise sanitaire. Le système de santé est ravagé, tout a été fait pour exposer les Français à la pandémie, les mesures qui auraient pu permettre un tant soit peu de protéger la population ont été soigneusement rejetées, l’économie est à terre, la santé psychologique de nombreux concitoyens est menacée… Macron est directement responsable de milliers de morts évitables. Un crime massif qui, bien entendu, restera impuni. Mais il n’a pas fait que ça, le bougre. En profitant du chaos général, il a fait passer des lois liberticides dignes de régimes que l’on n’aurait pas de peine à qualifier de dictatures – par exemple, la loi « Sécurité globale ». Il poursuit en outre son travail d’acharnement contre les chômeurs et les retraités. Dans le service public, les fermetures de lits d’hôpital se poursuivent, l’enseignement supérieur se meurt dans l’indifférence générale tandis que le gouvernement en hâte le trépas par des déclarations au summum de la stupidité (Frédéric Vidal et « l’islamogauchisme ») et surtout une politique budgétaire conduite à la serpe, et après s’en être pris aux étudiants eux-mêmes (souvenez-vous des APL). Je ne ferai pas l’inventaire de toutes les trahisons commises par Macron envers son peuple : loi Travail qui démolit encore plus le Code de Travail et accentue la soumission et la précarisation des salariés, atomisation du baccalauréat, des filières et des disciplines au lycée, le tout précédé de la réforme Parcoursup qui institue la mise en concurrence généralisée des élèves, suppression de l’ISF pour faciliter l’enrichissement des riches, inaction absolue face à l’urgence écologique, ratification du CETA…

Et Marine Le Pen pendant ce temps ? Elle vitupère, elle tourbillonne, elle houspille, elle s’échauffe, elle admoneste, elle dénonce, elle vote à l’Assemblée en toute hypocrisie, elle fulmine, elle manigance, elle prend des postures, elle se fait interviewer, elle harangue, à l’occasion elle défile, elle s’insurge, elle soutient les fachos à l’international, elle chouine… C’est ça, le Diable ? C’est ça, les heures les plus sombres de notre Histoire ? C’est ça qui est censé provoquer l’annihilation du pays dans des torrents de haine et de sang ? C’est ça le « pire » ? C’est à ça qu’il faudrait faire barrage ?

Mais regardons les choses en face quelques instants : d’un côté un Président qui provoque la mort réelle de milliers de ses concitoyens, un faux philosophe qui a entrepris de démolir le pays, un banquier qui a pour projet la dissolution de la France dans l’Europe puis le monde, un ancien ministre de l’économie qui massacre les services publics ; de l’autre une cheffe de parti qui essaie tant bien que mal de dissimuler sa vacuité politique, une fille de son père qui fait tout pour se dédiaboliser, une tante de sa nièce qui sent le vent tourner, une députée sans autre programme que la récupération politicienne des colères populaires, une avocate cramponnée dans la surenchère médiatique, une conseillère régionale qui fait la bise aux fachistes et aux nazillons. Posons nous les bonnes questions. Qui est en train de démolir la France ? Emmanuel Macron ou Marine Le Pen ? Qui a une lourde part de responsabilité dans les plus de 100 000 morts du COVID ? Qui multiplie les cadeaux aux plus riches et assomme les classes populaires ? Qui saccage l’Education Nationale et l’Université ? Qui a fomenté une réforme des retraites inique et régressive ? Qui a fait tabasser les gilets jaunes jusqu’aux mutilations qu’on connaît ? Qui a instauré un régime autoritaire en France ? Qui a un comportement à peine humain vis-à-vis des migrants ? Qui éreinte le service public par des coupes budgétaires insupportables ? Qui promeut la décentralisation et soumet, en même temps, les sources de revenu des collectivité territoriales à un contrôle de plus en plus strict de l’Etat centralisé ? Qui a instrumentalisé, dans des sommets d’abjection, la Shoah et Oradour-sur-Glane pour se faire élire lors de la précédente campagne présidentielle ? Qui s’en prend aux lanceurs d’alerte et aux journalistes par des lois liberticides (dont la loi sur le secret des affaires) ? Qui prépare une réforme de l’assurance chômage qui aggravera la précarité des chômeurs ? A toutes ces questions, la même réponse : Emmanuel Macron.

On nous somme de faire barrage pour éviter le pire. Mais ce que tous les castors refusent obstinément de voir est que le pire est déjà au pouvoir ! Régime néolibéral autoritaire antidémocratique : que faut-il de « pire » ? Oh, bien sûr, on peut toujours imaginer pire. Mais précisément, toute la stratégie néolibérale actuelle de conquête du pouvoir repose sur notre imagination. Imaginer qu’il peut exister pire empêche d’admettre le réel, ce qui se produit sous nos yeux. En ce sens, la stratégie du pire participe de ce que le philosophe Clément Rosset nomme le Double, un double qu’on pourrait appeler « double par anticipation ». Or, le double est toujours une façon de faire diversion, de détourner le regard pour ne plus voir le réel. Le réel est ce qui est le plus difficile à penser, à appréhender par la raison. Penser, c’est en effet toujours, d’une manière ou d’une autre, déposer un filtre sur les choses, les saisir dans des catégories, s’en déconnecter. C’est nécessairement produire des doubles – dont la principale fonction est d’évacuer la « réalité du réel ». La stratégie du pire, c’est donc un double au carré : il s’agit de discréditer le monde présent dont on nie la réalité – en l’occurrence : l’hégémonie (néo)libérale qui détruit le monde – au profit d’un futur hypothétique – le retour d’un fascisme fantasmé. C’est bien une diversion. Or, la diversion n’est pas l’aveuglement : on peut tout à fait être lucide quant aux méfaits du gouvernement actuel, le but est de les désamorcer en les faisant passer pour un « moindre mal »[2], un rempart, dont on concède les imperfections, contre le Mal. Il s’agit de faire en sorte que ce que l’on sait reste sans effet.

« Comprendre que l’illusion ne procède pas d’un défaut du regard est fondamental. Si l’on s’imagine que l’on se trompe par aveuglement, il s’ensuit que la meilleure façon de remédier à l’illusion est « d’ouvrir les yeux », comme on dit, de rendre visible ce qui ne l’était pas, ou insuffisamment. Si, a contrario, on a compris que […] nous ne sommes pas aveugles mais que nous voyons double – voire triple –, ou que nous regardons ailleurs, les remèdes seront tout à fait différents. Rosset met le doigt sur un problème qui ne laisse pas de rendre perplexe : comment se fait-il qu’en dévoilant la vérité, l’erreur ou l’illusion persistent ? C’est qu’en définitive, la vérité est déjà sue. »[3]

Or, la démocratie est intimement liée au savoir et à un certain attachement à la vérité, ou ce que Michel Foucault appelait « régime de véridiction »[4]. La vérité doit être non seulement accessible, diffusée, sa recherche enseignée comme un idéal, mais elle doit surtout être le guide de l’action politique. Lorsque la vérité devient une affaire superflue, aucune détermination collective n’est possible. C’est ce qui nous arrive. Mais il est important de comprendre que l’indifférence (néo)libérale à la vérité procède du double plus que du mensonge, car cela a des implications stratégiques tout à fait cruciales. Par exemple, on comprend pourquoi on ne fera jamais « ouvrir les yeux » à un Macron : il a déjà les yeux ouverts. Le combat politique se situe alors dans un tout autre champ.

L’horizon politique libéral était celui du Progrès. Macron et sa bande s’en réclament d’ailleurs. Pourtant, ils assoient leur stratégie sur des prévisions inverses. Le Progrès prévoit qu’il faut travailler collectivement et personnellement à l’advenue du meilleur ; la stratégie des castors annonce que la nouvelle tâche des dirigeants est d’empêcher le surgissement du pire. Cela permet de relativiser toutes les régressions, toutes les destructions, tous les dévoiements. Quoi que fasse Macron, aussi régressive soit sa politique, elle est de toute façon un rempart contre le Pire, un pire imaginaire et absolu que, par définition, la réalité ne peut jamais égaler. De sorte que le pouvoir en place ait les coudées franches pour tout calciner sur son passage. La stratégie du pire permet de justifier la politique de la terre brûlée – l’impératif politique du néolibéralisme. Périsse la France si c’est pour préserver le monde ! Périsse le monde car nous sauverons l’Univers ! Périsse l’Univers, nos « valeurs » dureront ! La politique française est prise dans une lutte pour l’absolu.

Bien sûr, cette emphase, ces discours grandiloquents masquent en réalité la défense d’intérêts bien concrets et bien mesquins : Macron défend les siens, ses amis patrons, ses camarades banquiers, ses collègues rentiers de la République, ses acolytes ruisselants, les « premiers de cordée ».

On ne compte déjà plus toutes les émissions télé/radio, les sondages, les articles, les commentaires, les débats qui tournent autour de la possible victoire de Marine Le Pen aux prochaines Présidentielles, de ses chances de succès. « Peut-elle gagner ? » est devenu la question, et chacun y va de son pronostic. C’est bien sûr une façon de faire peur, de mobiliser les castors tout en jetant l’opprobre sur ceux qui ne voudraient pas se mobiliser, de les tenir responsables de l’arrivée de l’extrême-droite en France – résistants contre collabos.

Alors, je repose la question : à qui faire barrage ? A un parti qui n’a jamais gouverné sur le plan national, à peine sur le plan municipal ? A un agrégat contestataire sans ligne claire, avec pour seul programme l’air du temps ? A un rassemblement notoirement incompétent et qui, de toutes façons, n’a pas les moyens humains de gouverner la France – où sont les maires, les sénateurs, les députés, les présidents de régions et, surtout, les potentiels ministres et hauts fonctionnaires dont disposerait Marine Le Pen si elle était élue ? A un attelage mal fichu de xénophobes, de racistes patentés, de fachos véritables, mais en même temps de citoyens exaspérés, d’honnêtes gens invisibilisées par des décennies de politiques en leur défaveur, de compatriotes en colère contre le système médiatico-politique responsable de la débâcle actuelle ? Ou bien alors à celui qui, en tant que Président de la République depuis 2017 a presque tous les pouvoirs en France, décide de tout, tout seul[5], contre tout le monde – en premier lieu contre son propre peuple ? En fait, la question centrale est celle de la responsabilité : et c’est bien Emmanuel Macron qui est responsable de l’Etat calamiteux de la France, non Marine Le Pen. C’est Macron qui réalise un programme autoritaire, qui s’en prend aux journalistes, qui dresse les contours d’un Etat policier, qui, roquet fort en gueule, isole la France à l’international par des déclarations tonitruantes, qui tente de placer le débat des prochaines présidentielles sur le terrain sécuritaire et identitaire – du pain bénit pour la mère fouettarde d’Hénin-Beaumont.

Autrement dit, ne nous voilons pas la face : c’est à Emmanuel Macron qu’il faut faire barrage, et à personne d’autre. Ou plutôt, à lui et à tous ceux qui s’attaquent à la République sociale – dont, cela va de soi, Marine Le Pen.

On l’aura compris, le propos de cet article est fort simple : faire barrage à Marine Le Pen n’empêche pas ses idées d’accéder au pouvoir – en pire. Car oui, je soutiens que Marine Le Pen eût été moins dangereuse pour la France et les français : clairement estampillées « d’extrême-droite », ses mesures eussent été combattues pied à pied[6]. Mais aujourd’hui, dans l’état de déréliction intellectuelle et morale du système politico-médiatico-académique, Macron reprendrait exactement le même programme que Marine Le Pen, vous verriez alors tous les Aphatie, les Salamé, les Ruquier, les Demorand, les Cohen, Libé, Le Monde, Europe 1, RTL, et tout ce que ce pays compte de castors hurler, les yeux écarquillés et les jugulaires saillantes, que ce programme-là serait le seul rempart contre Marine Le Pen. Le seul rempart contre l’extrémisme, disent-ils. Mais le seul extrémisme qui ait du pouvoir en France est l’extrême-marché, c’est-à-dire le (néo)libéralisme parvenu à son paroxysme, à son point de quasi-achèvement. Il y a bien un extrémisme mortifère en France, mais il n’est certainement pas de droite, encore moins de gauche. C’est l’extrême-centre de Macron.

Est-ce à dire qu’il faudrait renverser la donne ? Qu’il faudrait choisir Le Pen contre Macron ? A l’évidence non, je ne crois pas une seule seconde que quoi que ce soit de bon pour nous résulterait de son élection. J’aspire simplement à ce qu’on arrête avec cette rhétorique idiote, que l’on laisse chaque électeur voter pour qui il veut, ou même ne pas voter. Car, en réalité, et il est temps de dire les choses clairement, nous n’avons plus rien à attendre des élections. Les élections sont devenues aujourd’hui le principal outil de destruction de la démocratie. En effet, « se présenter à des élections n’a de sens que s’il existe quelque chose comme du politique »[7], politique que des décennies de (néo)libéralisme ont détruit. En d’autres termes, l’action politique se joue essentiellement en dehors des institutions dites démocratiques. La figure de prochain Président importe peu, comme importe peu le prochain casting ministériel ou parlementaire. Ceux-ci appliqueront peu ou prou les mêmes mesures, en recouvrant d’un vernis plus ou moins social, plus ou moins autoritaire, plus ou moins écolo, plus ou moins MEDEF. Tout le cirque autour des prochaines présidentielles fonctionne essentiellement contre un trompe-l’œil, c’est encore une fois une diversion, qui n’a d’autre but que de simuler une vie politique. Nous sommes en plein dans ce qu’Harold Bernat nomme, après Jean Baudrillard, le « simulacre »[8]. Simulacre d’élections pour un simulacre de démocratie, simulacre de barrage contre un simulacre d’extrême-droite. En revanche, ce qui n’est pas simulacre, ce sont les intérêts financiers colossaux que défendent les dominants. C’est là que le fait de comprendre que nos ennemis – car ils s’en prennent à nos vies – et leurs suiveurs ne sont pas aveugles mais évoluent dans un monde dédoublé coupé du réel est crucial : il ne s’agit pas de les « récupérer », de les « convaincre », de débattre avec eux, ils sont inaccessibles à tout cela[9]. Notre monde n’est plus le leur – la fameuse « sécession » est à prendre au sens littéral.

Pour ma part, le seul barrage qui m’occupe est celui qu’on saura ériger contre Macron et son monde. Il ne sera pas bâti à coup de vote Le Pen. Néanmoins, on peut être tenté de faire tomber le banquier en se servant de la fille Le Pen comme expédient. Pourquoi pas ? En tous cas, si ça ne règlerait en rien le problème de fond – le néolibéralisme qui détruit tout, et bientôt la possibilité de la vie même – cela aurait au moins la vertu des séismes et autres raz de marée. Mais pourquoi perdre cinq ans ? C’est maintenant qu’il nous faut inventer de nouvelles façons de nous mobiliser, qu’il nous faut créer des structures qui nous permette de reprendre le pouvoir contre les usurpateurs. C’est notre seule chance d’éviter une forme de guerre civile dont on pressent la venue.

 


[1] Orwell par exemple, 1984 ou La ferme des animaux pour les classiques. Mais plus largement, toute la littérature ou tous les films qui présentent des dystopies, Star Wars en tête, bien entendu.
[2] Je vous renvoie à Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal, Champs Essais, 2007.
[3] Geoffrey Mercier, Ce que le marché fait au monde, L’Harmattan, 2020.
[4] « Ensemble de règles permettant, à propos d’un discours donné, d’identifier les éléments qui peuvent être caractérisés comme vrais ou comme faux ». Roberto Nigro, « De la guerre à l’art de gouverner : un tournant théorique dans l’œuvre de Foucault ? »,Labyrinthe, 22 | 2005, 15-25.
[5] « Si je ne fais pas tout, seul, rien ne se passe. » Ce sont les mots de Son Altesse Macron, récemment tenus et rapportés.
[6] Raison pour laquelle le système ne peut se satisfaire de son élection. Elle pourrait tout-à-fait être compatible avec les intérêts des capitalistes et des néolibéraux, mais jusqu’à un certain point seulement – le capitalisme n’aime pas les frontières.
[7] Geoffrey Mercier, op. cité.
[8] D’ailleurs, son excellent Le néant et le politique, L’Echappée, 2017, à propos de l’élection de Macron en 2017, pourra à coup sûr être réécrit presque mot pour mot en 2022. Je ne peux que le conseiller par anticipation.
[9] Pas tous, bien sûrs, il faut continuer d’essayer de convaincre, et de discuter quand c’est possible – ne serait-ce que pour des raisons morales. Mais cela n’est plus, hélas, là que le gros du combat se joue. 



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