[Bibliosphère] Encre sympathique – Patrick Modiano


Encre sympathique

Patrick Modiano

Gallimard, 2019


Oublier, se souvenir, se souvenir qu’on a oublié, oublier qu’on s’est souvenu, puis oublier l’oubli… Encre sympathique est un roman de la mémoire – non point un roman sur la mémoire : l’œuvre est elle-même une sorte de souvenir. Patrick Modiano – faut-il rappeler qu’il fut Nobel de littérature en 2014 ? – approfondit dans son nouveau roman ce lien si tenu mais en même temps si nécessaire en la mémoire et la vie.

Le narrateur – on apprendra plus tard qu’il se prénomme Jean – raconte, c’est le point de départ du livre, sa première enquête en tant que jeune détective. Une certaine Noëlle Lefebvre a disparu du jour au lendemain sans laisser de trace. Ou, faudrait-il plutôt dire, en laissant des traces que le narrateur s’efforcera de remonter. Car, et c’est là l’un des thèmes de l’œuvre de Modiano, tout vie n’est qu’une collection de traces. On n’existe jamais que par les traces qu’on laisse derrière soi, dans le monde, certes, et pour les autres, mais aussi et surtout pour soi-même. Noëlle Lefebvre, que le narrateur ne connaît qu’à travers une fiche établie à la va vite par le détective qui l’emploie, « une simple fiche dans une chemise à la couleur bleu ciel qui a pâli avec le temps »(p.11), Noëlle Lefebvre n’existe pour le narrateur que par ces quelques traces ramassées dans un dossier, détails peut-être anodins, mais toute la vie n’est que détails anodins sans doute. Mais Noëlle Lefebvre n’existe pour elle-même que sous forme de traces également, des traces de mémoire et des traces effacées, des « blancs » comme les appelle le narrateur. Ces « blancs » qui sont pourtant si présents, qui nous marquent tant, ces blancs qui sont aussi des traces. Encre sympathique est, au fond, au-delà de l’enquête du narrateur, une enquête existentielle. Pourquoi, après tout, cette Noëlle Lefebvre vient-elle hanter, au gré des ans, la mémoire du narrateur ? Pourquoi ne pas oublier cette femme qui n’est qu’un nom dans un dossier ?

La mémoire est diffractée. Elle ne se limite point à l’encéphale qui l’accueille : tout fait mémoire, car tout fait trace. Sous la plume de Patrick Modiano, Paris devient une mémoire, c’est encore le cas dans ce roman, Encre sympathique. Les noms de rue, comme les noms des personnages, sont des repères auxquels les souvenirs s’attachent, en cela, le nom propre prend une dimension tout-à-fait particulière. Il nous dit qu’il n’existe point d’envers aux choses – comme on parlerait de l’envers du spectacle – mais simplement leur présence. D’ailleurs, bien que formellement écrit au passé, le temps d’Encre sympathique est bien le présent. Car, on y revient toujours, c’est le présent de la mémoire : on ne se souvient jamais qu’au présent (en définitive, même dire « je me suis souvenu de… » se ramène toujours à « je me souviens de m’être souvenu de… »). Le nom propre résume la chose, non par une sorte d’essentialisation, il n’y a point d’essence dans un roman de Modiano, mais parce que, précisément, l’unité d’une chose n’est que la somme des traces qu’elle laisse ou qu’elle a laissées. Toute trace est à chaque fois particulière, singulière, elle ne renvoie point à une quelconque intériorité des choses, elle est le témoin de la relation qu’on a avec la chose. La relation du narrateur à Noëlle, à Roger Behaviour ou à Gérard Mourade, sa relation à la rue de Vaugelas, au dancing de la Marine, à Veyrier-du-Lac… Chaque trace est un point, donc chaque relation singulière à un objet quel qu’il soit est un point dans la mémoire, ces points forment un tableau, parsemé néanmoins de taches blanches – Encre sympathique est un tel tableau. Peu importe l’ordre chronologique, peu importe que le narrateur fasse des allers-retours temporels dans sa mémoire, seuls importent les points qui s’assemblent.

En fin de compte, tout ce que j’essaie tant bien que mal de dire est contenu dans cette phrase du roman : « Si vous avez parfois des trous de mémoire, tous les détails de votre vie sont écrits quelque part à l’encre sympathique »(p.93). Qu’est-ce qu’une encre sympathique ? Une encre qui ne se dévoile que sous l’effet d’un processus particulier : la chaleur par exemple. Tout le roman consiste à tenter de trouver ce fameux processus qui révèlera les mots écrits à l’encre sympathique dans la mémoire du narrateur.

Ce roman explore ce qui fait « l’identité » des êtres. Or, l’idée même d’encre sympathique réfute toute identité, du moins une identité qui serait transparente à soi, qui serait évidente, une identité dont on pourrait une fois pour toute dire ce qu’elle est. En cela, je lis Encre sympathique comme une version littéraire possible de la pensée de Clément Rosset. Cela dit, l’œuvre littéraire est toujours bien plus vaste que toutes les idées qu’on pourrait y accoler, elle n’est jamais une simple illustration. Ce qui dépasse tout, ce qui fait qu’une œuvre est, littéralement, « toujours plus », c’est la beauté, c’est-à-dire la capacité à émouvoir, à toucher, à résonner au plus profond du lecteur. La beauté d’une œuvre de Modiano tient à la simplicité nostalgique du monde qu’il crée, à ce sentiment à la fois triste mais serein que l’on perd toujours quelque chose mais que ce n’est pas si grave… Le roman de Modiano, c’est un peu la reviviscence d’un monde passé – bien que ce monde littéraire ne soit jamais superposable au monde « réel » – une plongée dans une fausse mémoire au charme désuet et tranquille.

Un roman court mais immersif, qui mêle enquête et introspection, polar et récit intime. Bonne lecture !


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