[Bibliosphère] Du cap aux grèves – Barbara Stiegler


Du cap aux grèves

Récit d’une mobilisation

17 novembre 2018 – 17 mars 2020

Barbara Stiegler

Verdier, 2020


Comment être un intellectuel engagé ? Tout d’abord, qu’est-ce qu’être un intellectuel engagé ? Comment traduire son engagement en pensée et sa pensée en engagement ? Au final, Barbara Stiegler s’attelle à la si ardue question de l’action et de la théorie. Cependant, Du cap au grèves n’a rien d’un opus barbant et désincarné faisant de la pratique un pur objet théorique. Au contraire, dans ce petit livre écrit à la première personne, la philosophe raconte sa propre trajectoire qui l’a menée de la pensée du monde à l’écart du monde à la mobilisation physique autant qu’intellectuelle. Très beau livre qui démontre par l’exemple comment la mobilisation, la pratique de la grève, de la manifestation, de l’opposition, bouscule la pensée et comment, en retour, la pensée permet de se mobiliser autrement.

Barbara Stiegler est professeure de philosophie à l’université de Bordeaux-Montaigne spécialiste de Nietzsche. En 2019, paraît le retentissant « Il faut s’adapter », qui remet en cause la vision traditionnelle du néolibéralisme à partir de la figure de l’un de ses pères fondateurs, le journaliste Walter Lippmann. Cet ouvrage passionnant, fruit de 10 ans de travail solitaire qui, bien que traitant des années 30, ne parle en fait que du présent actuel. Mais, à l’époque de la rédaction de ce livre, Stiegler ne cherche qu’à se « séparer physiquement du reste du monde et de l’accélération de ses flux, pour [s’]isoler des autres dans le calme statique et clos de [s]on bureau »(p.7). Elle vivait en somme le rêve du théoricien qui offre en présent au monde en lutte le produit de sa contemplation – theôría en grec. Mais le rêve ne durera pas. Peu avant la sortie officielle de son livre apparaît un mouvement social d’ampleur inouïe : les gilets jaunes. Le réel social fait brutalement irruption dans l’univers de Barbara Stiegler, un réel qui confirme ses analyses et les requiert. C’est alors que la philosophe va elle-même se sentir physiquement requise par ce mouvement social.

Dans Du cap aux grèves, Barbara Stiegler analyse le mouvement des gilets jaunes que, pourtant, son statut d’universitaire de métropole aurait dû inciter à plutôt mépriser qu’approuver. Elle décrit son saisissement premier, l’apparition de l’engagement physique dans sa vie bien rangée, et l’ambivalence qui est la sienne. « Nous sommes le 1er décembre et j’enfile pour la première fois un gilet jaune. […] Je manifeste, mais en secret. Je suis fière d’être là mais je n’assume pas jusqu’au bout ce gilet. En marchant dans les rues insurgées, je me dis que je cumule tous les marqueurs d’une « fausse » gilet jaune, de ces éternels mécontents qui sont pourtant « privilégiés », de ces intellectuels politisés à la vie agréable, qui profitent de la vraie souffrance des vrais Français pour semer le chaos dans le pays. »(p19-20) Elle se retrouve au milieu de gens dont elle comprend la souffrance qu’elle-même ne vit pas au quotidien. Mais l’engagement auprès des gilets jaunes n’est pas seulement le fruit d’un sentiment de solidarité, il est bien plus profond. Bien sûr, en tant qu’universitaire, elle a des raisons de lutter, et elle l’a fait par le passé, contre toutes les réformes qui démolissent l’université française. Macron n’est-il pas l’un des pires démolisseurs que la France ait connus ? Mais cela ne suffit pas. L’engagement qui saisit Barbara Stiegler est issu de la rencontre de la crue réalité sociale et de la violence subie par les gilets jaunes et le résultat de ses propres analyses sur le néolibéralisme. Le produit de la pensée néolibérale des années 30 qu’elle décortiquait dans son livre s’étalait au grand jour, sous ses yeux.

Le néolibéralisme se distingue du libéralisme classique par son interventionnisme. Il s’agit d’orienter, de réorienter, de diriger, de guider les masses dans le sens du marché, de faire de la Terre entière un vaste marché global où tout s’achète, se vend, se monnaye. Pour cela, il se fixe un « cap », c’est-à-dire la feuille de route des gouvernements. « Non pas « laisser faire » comme dans le libéralisme classique, mais imposer à la société le direction qu’elle doit prendre. […] Car ce que les nouveaux libéraux comprennent, dans le sillage de la crise de 1929 et à la suite de la décennie noire qui lui succède, c’est que le marché ne se régule pas tout seul. C’est qu’il n’y a aucune « main invisible » qui harmonise spontanément la lutte des intérêts et qu’il faut donc impérativement en appeler à la main des États, architectes et arbitres de ce nouveau marché à construire. »(p.28) Ce « cap » est une direction arbitraire, pure construction idéologique imposée aux peuples avec une brutalité croissante : destruction des services publics, montée des inégalités, volonté populaire bafouée… C’est contre cela que, sans le savoir, les gilets jaunes se sont dressés. Les gilets jaunes, c’est-à-dire, en réalité, ceux qui ont tant perdu au jeu de la mondialisation et ont encore beaucoup à perdre.

Mais ceux qui dénoncent le « cap » – l’autre nom du « projet » que beuglait Macron tel un fanatique en transe lors de la campagne présidentielle – sont voués à disparaître. S’ils ne veulent pas de l’adaptation néolibérale à marche forcée, leur destin est de péricliter inexorablement, de rester au ban de la société « qui bouge » et des « mobilités sociales », de se scléroser puis d’être anéantis – par la violence s’il le faut. « Les violences qui s’exercent désormais contre tous ceux qui défient publiquement le cap […] sont orchestrées et récompensées par le sommet du pouvoir. Leur signification n’en est pas moins ambivalente. Car elles constituent à la fois l’aboutissement naturel du néolibéralisme et sa mise en échec. »(p.39) Et cette violence, Barbara Stiegler, en enfilant son gilet jaune, va y être confrontée de près. Son destin, dorénavant, est d’être un gilet jaune parmi les autres – la pensée qui s’incarne individuellement et collectivement.

Après les gilets jaunes et la révélation qu’ils furent pour beaucoup, vient la mobilisation contre la réforme des retraites. Comment, après les luttes de 2018, ne pas y prendre part ? Car la réforme des retraites manifeste d’une certaine façon la quintessence du cap néolibéral ! Barbara Stiegler consacre de très belles pages à décrire ce qu’est philosophiquement la retraite, dont l’enjeu de la défense est clair : « affirmer et défendre la nécessité, pour tous, de se retirer de la compétition mondiale et de se protéger de la précarisation qu’elle entend imposer à tous les temps de nos vies. »(p.56) Défendre la retraite, comprise comme mise en retrait de l’affairement mercantile et productif c’est, dans le même temps, défendre les services publics. Une sphère temporelle de l’existence protégée des exigences du marché, tout comme doit l’être une sphère sociale, celle du soin ou de l’éducation. L’enjeu est philosophiquement le même. Barbara Stiegler va donc être requise par cette nouvelle lutte qui montera tout au long de l’année 2019. Et après elle, la lutte contre la réforme de l’université… Une vie de lutte semble s’être ouverte pour la philosophe après la parution de son ouvrage.

Stiegler partage ses moments d’exaltation, de joie combattante, mais aussi de doutes profonds, de remise en question, d’abattement devant une guerre qui semble perdue d’avance. Là encore, c’est la philosophie qui lui sert de viatique. Mais une philosophie engagée au plus près du réel. Quand le froid et la rigueur de la pensée sont une arme autant qu’un refuge… Car la voilà tout d’un coup happée par un univers qu’elle ne connaît pas. Celui de la lutte sociale certes, mais aussi du monde médiatique qu’elle fréquente pour parler de son ouvrage ou de l’actualité sociale. Elle est embarquée dans cette sphère dont elle ne possède pas les codes. Ce qui, en retour, nourrit sa propre pensée.

Du cap néolibéral aux grèves concrètes, un trajet intellectuel et existentiel. La grève est aussi symbolique, elle est cette partie de terre qui borde la mer, une frontière, promesse d’exil mais aussi de retour. Il s’agit, par nos grèves physiques et chahutantes, de reconstruire des grèves dans ce monde néolibéral fou, des lieux de passage, ni terre ni mer, mouvants, stables et pourtant si changeants… Car la lutte sociale est une façon, pour Stiegler, de reprendre vie. Asphyxiée par les injonctions à la mobilité, étouffée par l’obligation à l’adaptation sempiternelle, la philosophe bordelaise retrouve le sens d’une vie locale, enracinée et concrète dans l’engagement et la lutte, qui impose nécessairement de sortir de nos bulles connectées et virtuelles pour rencontrer le monde concret.

Du cap aux grèves est un texte d’une grande densité analytique, qui reprend de façon condensée et très accessible – Stiegler confirme dans ce petit livre un style précis et d’une grande clarté – les développements d’« Il faut s’adapter ». La profonde rupture inaugurée par le néolibéralisme est parfaitement analysée, de même que ses caractéristiques les plus importantes. On trouve également une pensée de la mobilisation, une façon de considérer à nouveaux frais, en faisant l’économie des philosophies de l’Histoire inspirée de la parousie chrétienne – marxisme compris – le sens de l’engagement militant. Nietzsche n’est jamais bien loin, c’est lui qui inspire à Barbara Stiegler, dans Du cap aux grèves, une théorie vitaliste de la grève débarrassée de toute « conception téléologique de l’histoire »(p.83). On retrouve ce qui, déjà, faisant la force d’« Il faut s’adapter » : la défense du tragique, au sens grec. Le monde est fait de tension irréductibles, il est « rempli d’asymétries en tout genre, […] à la fois nécessaires et dangereuses »(p.101). On ne changera pas le monde en niant ces tensions, en cherchant à les éradiquer – autre projet hérité du fond religieux qui est encore le nôtre, et contre lequel Nietzsche nous est d’un grand secours.

Du cap au grèves, un petit livre à la fois d’une grande densité intellectuelle et existentielle. Le récit philosophique – car c’est en fin de compte de cela qu’il s’agit – qui rejoue de vieux thèmes de la pensée : la rencontre du singulier et de l’universel, de la théorie et de la pratique, de la raison et de la passion… Un très beau texte à découvrir !

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