Bibliosphère : Scènes de la vie intellectuelle en France


Scènes de la vie intellectuelle en France

L’intimidation contre le débat

André Perrin

Editions L’Artilleur, 2016


 

Le philosophe André Perrin

André Perrin est un philosophe français contemporain né en 1949, agrégé de philosophie, il a enseigné sa discipline pendant plus de 40 ans. Voilà pour la biographie de l’auteur.

Le livre est préfacé par Jean-Claude Michéa, figure intellectuelle de la gauche française.

 

Un constat implacable

Le livre qui nous occupe aujourd’hui est paru en 2016 et n’a pas fait grand bruit, ce qui est assez regrettable. L’auteur y dresse un constat assez accablant du climat intellectuel dans la France d’aujourd’hui, constat parfaitement résumé par le sous-titre du livre : « L’intimidation contre le débat ». Il y dépeint une lutte acharnée et sans merci, celle que mènent les tenants de la « bien-pensance » moderne (le plus souvent gauchiste, mais aussi libérale comme le montre Jean-Claude Michéa dans sa préface) et du « politiquement correct » contre toute forme de pensée déviante – et donc éminemment libre – accusée d’être nauséabonde, rance, rabougrie, réac’, « faisant le jeu du front national », crypto-lepéniste, populiste, rappelant « les heures les plus sombres de notre histoire » etc… Ironiquement, ce sont aussi bien des gens de droite – Zemmour en est le meilleur exemple – que de gauche, voire très à gauche – c’est le cas de Michel Onfray, ou de la gauche chevènementiste – qui en font les frais : il s’agit de taper tous azimuts, tout le monde dans le même panier, pas besoin de viser, Dieu reconnaîtra les siens !

En effet, depuis quelques années, on assiste régulièrement à des mises à mort médiatiques, presque des autodafés, des manœuvres inquisitoriales, des procès sommaires instruits entièrement à charge et sans parole à la défense, sur fond de malhonnêteté intellectuelle, de mensonge, de rouerie, de citations tronquées ou détournées, de duplicité, d’acharnement en meute, de bestialité langagière, d’agression verbale, de tribunes assassines dans cetains journaux – qui ne font d’ailleurs plus aucun effort pour dissimuler leur volonté de répandre la bonne parole, d’orienter les masses, de les redresser, les rééduquer comme on redresse un esprit tordu ou un rééduque une bête trop libre. Triomphe de l’instinct grégaire, défaite de la pensée.

 

Les 4 mécanismes de l’intimidation intellectuelle

S’il ne fallait que deux raisons pour lire ce livre les voilà : la préface de Jean-Claude Michéa et l’avant-propos de l’auteur. Arrêtons-nous-y quelques instants.

L’avant-propos s’intitule « L’art perdu du débat ». L’auteur y développe sa vision idéale du débat d’idée, basée sur une approche philosophique enseignée en cours de philo mais aussi illustrée par les dialogues de Platon. Cette méthode socratique s’appuie avant tout sur une politesse minimale : rester calme, s’écouter, ne pas se couper la parole, être bienveillant avec son interlocuteur – toutes qualités élémentaires qui semblent totalement absentes des débats médiatiques aujourd’hui. En particulier la bienveillance, sur laquelle j’insiste, et qui exigerait que l’on essaie de comprendre les arguments d’autrui en tâchant de rentrer dans la cohérence interne qu’ils développent, que l’on fasse l’effort intellectuel de restituer leur complexité sans les déformer, et surtout, que la prémisse de tout débat soit que l’on considère qu’a priori, autrui peut avoir raison. Politesse minimale, je le redis, exigible de la part d’un enfant dès la classe de CP. Et pourtant, des agrégés de ceci, docteurs de cela, professeurs dans la prestigieuse université de trucmuche ou de machin-truc n’en sont même pas capables…

André Perrin met en suite au jour les mécanismes qui pourrissent les débats. Il en repère 4 qui se résolvent in fine à une idée simple : à la recherche légitime du vrai et du faux s’est substituée la volonté de discréditer moralement telle ou telle proposition avant même son énonciation. Les 4 mécanismes utilisés pour opérer un tel discrédit sont ainsi résumés :

« La disqualification de l’auteur par les intentions qu’on lui attribue, la disqualification de ses thèses par les effets qu’on leur impute, la disqualification des mots et des concepts qu’il utilise, la volonté de le combattre sans le lire ou du moins avant même de l’avoir lu ». (page 23)

Tout est dit. Le reste de l’avant-propos est destiné à illustrer ce phénomène avec des exemples précis tirés de l’actualité immédiate, en s’appuyant sur des débats médiatiques bien connus : l’affaire Onfray, l’affaire Zemmour, l’affaire de la théorie du genre etc. où l’on a vu l’insulte, le procès d’intention, l’attaque ad hominem, l’intimidation et autres procédés peu recommandables remplacer le dialogue, l’échange d’arguments et de contre-arguments, la recherche du vrai et du faux. J’ai rappelé plus haut quelques-unes des joyeusetés fort aimables utilisées en guise d’arguments… Avec, nouveauté de notre si belle époque, l’émergence d’une méthode fort sympathique lorsqu’il s’agit de nuire à quelqu’un : la pétition. On atteint alors un summum dans la lâcheté et pire, dans la police de la pensée, puisque les pétitionnaires se sentent en position d’exiger la démission de quelqu’un, son renvoi, la mise en route d’une enquête le concernant… Citons pêle-mêle l’affaire Sylvain Gouguenheim, l’affaire Finkielkraut, l’affaire Gauchet… Quand on en vient à s’attaquer directement à quelqu’un pour le faire taire, c’est qu’Orwell n’est plus très loin…

Où quand des intellectuels bien-pensants – et il faut prendre cette locution au sens le plus fort : ils sont bien-pensants car ils pensent selon le Bien et donc leurs adversaires incarnent le Mal – remplacent le débat d’idée par une croisade où l’objectif est de détruire physiquement des ennemis.

 

Et le reste alors ?

Bien sûr, il n’y a pas que l’avant-propos dans ce livre, loin s’en faut. Il est consacré à l’examen de 9 débats qui ont agité la sphère médiatique récente : le mariage pour tous, le « expliquer c’est excuser » de Manuel Valls, la féminisation de la langue française présentée comme machiste, sexiste et patriarcale etc. Pour chacun des débats, André Perrin mobilise une somme impressionnante d’arguments rationnels, honnêtes, documentés, référencés, clairs et précis. Il tâche de les éclairer avec son avis de philosophe, et ses partis-pris bien sûr, mais là est tout l’intérêt. Ce livre permet de se confronter à un argumentaire puissant, profond, allant à l’encontre de l’opinion médiatique sur les sujets abordés, mais toujours avec une haute exigence : exigence de qualité tout d’abord quant aux arguments utilisés, et exigence de clarté et d’accessibilité ensuite, alliées à la précision du propos.

Un style clair, lisible, sans intimidation langagière. Des raisonnements étayées, qui donnent à réfléchir, d’autant plus si on ne les partage pas.

On ne peut que conseiller la lecture de ce livre, enrichissante à deux titres. En ce qu’elle analyse l’insalubrité du débat intellectuel et en ce qu’elle nous confronte à un discours fort et qui dérange. Et c’est plus que nécessaire aujourd’hui !


PS : retrouvez un addendum à cet article dédié au livre Scènes de la vie intellectuelle en France. Nous y examinons deux arguments fallacieux non analysés par André Perrin qui s’inscrivent toutefois dans la critique qu’il entreprend.

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