Bibliosphère : Anagrammes pour lire dans les pensées


Anagrammes pour lire dans les pensées

Raphaël Enthoven et Jacques Perry-Salkow, dessins de Chen Liang Hong

Editions Actes Sud, 2016


Comme son nom l’indique, un recueil d’anagrammes découvertes par Jacques Perry-Salkow – musicien de profession, ce qui n’est sans doute pas anodin – accompagnées souvent d’un petit texte de Raphaël Enthoven. Je dis découvertes, car il semble dans ce livre, que l’anagramme soit là, tapie dans l’ombre des lettres, tout à la fois la forme et le fond qui s’entremêlent… Attendant d’être mises en plein jour comme les trésors des tombeaux anciens.

Le réchauffement climatique.

Ce fuel qui tache le firmament. 

Comment ne pas penser que le langage n’est qu’une danse des lettres, qui prennent la pose selon les rythmes d’une musique inconnue ? Une danse orgiaque… Mais aussi une danse du sens, où tantôt l’anagramme s’approfondit lors de la distorsion qu’elle opère ; et où tantôt elle se contredit, où elle amende la première phrase par une nuance, un déplacement ou une rupture : l’anagramme est alors une sorte d’excuse, comme si les mots nous demandaient de ne pas être pris trop au sérieux. Lorsque le musicien, Perry-Salkow, découvre que “Qu’est-ce que le moi ?” a pour anagramme “C’est quelque émoi“, on est évidemment dans le premier cas de figure. Le philosophe, Enthoven, n’a alors qu’à citer Hume, mais l’essentiel du travail est déjà fait. Dans le second cas de figure, “Carpe diem” donne “Ca déprime !“, la magie de l’agencement offre ici une contradiction, au moins apparente, que la philosophie permet de résoudre.

L’anagramme semble toujours être contenue a priori dans l’assemblage singulier des lettres, mais aussi du sens dont elle fait ressortir tout l’éclat, comme une pierre que l’on ébrèche pour dévoiler en son cœur le reflet d’une émeraude, et dans lequel le regard se perd… et pourtant, il ne faut pas y voir autre chose que pur hasard des assemblages, surgissement fortuit et sans transcendance. Ou quand la matière et la manière du dire ne font plus qu’un. L’anagramme suit le même ordre (cosmos) que la nature : chaos, jeu de forces et de contre forces, évolution, adaptation, destruction, création. Pas de plan, pas de dessein, pas de volonté, ni bien ni mal. L’anagramme, c’est le langage selon les lois de Darwin. L’erreur est d’y voir une finalité, une transcendance, un Dieu. En cela, elle est un exercice d’humilité – la première vertu, le remède à tous les complotismes.

Et pourtant, quand, “Et la mort n’est rien pour nous”, a pour anagramme “Empruntons la route et rions”, c’est la langue elle-même qui semble prendre vie sous nos yeux et nous avertir. Elle n’est plus un moyen de communication, elle est la communication elle-même, ou plutôt, elle apparaît comme un tiers à toute communication. Tout dialogue est en fait un triangle : toi, moi et nos mots. L’anagramme est là un clin d’oeil du langage. Elle pointe le fait qu’il nous échappe toujours, comme l’amour chanté par Carmen. On dit toujours plus, ou toujours moins, ou toujours autre chose, du fait même qu’on le dise.

Un livre magnifique. J’aime beaucoup la langue de Raphaël Enthoven, qui n’est jamais lourde, n’entrave jamais le plaisir des anagrammes, au contraire. C’est un philosophe qui jamais n’affirme, mais toujours suggère. Il déploie sa pensée comme un peintre impressionniste, nous entraîne à son rythme, primesautier, “à sauts et à gambades” comme dirait Montaigne. Parfois avec humour, avec une profondeur qui ne se prend pas au sérieux. Un mot de son style, qui, dans ce livre, se donne par petites touches. Style très écrit, travaillé, minutieux, désuet – une belle qualité -, voire sophistiqué. Pour Anagramme pour lire dans les pensées, Raphaël Enthoven écrit de petits textes, parfois des poèmes, il entremêle les citations, parfois s’efface derrière tel poète ou tel philosophe, ou encore se tait lorsque l’anagramme a déjà tout dit. Or, il n’y point de style sans un art du silence à propos.

Et pour finir, un mot sur les illustrations du peintre Chinois Chen Jiang Hong. Des aquarelles parsèment l’ouvrage, parfois prennent la place des mots, ou empiètent dessus : une autre forme de poésie. Souvent de la mélancolie dans ces tons ocres, ces ciels sanguins, ces estompés de noir, de gris, ces oranges toujours lointains, comme pâlis par une brume invisible ou l’horizon du souvenir.

 

 


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