Adieu

Honoré de Balzac

1830


Deuxième épisode du Cycle Balzac : les romans courts sur Bibliosphère. Aujourd’hui, Adieuun roman écrit en 1830 par un Honoré de Balzac qui commence d’assumer enfin son statut d’écrivain. Il a alors le projet d’une immense fresque de l’histoire de France, épique et pittoresque, qui aurait débuté par « l’invasion des Francs ». Cette ambition sans doute démesurée – mais l’oeuvre balzacienne est d’une démesure inouïe – ne verra jamais le jour, il n’en subsiste que quelques oeuvres éparses, dont Adieu, le roman dont nous parlons aujourd’hui.

Adieu est un roman d’une petite cinquantaine de pages à peine, qui prend place au sein de la monumentale Comédie Humaine parmi les Etudes Philosophiques.

Oscillant entre le fantastique et le roman historique, Balzac est comme un peintre qui dessine les contours fidèles du corps nu du modèle qui pose pour lui, reproduisant chaque galbe, chaque courbe, ajustant les couleurs pour obtenir le velouté de satin de la peau empourprée d’un sein de pêche, d’une joue timide, le blanc nacré d’une cuisse pudique ou le bronze mat d’un bras viril et puissant. L’image est parfaite, le corps peint semble palpiter presque, mais le peintre, par une fantaisie soudaine l’affuble d’un décors grotesque, ou le met en scène dans une position absurde. Il se produit alors comme un décalage entre la perfection de la copie et l’univers dans lequel elle s’insère, un je-ne-sais-quoi qui dérange, qui interpelle. Balzac est, disais-je, comme ce peintre-là. Tout à la fois naturaliste et impressionniste.

L’Histoire et la mémoire comme support des passions : amour et folie.

Nous sommes, dans ce roman, les compagnons d’un certain Philippe et de son ami d’Albon, deux chasseurs au premier abord, en réalité, un marquis et un baron. Les deux compères, par une chaude journée, rentrant de la chasse, découvrent un lieu insolite, ancien monastère des Bons-Hommes, habité par de biens étranges personnages. Une femme, folle, plus animale qu’humaine, qui a perdu l’esprit et en qui ne subsiste que l’instinct des bêtes, va subitement raviver la mémoire d’un passé douloureux chez l’un des deux héros. Cette femme à la beauté troublante ne sait dire qu’un mot : Adieu.

La deuxième partie du récit nous transporte dans les souvenirs du personnage, dans son passé de soldat de l’armée napoléonienne lors de la campagne de Russie. Balzac déchaîne alors son génie littéraire pour nous plonger dans la bataille de la Bérésina en 1812, échec proverbial de Napoléon. Et vraiment, on a rarement l’occasion de vivre littéralement un tel moment d’histoire, tant la force du récit et sa précision nous transportent. Et c’est alors le froid de la nuit russe qui cisaille notre peau, les grognements de nos estomacs vides qui nous torturent, l’odeur des cadavres, du sang, de la sueur qui nous assaille, les hennissements furieux des chevaux qu’on abat pour se repaître de leur chair dure et indigeste qui nous saute aux oreilles…

Napoléon traversant la Bérésina, Janvier Suchodolski, 1866. (cliquez pour agrandir)

Campagne de Russie 1812 d’après le journal illustré d’un témoin oculaire, Christian Wilhelm von Faber du Faur, 1831

« A quelques pas de la voiture, une trentaine de traînards étaient réunis devant un immense foyer qu’ils entretenaient en y jetant des planches, des dessus de caisses, des roues et des panneaux de voitures. Ces soldats étaient, sans doute, les derniers venus de tous ceux qui, depuis le large sillon décrit par le terrain au bas de Studzianka jusqu’à la fatale rivière, formaient comme un océan de têtes, de feux, de baraques, une mer vivante agitée par des mouvements presque insensibles, et d’où il s’échappait un sourd bruissement, parfois mêlé d’éclats terribles. Poussés par la faim et par le désespoir, ces malheureux avaient probablement visité de force la voiture. Le vieux général et la jeune femme qu’ils y trouvèrent couchés sur des hardes, enveloppés de manteaux et de pelisses, gisaient en ce moment accroupis devant le feu. L’une des portières de la voiture était brisée. Aussitôt que les hommes placés autour du feu entendirent les pas du cheval et du major, il s’éleva parmi eux un cri de rage inspiré par a faim. »

Évocation magistrale et terrible de ce moment de l’épopée de l’histoire de France. Mais aussi une réflexion sur l’attente, la puissance du souvenir, l’espoir de l’ignorance et le désespoir face à la réalité impitoyable, sur la folie et son appréhension par une raison qui ne peut la saisir, et sur l’amour, bien sûr, sa force constructrice mais surtout destructrice.

Sans doute un chef-d’oeuvre, en tous cas un roman qui en quelques pages concentre tout ce qui fait le génie d’Honoré de Balzac. Tout y est.

Join the discussion One Comment

Leave a Reply