Matière à contredire
Essai de philo-physique
Etienne Klein
Editions de l’Observatoire, février 2018
Etienne Klein revient en ce début d’année avec un nouveau livre mêlant ses deux amours intellectuelles que sont la physique et la philosophie. Il forge ainsi une sorte de discipline qui sonne comme un oxymore : la philo-physique.
« Construire des ponts »
Dès l’introduction de Matière à contredire, Etienne Klein prend grand soin de distinguer les deux disciplines : la philosophie n’est pas la physique et réciproquement, du moins depuis la coupure opérée par Galilée au XVIIème siècle à l’origine de la physique moderne. Bien qu’elles aient vaguement un objectif commun, la connaissance, elles diffèrent par leurs méthodes, leurs objets, leurs concepts, leur organisation institutionnelle. Rendre compte des phénomènes physiques ne peut s’obtenir à l’aide d’introspections, de réflexions, de jeux conceptuels, de textes anciens, qui sont les outils de la philosophie : il faut théoriser puis expérimenter. Inversement, la physique est incompétente lorsqu’il s’agit de traiter des questions philosophiques relatives aux émotions, à l’esprit en général, aux valeurs, à l’éthique etc. De prime abord, il semble qu’il y ait une paroi parfaitement étanche entre les deux. Pourtant, les physiciens ne sont pas exempts de présupposés philosophiques qui peuvent influencer leur vision de la physique – la querelle sur l’interprétation de la physique quantique abordée au dernier chapitre en témoigne – ; et dans certaines circonstances, la physique « produit des résultats décisifs, cruciaux, tranchants, qui modifient les termes en lesquels certaines questions se posent […]. Ce sont alors des “découvertes philosophiques négatives“ »(p.32).
La paroi semble dès lors se fissurer. Et c’est dans cette fissure que se glisse Etienne Klein, fissure qu’il approfondit, qu’il travaille patiemment – au sens géologique du terme où l’on peut dire d’une faille qu’elle est « travaillée » – en abordant, depuis les deux rives, certains concepts flous, mitoyens, que chaque discipline seule ne peut connaître de façon satisfaisante car relevant sans doute un peu des deux. Au-delà d’un travail de vulgarisation, son objectif : « ouvrir des zones de contact, construire des ponts entre différentes disciplines académiques »(p.23) pour produire ce que l’on pourrait nommer une science des anfractuosités.[/vc_column_text][divider line_type=”No Line”]
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Travailler le langage en écrivain
Ce livre est un livre de philosophe, de physicien, on l’a dit, mais c’est aussi un livre d’écrivain et ce pour deux raisons principales.
La première tient au style d’Etienne Klein, que l’on pourrait caractériser à l’aide de toutes sortes d’adjectifs ou de noms empruntés au vocabulaire du mouvement. Un style fluide, coulant, dynamique, andante dirait un musicien – « allant » en italien. Mais le mouvement du style ne sacrifie jamais la précision du propos, et c’est d’ailleurs la grande force du travail proprement littéraire qui est réalisé dans ce livre. La philo-physique est avant tout un travail métaphorique au sens du grec metaphora, qui signifie “transport” (littéralement “porter au-delà”) où l’on retrouve l’idée de mouvement, de déplacement. On pourrait d’ailleurs faire de la métaphore une figure de style quantique car toujours dans un état superposé – entre son sens littéral et l’image qu’elle véhicule – et toujours soumise au contexte qui la porte, lui donne son sens.
En réalité, Matière à contredire ne traite ni tout-à-fait de philosophie, ni tout-à-fait de physique ; il interroge en creux ce qui est leur support à toutes deux, c’est-à-dire le langage. Le langage des philosophes – et à ce propos, il n’est pas anodin que Wittgenstein, très grand philosophe du langage, soit si présent – mais aussi le langage qui permet de traduire la physique – traduire le langage naturel de la physique, les mathématiques, en langue commune. Ce travail sur le langage est le fond du livre, chaque chapitre étant l’occasion d’examiner un concept particulier, le triturer, le torturer même pour lui faire rendre gorge : le temps, la causalité, le vide, la masse… Mais ce travail sur le langage, c’est aussi la tâche de l’écrivain qui, pour le coup, travaille la langue au sens artisanal du terme, la langue est le « matériau » de l’écrivain comme la pierre celui du sculpteur ou le son celui du musicien : ciseler les phrases, trouver le mot juste, polir telle locution, manier les homophonies, faire correspondre les sons, trouver un rythme, jouer avec les polysémies… Tâche ardue, l’écrivain aussi transpire. La précision langagière est le fruit de cette besogne.
Pour essayer de cerner les concepts, comme on cerne une proie, il fallait rien moins que cette extrême précision. Le temps, par exemple, se défile toujours, il est l’objet mobile par excellence. Etienne Klein a cette formule : « Le moins que l’on puisse dire, c’est que le temps n’a pas de vertu œcuménique : en parler n’équivaut jamais à le dire, encore moins à le saisir, de sorte que tenter d’accorder les violons à son sujet revient à sculpter l’océan. »(p.50) Qu’on se rassure, le style n’est jamais sec ni brutal, ce qui est le cas des articles scientifiques. On y trouve volontiers de l’humour, des calembours, des digressions, des traits d’esprit. Ce qui, précisément, détourne le regard de la démonstration, nous permet un pas de côté. Et c’est justement tout l’objet du livre que de proposer ce pas de côté. On l’a dit, l’idée est de s’inscrire dans une démarche intermédiaire entre la physique et la philosophie, éclairer l’une par l’autre, l’autre par l’une. Pas une synthèse ni un mélange, mais plutôt une émulsion.
De ces considérations résulte qu’Etienne Klein, dans Matière à contredire, place la forme au service du fond : la façon d’écrire est elle-même une puissance critique. Dans L’utilité du Beau, Victor Hugo, ce grand génie, écrit : « il n’y a ni fond ni forme. Il y a, et c’est là tout, le puissant jaillissement de la pensée apportant l’expression avec elle, le jet du bloc complet, bronze par la fournaise, statue par le moule. L’expression sort comme l’idée, d’autorité ; non moins essentielle que l’idée, elle fait avec elle sa rencontre mystérieuse dans les profondeurs, l’idée s’incarne, l’expression s’idéalise, et elles arrivent toutes deux si pénétrées l’une de l’autre que leur accouplement est devenu adhérence. L’idée, c’est le style ; le style, c’est l’idée. » Il semble ainsi que la langue naturelle de la philo-physique ne puisse qu’être une langue neuve, sans doute à inventer, à réinventer ; travail d’invention qui est celui d’Etienne Klein.
Ce livre montre qu’outre le travail du philosophe et celui du physicien, le monde exige, pour être compris, une remise en question du langage et des moyens de le dire, ce monde qu’on essaie à grande peine de saisir. A cette fin, l’écrivain est nécessaire. On ne peut se contenter du langage courant, qui charrie sans qu’on s’en rende compte des préjugés à propos des concepts qu’il met en scène. Mais le langage, au prix de gros efforts permet aussi de s’émanciper de ces préjugés grâce à l’agencement singulier des mots, leurs collisions parfois. Il est ce qui enferme, mais aussi ce qui libère. Le thème du langage est relativement peu abordée de façon explicite, pourtant, il irrigue en permanence tout le texte, il est là, en filigrane.
Mais, à la fin de ces considérations, je m’aperçois que je n’ai rien dit, ou presque, de ce que contient vraiment ce livre.
Quelques concepts philo-physiques
Matière à contredire illustre la phrase du philosophe Alain, par ailleurs citée par Klein : « Penser, c’est dire non. » Il nous invite à ce travail négateur : dire non aux sensations, au bon sens, aux impressions premières etc. Ce travail est celui du physicien et du philosophe, bien que chacun emprunte un chemin différent. Le premier chapitre du livre raconte la bifurcation des deux disciplines et la grande difficulté qu’elles ont aujourd’hui à se rencontrer. Par la suite, six concepts sont passés au crible de la philo-physique : le passé, le temps, le vide, la causalité, la masse, la réalité physique. L’exercice est périlleux, car il ne s’agit pas de se contenter de juxtaposer deux disciplines, mais de montrer en quoi on peut se servir de l’une et de l’autre pour appréhender sous un angle particulier, ou une multiplicité d’angles particuliers, un objet déterminé.
Ainsi, à propos de causalité par exemple, Etienne Klein fait un détour par Aristote, Leibniz, Kant, David Hume, puis le physicien Max Born, Newton… On voit se disperser une notion comme au travers d’un prisme. Matière à contredire fait preuve d’un effort pédagogique qu’il faut saluer, tant dans le domaine philosophique que physique. Bien sûr, ce n’est pas un livre « facile » car il manie des concepts que ni l’histoire des idées ni l’histoire des sciences n’ont pu appréhender autrement que par touches disparates– comme des touches de penture sur une toile impressionniste. Il faut accepter une certaine récalcitrance des concepts. Ajoutons tout de même, pour se rassurer, qu’on est loin, dans ce livre, du verbiage, de la logorrhée, du discours volontairement embrouillé, complaisant envers lui-même et plus soucieux d’effets de manches rhétoriques et d’intimidation conceptuelle que de clarté et de compréhension.
Et au-delà des quelques concepts principaux qu’il examine, Etienne Klein nous livre des considérations sur l’histoire de la physique, les big data, des anecdotes sur tel ou tel physicien qui sont souvent l’occasion de sourire… Un grand nombre de références philosophiques ou littéraires est mobilisé tout au long des exposés, ce qui est l’occasion de dresser des ponts entre les disciplines. On sent l’attachement d’Etienne Klein à la philosophie analytique, incarnée entre autre par Ludwig Wittgenstein, qui revient souvent sous la plume de Klein, ou encore par Bertrand Russel. Ce courant philosophique, toujours vivace, était déjà une tentative de réorienter la philosophie vers une approche plus tournée vers les sciences et la logique – que l’on songe au célèbre Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein – en particulier les mathématiques et les sciences cognitives. Enfin, un autre personnage hante le texte, il s’agit bien sûr d’Albert Einstein. Il est la grande figure. On le sent déambuler au gré des pages, il flâne dans le texte, s’arrête parfois pour s’adresser à nous, il se promène comme en un lieu familier…
Pour conclure, je dirai que ce livre apparaît comme une sorte d’ébauche, un appel, un “essai” au sens propre. Bien que le dialogue prôné dans ce livre ait parfois du mal à s’établir, et qu’il n’échappe pas toujours à l’écueil de « l’inventaire doctrinal » ; par son style, son érudition, la grande variété des références, et sa pédagogie, Matière à contredire procure un véritable plaisir littéraire et intellectuel, ce qui n’est pas peu !