Bibliosphère : Le prix de la démocratie – Julia Cagé


Le prix de la démocratie

Julia Cagé

Editions Fayard, 2018


Des livres aussi indispensables que celui-là sont rares. Lire Le prix de la démocratie devrait être un préalable à toutes les (pseudos) réflexions sur la (pseudo) démocratie actuelle de même qu’à toutes les (pseudos) réformes qui fleurissent ici ou là dans le débat public, comme autant de pustules jaunâtres sur un front adolescent. Autrement dit, après qu’un tel livre a paru, on ne peut plus penser de la même manière, il se produit un éclaircissement, des vapeurs se dissipent, les choses ne sont plus comme avant – ou ne devraient pas. Nous sortons de trois mois de mascarade – pardon : de Grand Débat. Ce temps eût été infiniment mieux utilisé à méditer les analyses et les solutions proposées par Julia Cagé. Attachez vos ceintures.

Avant d’entrer un peu dans le détail du livre, résumons la thèse qu’il développe : le mode de financement de la démocratie actuel favorise les préférences politiques des citoyens les plus fortunés et donc induit des politiques publiques largement à leur avantage, et l’Etat participe lui-même à ce vol démocratique. En fait, Mme Cagé résume cette thèse en une formule lapidaire et inquiétante : « la démocratie, c’est à qui paie gagne »(13). Le prix de la démocratie développe cette idée et nous montre que le mode de financement des démocraties est tout sauf neutre et qu’il a un poids tout à fait considérable sur les politiques entreprises par les gouvernements, d’autant plus considérable que la plupart du temps minimisé voire purement ignoré.

Quand l’Etat fait le jeu des riches…

Julia Cagé, professeure d’économie à Science Po Paris, fournit un travail impressionnant, et qu’il faut saluer humblement pour son ampleur. Elle décortique, à l’aide de près de 70 figures, tableaux, graphiques, courbes et autres diagrammes les modes de financement des partis politiques français mais aussi, et c’est l’un des points forts du livre, anglais, états-uniens, italiens, belges, espagnols, brésiliens… Elle y dissèque les législations en cours, et dresse les grandes évolutions historiques de la régulation de ces modes de financement. Et, grossièrement car je ne pourrai pas entrer dans tous les détails que fournit Mme Cagé, que découvre-t-elle ? Que le financement privé des partis politiques est absolument disproportionné, qu’il écrase les financements publics quand ils existent – l’exemple le plus caricatural de ce point de vue étant l’Allemagne, qui ne limite pas les dons privés aux partis – qu’il favorise très largement les riches et induit des politiques, en particulier économiques, qui se plient aux intérêts de ces généreux donateurs.

Concentrons-nous sur le modèle français. En France, les partis politiques, comme les campagnes électorales, sont pour partie financés par des aides publiques directes dont le montant est basé sur le résultat des élections antérieures. Plus un parti a de députés, et plus il a obtenu de suffrages au 1er tour des législatives précédentes, plus il touche de subventions. Cela représentait en 2017 près de 63 millions d’euros. Pour une autre partie, les partis sont financés grâce à des dons privés qui sont limités à 7500 € par an et par personne. Ces dons donnent droit à une réduction d’impôt égale à 66% du montant des dons. Première chose : tous ceux qui ne paient pas l’impôt sur le revenu (la moitié des citoyens les plus modestes) ne bénéficient pas de cette réduction d’impôt. Autrement dit, un riche faisant don de 1000 € ne paie en réalité que 340 €, le reste étant à la charge du contribuable ; alors qu’un citoyen modeste, pour le même don, paiera 1000 € plein pot. Ce qui signifie que les préférences politiques des plus riches sont subventionnées par la collectivité. « Ainsi, en France, plus on est pauvre, plus on paie pour participer à la démocratie sociale et politique. »(73) Et de toute façon, aucun citoyen non assujetti à l’impôt sur le revenu ne pourrait se permettre de donner 7500 € par an à son parti, alors que ce n’est même pas une broutille pour un multimillionnaire[1]. « 7500 euros c’est plus de la moitié du salaire annuel d’un smicard […] c’est également plus de quatre mois de salaire net médian »(67-68).

Le système est pensé pour les plus riches, qui ne s’en privent d’ailleurs pas ! Les riches contribuent très largement au financement des partis politiques ! En 2016, plus de 10% des contribuables qui font partie des 0,01% les plus riches ont donné aux partis, pour une moyenne nationale d’à peine 0,79%. Les riches sont surreprésentés dans le financement privé des partis – avec la bénédiction de l’Etat – et plus particulièrement « les très riches parmi les riches »(93) comme le montrent de très intéressants graphiques qui analysent finement la situation. Pour ne pas vous assommer de chiffres, précisons tout de même que « les 10% des plus gros donateurs donnent en moyenne chaque année près de 68 millions d’euros, soit plus de deux tiers du total des dons »(98), total qui s’élève en moyenne à une centaine de millions d’euros par an, « soit 1,5 fois plus que le financement public direct des partis politiques »(88). Autrement dit, comme le résume Julia Cagé, « les partis politiques français dépendent davantage des dons privés que des subventions publiques pour leur fonctionnement »(92). Donc, ils dépendent des plus riches. Il leur faut donc bichonner leurs riches donateurs, ceux qui font la pluie et le beau temps de la démocratie française. Comment bichonner un riche ? Il n’y a qu’à voir ce que fait Emmanuel Macron pour le savoir – qui fut catapulté à la Présidence grâce à l’appui de riches donateurs sans qui jamais son mouvement n’eût pu voir le jour. Les partis, au premier rang desquels se trouve bien sûr En Marche, sont redevables aux riches qui les financent : suppression de l’ISF, bouclier fiscal… tout s’explique.

Car c’est là un point sur lequel insiste Julia Cagé dans Le prix de la démocratie. Si les riches font de gros dons aux partis, ce n’est pas pour rien. Et les politiques menées s’en ressentent. Tout d’abord, tous les partis ne bénéficient pas de la même manière de l’appui des grosses fortunes françaises, ce que montre là aussi Mme Cagé en disséquant les financements des grands partis français. Elle démontre que les partis de droite sont majoritairement financés par les dons privés là où les partis de gauche le sont par les contributions de leurs élus, « cela implique que le gouvernement finance davantage les partis de droite que les partis de gauche »(127) via les réductions d’impôt. Ainsi, les partis de droite sont globalement plus riches que ceux de gauche. En quoi est-ce gênant ? vous demandez-vous. Là encore, Julia Cagé fourni un travail très intéressant pour montrer que plus un parti dépense d’argent, plus il a de chance de remporter les élections – et donc, de faire valoir sa politique. « L’argent dépensé par les candidats a un impact direct sur le nombre de voix qu’ils obtiennent aux élections municipales comme aux élections législatives »(304). Or, les partis de droite, ou libéraux (Mme Cagé inclut très opportunément LREM dans la droite), étant plus riches, ils financent plus leurs candidats, qui ont par voie de conséquence plus de chance de remporter les élections – et, en bout de course, de défendre les intérêts de leurs riches financeurs. Mme Cagé a calculé qu’en moyenne, les candidats de droite aux municipales disposent de 4200 € de plus que ceux de gauche. L’écart est de 12 200 € aux législatives. Ce qui représente au final « un avantage de 1367 à 2734 voix […] c’est-à-dire entre 3 à 6 % de votes exprimés au premier tour »(307).

On le voit, les effets du financement privé des partis sont très concrets et gangrènent au plus profond notre démocratie. Non seulement ils incitent les hommes politiques à ne répondre qu’aux seuls intérêts de leurs financeurs dont ils sont dépendants, mais en plus, ils influent directement sur les résultats des élections. De manière très intéressante, en ces temps où il flotte un parfum de RIC dans l’air (Référendum d’Initiative Populaire réclamé entre autres par le Gilets-Jaunes), Mme Cagé rappelle qu’un référendum n’échappe pas à ces logiques de capture du vote par l’argent. Autrement dit, si l’on ne règle pas d’abord ces questions de financement de la vie démocratique, tous les RIC du monde ne changeront pas fondamentalement la donne. Le prix de la démocratie apporte des démonstrations absolument limpides et assez peu réfutables de tous ces mécanismes, décrits par le menu, et, je le souligne à nouveau, qui n’ont rien de français. Julia Cagé décortique avec autant de soin la situation dans d’autres pays, pour nous donner à voir l’ampleur du désastre.

Les Bons pour l’Egalité Démocratique, et autres propositions salutaires

Mais au-delà du constat très détaillé, chiffré, analysé avec une rigueur sans pareille, Julia Cagé propose des solutions extrêmement intéressantes sur lesquelles il faut s’arrêter un instant.

Le prix de la démocratie fustige la capture de l’Etat par les intérêts privés – ceux des riches. La solution est donc de renforcer le financement public de la démocratie. Pour cela, tout d’abord, Mme Cagé propose de baisser drastiquement le plafond annuel des dons à 200 €. En parallèle, elle souhaite transformer la baisse d’impôt auxquels ils donnent droit en crédit d’impôt, afin que chaque citoyen, même celui qui ne paie pas l’impôt sur le revenu parce que ses revenus sont trop faibles, en bénéficie. Deux propositions simples et rapides à mettre en place.

Mais surtout, Le prix de la démocratie développe la belle et ambitieuse idée de « Bons pour l’Egalité Démocratique » (BED). De quoi s’agit-il ? Chaque année, chaque citoyen, au moment de sa déclaration d’impôt, pourrait décider d’allouer la somme de 7 € au parti de son choix – somme versée par l’Etat, ce qui ne changerait absolument rien aux impôts des citoyens. Aujourd’hui, tout compris, l’Etat dépense 3,55 € par an et par citoyen adulte pour financer la vie politique, une somme qui serait redirigée vers le financement des Bons pour l’Egalité Démocratique. Quant aux 3,45 € restants, Julia Cagé propose de réduire de 10 % les coûts de fonctionnement de l’Etat – un objectif plus que réalisable. Ainsi, le financement public des partis serait rehaussé, le financement privé diminué : les partis ne seraient plus dépendants des dons d’une ultra-minorité de riches. De plus, un tel financement encourage l’émergence de nouveaux mouvements politiques, ce qui est impossible avec le système actuel qui repose sur le nombre d’élus et de voix recueillies. Comment un parti peut-il émerger si pour cela, il lui faut avoir déjà des élus ? La seule solution : recourir massivement aux financements privés, ce qu’a fait Emmanuel Macron. Les Bons pour l’Egalité Démocratique sont attribués selon la préférence des citoyens d’année en année (la seule condition : recevoir au moins 1% des BED), ce qui fait vivre la démocratie au lieu de la figer tous les cinq ans.

Enfin, et sans être exhaustif, Julia Cagé propose de réformer l’Assemblée Nationale pour qu’elle soit plus représentative de la diversité socio-économique des citoyens. Pour cela, elle propose qu’une « proportion significative des sièges […] soit réservée à des représentants élus à la proportionnelle sur des listes représentatives de la réalité socioprofessionnelle de la population »(418). Elle propose deux élections : l’une, classique, pour élire les deux tiers des députés, l’autre, à la proportionnelle, pour élire l’autre tiers des députés sur des listes représentatives, c’est-à-dire constituées d’au moins 50% d’employés et d’ouvriers, leur part dans la population générale. Ce qui ferait entrer enfin les milieux modestes, ouvriers, artisans, employés, à l’Assemblée. Or, comme le montre Julia Cagé, des représentants issus de catégories modestes ne votent pas les mêmes lois que leurs compères venus des classes bourgeoises.

Je m’arrête là, tout en vous encourageant à lire vous-même ce livre vraiment essentiel qui regorge d’analyses et fournit un travail scientifique indispensable. Je n’ai présenté là que quelques éléments ; Le prix de la démocratie parle par exemple des fondations, les think tanks, tels que l’IFRAP de l’ultralibérale Mme Verdier-Molinié, ou encore la Fondation Jean Jaurés, qui jouent un rôle important dans les débats publics. Certes, un gros livre, qui explique des détails parfois un peu techniques sur les modes de financement de tel pays, ou qui dresse l’historique des législations de tel autre pays, mais toujours avec une grande clarté. En parlant de clarté, notons également celle des graphiques représentés. Bien sûr, Julia Cagé fait sans cesse des allers-retours entre les différents pays dont elle nous parle, ce qui parfois crée une impression de tournis – on ne sait plus trop où on en est – mais elle émaille son texte de piqûres de rappel utiles pour que l’on ne s’y perde pas trop – ce qui est parfois difficile, je l’admets. Autre petite critique en passant, on pourra regretter les trop nombreuses répétitions et les insistances parfois trop appuyées, ce qui alourdit un peu la lecture, surtout à la fin de l’ouvrage. Mme Cagé aurait pu nous épargner au bas mot cinq à dix pages en resserrant un peu le texte. Mais ce ne sont là que critiques de pure forme qui n’enlèvent rien à la richesse de ce livre. Enfin, je tiens à signaler que ce livre se poursuit par un site internet, leprixdelademocratie.fr qui regroupe les graphiques, en compile d’autres, présente les sources et pour ainsi dire prolonge le livre.

Discussion

Le mérite d’un livre comme celui-ci, outre sa qualité scientifique indéniable, est de provoquer le débat. En particulier sur la démocratie. Débat que Julia Cagé n’ouvre pas, mais on ne peut pas le lui reprocher, son travail est déjà remarquable. Elle considère que la démocratie se définit par la formule « une personne, une voix » qu’elle reprend à plusieurs reprises, et à partir de laquelle elle élabore ses propositions – tout à fait pertinentes par ailleurs. Or, cette définition minimale fait elle-même question. « Une personne, une voix », voilà qui assimile directement démocratie et vote, ce qui déjà ne va pas de soi[2]. J’ai essayé de proposer quelques réflexions sur la démocratie, pour nourrir le débat et montrer que cette idée est grosse de mille richesses qui ne se résument pas, il s’en faut de beaucoup, à la démocratie représentative. Pour ma part, sans être un thuriféraire du tirage au sort, je ne trouve pas absurde de réintroduire une part de tirage au sort dans certaines instances démocratiques. De même, l’idée de vote a tendance à masquer ce qui est le fond même de la démocratie : l’exercice effectif du pouvoir par les citoyens. Les propositions de Julia Cagé sont parmi les plus intéressantes qui soient – très largement supérieures à toutes celles qui ont pu être introduites par les hommes politiques ou la plupart des intellectuels – pour revivifier le vote démocratique. Là où Mme Cagé a selon moi raison, c’est que la possibilité d’un vote vraiment démocratique est fondamentale. Ce n’est néanmoins pas le fin mot de l’histoire, car voter ne signifie pas forcément exercer le pouvoir – et réciproquement. Autrement dit, je pense que si la réflexion sur les institutions est très importante – et Le prix de la démocratie est à ce titre un ouvrage essentiel – la réflexion sur la démocratie en tant que telle est première. S’intéresser aux institutions avant de savoir ce qu’est la démocratie ou ce qu’elle n’est pas, c’est mettre la charrue avant les bœufs[3].

Car il est une évidence que, de manière assez surprenante, Mme Cagé ne reprend pas à son compte : la France n’est pas une démocratie. C’est du reste la conclusion logique de toutes les démonstrations que fournit Le prix de la démocratie. Pour moi, le mystère est celui-là : comment peut-on affirmer que « le système lui-même est truqué »(223) et, la phrase suivante, que « ce sont les modalités […] de son fonctionnement qui affaiblissent celui de nos démocraties » ? Comment peut-on parler de démocratie si le système est truqué ? Un système truqué n’affaiblit pas la démocratie, il la pulvérise. La première chose est donc de poser ce constat, lucide et implacable : nous ne sommes pas en démocratie[4]. Ce n’est qu’en acceptant de nommer les choses pour ce qu’elles sont que l’on peut produire une critique radicale. Par exemple en s’interrogeant sur la notion de peuple, car la destruction de la démocratie passe aussi par la destruction du peuple comme sujet politique. Or c’est ce que nous sommes en train de vivre. Il me semble qu’en n’ acceptant pas de dire que nous sommes en démocratie – ce qui est une évidence dès lors que l’on en revient à la démocratie comme pouvoir du peuple – on évite l’écueil qui consiste à rejeter tout “populisme” dans le camp du mal – ce qui est, pour le coup, un vrai “reproche” que je pourrais adresser à Mme Cagé. Bien souvent, le rejet du populisme occulte le rejet plus profond du peuple, qui ne se réduit pas aux “catégories populaires”. Bref, il nous faut collectivement (re)définir la démocratie afin de nous donner les moyens d’enfin lui donner corps. Pour cela, Le prix de la démocratie est d’une aide précieuse.

 

Puisqu’il faut conclure, j’espère que vous aurez compris que Le prix de la démocratie est un livre après lequel le débat sur la démocratie ne peut plus se poser dans les mêmes termes. Ses apports sont précieux, une réflexion sur nos institutions qui n’en tiendrait pas compte ne pourrait qu’être vouée au grotesque. Les réformes voulues par Emmanuel Macron ne seront ainsi que la triste et pathétique manifestation d’un grotesque qui, décidément, ne fait plus rire. Un livre à lire, pour ses analyses et sa rigueur, mais aussi pour ses propositions, une véritable œuvre de salubrité publique.

 


[1] Je rappelle que la France fait partie des pays comptant le plus grand nombre de millionnaires.

[2] Julia Cagé analyse rapidement d’autres formules comme le tirage au sort. Pour lui rendre justice, elle semble par ailleurs avoir une idée de la démocratie plus riche que cette définition sommaire que l’on peut adopter comme un pis-aller et par commodité.

[3] A nouveau, ce reproche ne peut s’adresser à Julia Cagé. On ne peut pas tout faire, encore moins tout en même temps. Ce serait comme reprocher au cuisinier de ne pas élever les agneaux dont il cuisine les côtelettes.

[4] Je rappelle que l’alternative n’est pas démocratie ou dictature. Il y a – Aristote le montrait déjà il y a plus de 2000 ans – de nombreux autres régimes, et des intermédiaires entre différents régimes. Nous sommes quelque part dans ce qu’Aristote nommait « oligarchie », c’est-à-dire le pouvoir des riches.

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