L’autre art contemporain
Vrais artistes et fausses valeurs
Benjamin Olivennes
Editions Grasset et Fasquelles, 2021
Il existe un art contemporain officiel, dûment estampillé par les foires internationales, les galeries, les critiques, les artistes mais, également, par le public et par le sens commun. C’est un art élitiste, conceptuel, un art qui s’est détaché de toute idée de beauté, qui recherche le sensationnel, le choquant, le scandale… Un art où un artiste défèque dans des boîtes de conserve, où l’on présente un Carré blanc sur fond blanc, ou encore un entassement de pneus. Un art qui se fait aussi sommet du kitsch avec les ballons de Jeff Koons. Mais surtout, un art pour millionnaires et milliardaires, un art qui relève plus du placement financier que de l’émerveillement. Un art que les gens ordinaires moquent et auquel ils sont parfaitement indifférents. Un art anti-esthétique. Mais en marge de cette histoire officielle de l’art contemporain, Benjamin Olivennes soutient qu’il existe un autre art contemporain, souterrain, non tapageur, qui n’a pas abandonné l’ambition de la beauté et de la représentation du monde. Des artistes foisonnants reprennent le flambeau de leurs illustres ancêtres, et c’est de ces artistes que L’autre art contemporain parle, pour leur rendre hommage et surtout briser l’illusion d’une histoire linéaire de l’art, dont l’achèvement serait forcément l’abstraction, l’abandon du monde et de la beauté.
Ce livre n’essaie pas de démolir l’art contemporain officiel, de rabaisser les prétentions snobinardes des artistes que le marché de l’art glorifie. A rebours de cette démarche, il entend célébrer des artistes souvent peu connus du grand public qui, loin des foires, des galeries les plus en vogue, loin des collections des milliardaires, font vivre leur art, se mettent à son service. Olivennes résume le projet de L’autre art contemporain : « je me suis mis en tête de chercher les artistes qui nous sont contemporains mais qui ne pratiquent pas ce que d’ordinaire on appelle « l’art contemporain » » (p.13). L’art n’est pas mort, voilà ce qu’affirme Olivennes, il existe de très nombreux artistes et d’aussi nombreux chefs-d’œuvre pour l’attester. En se concentrant essentiellement sur la France, l’auteur est allé à la recherche de ces artistes talentueux. Ce sont des continuateurs de Poussin, Corot, Delacroix, Matisse… et après eux Giacometti et Balthus. Ils poursuivent l’œuvre de ces maîtres du passé, ces génies de la représentation du monde, tout en le faisant de façon résolument personnelle et moderne – car cet autre art contemporain n’a rien d’une répétition, il est, au contraire, invention foisonnante, créativité, originalité, subjectivité.
Benjamin Olivennes s’interroge sur la spécificité de ce que l’on appelle « l’art contemporain » : il la voit dans le rejet de la recherche de la beauté et de la représentation du monde. C’est donc un premier lieu une réflexion sur l’art que mène L’autre art contemporain. « J’entends ici, écrit Olivennes, faire droit au point de vue classique, celui qui postule que, malgré les évolutions historiques du goût, malgré les modes, les oublis et les redécouvertes, il y a quelque chose d’intemporel dans notre appréciation de l’art. » (p.24) Ce quelque chose, Olivennes, après les Grecs, y donne un nom : la mimesis. C’est-à-dire « la représentation, ou la figuration » (p.25), cette opération de mise en forme du réel par les moyens de l’art. L’art est donc, selon l’auteur, connecté au réel, qu’il est chargé de donner à sentir ou, pour employer le mot de Bergson, « d’exprimer ». Or, l’art contemporain que Benjamin Olivennes décrit est précisément un art qui se coupe de la représentation du monde, soit par une sorte d’abstraction débridée qui nous éloigne du monde, soit par l’immédiateté qui empêche la re-présentation (exposer des boîtes de conserve telles quelles par exemple, ou des pneus). On pourrait critiquer ici la réduction de l’art à la mimesis, l’imitation, si chère à Platon. Où placer alors la musique, qui n’imite rien ? A moins de considérer que seul La poule de Rameau soit de la musique… Car il est bien évident que La Tempête, sonate pour piano de Beethoven n’a rien d’une imitation de ce phénomène météorologique que l’on nomme tempête, si ce n’est au sens très métaphorique. On pourrait aussi objecter que Jeff Koons, à qui, pourtant, Olivennes accorde – à raison – si peu d’estime, élabore des œuvres très mimétiques : un chien en ballon, un cœur en ballon, un lapin en ballon, un Mickaël Jackson doré… Cela implique de comprendre la mimesis en un sens plus large que la simple imitation fidèle et tatillonne du monde. Ce sens inclut une certaine forme d’abstraction qui part du monde et nous ramène à lui. Par exemple, Soulages : « les couleurs qu’ils mêlait […] à son célèbre noir suscitent des matières » (p.64). Mais cela ne suffit pas, il faut y adjoindre la recherche esthétique : émouvoir le spectateur, le toucher. L’art que promeut Benjamin Olivennes est donc un art qui représente la beauté du monde – y compris dans ce qu’il a de plus laid et de monstrueux, ce qu’Olivennes appelle « une beauté d’adulte » (p.51).
Après ces considérations sur l’art et l’esthétique, L’autre art contemporain s’interroge sur l’histoire de l’art. En effet, l’art contemporain est édifié sur une sorte de mythologie : « le mythe du progrès à sens unique de l’histoire de l’art » (p.45). Toute l’histoire de l’art serait orientée vers un but, vers l’accomplissement de l’art contemporain officiel, et elle culminerait dans l’abstraction, la disparition de la beauté, l’élimination du travail esthétique en tant que tel. Autrement dit, les génies du passé n’ont d’intérêt que parce qu’ils préparent le terrain à l’art contemporain qui annonce la fin de l’art. Les boites de conserve de Warhol parachèveraient Poussin ou Watteau. L’histoire de l’art serait linéaire, l’art contemporain officiel en serait un moment nécessaire, s’y opposer serait donc être réactionnaire, un « grincheux », un passéiste etc. Un autre mythe accompagne celui-là :les avant-gardes esthétiques, en avance sur leur temps, susciteraient forcément la réticence avant d’être admises comme géniales. Or, les vrais « artistes maudits » de notre époque ne sont pas ceux que le marché et les foires internationales célèbrent ad nauseam, mais ceux qui, plus confidentiels, poursuivent l’ambition de la figuration et du réel. C’est à cette fausse et réductrice histoire de l’art que s’en prend Benjamin Olivennes. D’abord en montrant qu’elle n’a rien de linéaire, dans la mesure où il existe de nombreux « peintres anachroniques au regard de la marche du progrès » (p.49), comme le célèbre américain Edward Hopper, Giacometti ou encore Balthus. Ensuite, parce que beaucoup de grands artistes ont oscillés entre la figuration et l’abstraction, à l’image de Malevitch soi-même ou du génie Picasso[1]. Mais voilà, plusieurs raisons – économiques et institutionnelles entre autres – ont fait qu’à « la fin des années 1960, […] le trajet de la peinture française devint souterrain et secret » (p.76). Pour dire les choses simplement, selon Olivennes, l’histoire de l’art s’est scindée en deux au XXème siècle, entre une histoire dominante, celle de l’abstrait, du kitsch, du provocateur, de l’abandon de la beauté en art ; et une histoire dominée, qui s’inscrit dans les pas de Poussin, Corot, Matisse et n’a pas jeté au feu la figuration ni le projet de représenter le monde – afin de mieux y trouver notre propre place.
L’autre art contemporain raconte alors l’histoire de cet art dominé, marginalisé, « souterrain ». Benjamin Olivennes présente des artistes français contemporains qui ont élaboré leur œuvre à partir de la seconde moitié du XXème siècle. Des artistes contemporains au sens propre, mais dont les œuvres ne correspondent pas aux canons officiels. Des peintres qui représentent des escaliers, des personnages, des paysages, des scènes effrayantes, des natures mortes… Les noms de ces artistes sont pour la plupart inconnus du grand public, qui, pourtant, y trouverait de quoi étancher sa soif d’art. Pêle-même : George Truphémus, Sam Szafran, Sécheret, Desmazières, Zoran Mušič, Denis Monfleur… La lecture permet de découvrir des univers picturaux modernes, ancrés dans le XXème siècle qui ne sacrifient pas aux modes et aux avant-gardes. Des artistes qui construisent leur propre œuvre, loin du tapage. Les obsessions de Sam Szafran, la douceur de Truphémus, le morbide de Mušič, l’art mouvant d’Avigdor Arikha… La lecture se prolonge dans la contemplation d’œuvres à la fois directes – on en comprend quelque chose tout de suite – et en même temps impénétrables. Toutes ces œuvres ont en commun d’être bien plus que des toiles ou des gravures : ce sont des regards sur le monde. Et c’est alors que ces artistes deviennent grands : la proximité de leurs œuvres nous élève, quelque chose en nous change, notre propre regard se modifie et alors le monde n’a plus tout à fait les mêmes couleurs ni les mêmes formes. Il y a chez eux une attention vis-à-vis du spectateur, comme une invitation ; là où l’art contemporain officiel nous adresse immédiatement une fin de non-recevoir. L’autre art contemporain présente les esquisses – au sens pictural – d’une dizaine de ces artistes français (bien que nombre d’entre eux fussent en réalité étrangers), le texte leur rend hommage et, il faut bien le dire, on ne peut qu’avoir envie de se plonger dans les œuvres dont Olivennes sait si bien parler.
L’autre art contemporain réussit le pari de faire la critique – au sens grec du terme : krinein, discerner, trier – de l’art contemporain, un exercice périlleux si l’on ne souhaite pas tomber dans les lieux communs, la détestation facile, les ricanements de comptoir. Pour un néophyte – dont je suis –, c’est véritablement un autre art contemporain que l’on découvre. Bonne lecture !
[1] On notera toutefois l’absence – difficile à expliquer – de Dali dans ce livre, un immense artiste qui aurait toute sa place dans cette histoire de l’art figuratif au XXème et XXIème siècles.
PS : exercice d’admiration. Cet article me donne l’occasion de célébrer à mon tour des artistes bien vivants qui, assurément, pourraient trouver leur place dans cet autre art contemporain. Lafitte et Pechanne – à la ville mari et femme – développent dans le secret de leur atelier minervois une œuvre onirique, poétique, symbolique. Peintures à l’huile, aquarelles, sculptures, dessins à l’encre de Chine… leur univers s’exprime sur tous les supports. Des œuvres dans lesquelles on peut se perdre des heures, où le ciel est une être vivant, où les couleurs s’animent d’une volonté propre, des œuvres dans lesquelles on peut vivre le rêve éveillé de leurs auteurs. Les peintures de ces artistes brisent le caractère nécessairement statique du tableau, ils sont, littéralement, en mouvement. Tourbillon des éléments – l’eau est une plante ou un brasier, le ciel et un minéral, les rocs plus évanescents qu’un courant d’air – frénésie des couleurs – un ciel vert ou pourpre paraît plus réel que le réel – mais aussi poésie des formes – une falaise est une rencontre amoureuse… Humour, tendresse, exaltation, mélancolie, leur art convoque la vie à chaque instant. Je ne peux que vous inviter à les découvrir grâce à leur site internet.[
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