Géographies
Ce qu’ils savaient de la France (1100-1600)
Léonard Dauphant
Editions Champ Vallon, 2018
Léonard Dauphant, historien et maître de conférence en Histoire médiévale à l’Université de Lorraine signe un livre au titre étrange pour un historien : Géographies. Mélange des genres ? confusion ? Rien de cela. L’objet du livre est de comprendre comment, au Moyen-Age, l’on percevait la France, comment les représentations populaires figuraient cet état en pleine constitution ; et même en amont, comment ont pu se forger ces représentations de la France. En effet, au sortir de l’Empire Carolingien défait, puis au XIIème siècle, la France n’existe pas. Il n’existe donc pas plus de français. Comment, avec l’agrégation du royaume de France, le territoire, la géographie, bref, la conscience d’être un peuple a-t-elle émergée au Moyen-Age ? Voilà la question que se propose d’éclairer Géographies.
Tout d’abord, il faut insister sur la complexité d’une telle question. Car il s’agit avant tout, pour Léonard Dauphant, d’interroger les représentations populaires, qui sont par définition insaisissables et mouvantes, car orales, relevant du quotidien et parfois même, informulées et presque inconscientes. Une démarche passionnante et ambitieuse, loin de l’Histoire racontée du point de vue des élites, des nobles, des dirigeants et des savants. La première question sera donc celle des sources. Léonard Dauphant déniche les ultimes traces de ces représentations populaires : des fabliaux, des dictons, des proverbes, des œuvres de troubadours, mais aussi des carnets de voyage, des « guides touristiques », la toponymie… L’historien est ici enquêteur. Il lui faut composer avec des sources disparates, abîmées par les siècles, parcellaires et parfois inaccessibles car faisant référence à des événements ou des lieux communs de l’époque.
Mais la précarité des sources n’empêche pas l’historien de tenter de recomposer le passé. Il lui faut refaire le puzzle avec des pièces manquantes, des pièces déformées, des pièces sans motif. Mais la tâche n’est pas impossible. Dans Géographie, Léonard Dauphant donne à voir un Moyen-Age vivant, dynamique, loin des poncifs qui nous le présentent comme l’époque de tous les obscurantismes, comme ces 1000 ans durant lesquels l’histoire se serait figée dans les ténèbres. En mobilisant comme il le fait des sources populaires, il nous présente – au sens de rendre présent – un Moyen-Age en mouvement, en pleine composition : les troubadours chantent les paysages, les terroirs qui n’existent pas encore, ils créent des représentations communes, les voyageurs se forment peu à peu une carte mentale du royaume, l’horizon régional s’élargit…
En passant, il faut dire un mot de l’expérience de décentrement qu’est ce livre pour le lecteur. Et tout particulièrement grâce aux très nombreux textes (contes, chants, sirventès, dictons etc.) que Dauphant cite, dans la langue d’origine (avec traduction). Il faut dire le plaisir de découvrir cette langue étrangère qu’est l’ancêtre de notre langue. Au Moyen-Age, rien n’est arrêté : la grammaire, l’orthographe… tout est encore mouvant. Le roman sonne à nos oreilles comme une mélodie étrange, biscornue. On devinerait presque notre français, comme un écho lointain venu du passé et déformé par la sédimentation des siècles… Dépaysé en quelque sorte par ce voyage dans notre passé linguistique.
Le livre s’ouvre par des considérations sur le paysage. Le paysage n’est pas l’environnement, du moins pas seulement. Il est bien plutôt l’environnement modelé par la main et le regard de l’homme. Un environnement ne devient paysage qu’au moment où on le regarde comme tel. Le paysage est « la synthèse de la nature et du regard » (p.27). Dès lors, il ne suffit pas qu’il existe des forêts, des lacs, des plaines, ou des vallons pour que l’on puisse parler de paysage. Géographie part à la recherche des paysages médiévaux, il part, pour ainsi dire, à la quête du regard de l’homme du Moyen-Age. Que voyait-il en observant l’alentour, comment l’observait-il ? L. Dauphant montre que déjà, les « images paysagères [apparaissent] au XIVème siècle. »(p.47) Bien sûr, ce sont pour beaucoup des images littéraires, des images chantées et récitées. L’homme médiéval n’est donc pas, comme on aurait tendance à le croire, insensible à la beauté des lieux naturels et artificiels qu’il habite. Mais l’essentiel est ailleurs : « le paysage médiéval et le concert d’une campagne vivante »(p.59) Le paysage est avant tout sonore, fait de cris et de chants d’oiseaux. Dauphant parle, pour le nommer, d’une « oisel-patrie ». L’on circulait au Moyen-Age, les frontières régionales et à plus forte raison nationales n’étaient pas fixées. On voyageait, on découvrait d’autres lieux ; Dauphant parle même de « tourisme » et dresse des cartes des principaux « circuits » de l’époque. A cette époque, le voyageur, raconte L. Dauphant, montait au sommet des clochers des villes traversées, afin d’embrasser la vastitude du paysage, et de se l’approprier.
Le livre examine la question de la « géographie populaire », notamment au-travers des surnoms, des sobriquets dont on s’affublait d’une région à une autre – des « ethnotypes ». Des surnoms devenus des lieux communs qui, au fil du temps, perdirent jusqu’à leur référence initiale pour n’être plus que des clichés. Pourquoi parlait-on à cette époque, comme Rabelais, des « horificques couilles de Lorraine » ? Par quel mauvais coup du sort les Lorrains sont-ils devenus « des traîtres » dont les « couilles leur pendent jusqu’aux chaussettes »(p.127) ? Mais le surnom, parfois cruel, n’est pas que l’occasion d’une moquerie, il témoigne surtout d’une connaissance de l’autre, donc d’une forme d’ouverture, même si c’est pour s’en moquer. Et il participe à la création d’une monde commun : « le réseau serré des ethnotypes montre la vigueur des liens inter-régionaux dès le XIIIème siècle ». (p.138)
De l’étude des paysages puis des ethnotypes, Géographies glisse à celle des monuments. Le monument est au bâtiment ce que le paysage est à l’environnement : il est affaire de regard, et d’une forme d’esthétique. Là encore, Dauphant montre que l’homme médiéval a conscience de la beauté des monuments, en particulier des cathédrales, qu’il forge un jugement esthétique et cherche à classer les plus beaux d’entre eux. On fait parfois des détours pour voir tel ou tel monument et en apprécier la magnificence. Une querelle anime la France médiévale : quelle est la plus belle cathédrale du royaume ? Deux camps s’affrontent : les partisans d’Amiens et ceux de Chartres. Avec cet attachement aux lieux et monuments merveilleux ou grandioses, le patrimoine français se constitue.
Une notion est particulièrement intéressante dans ce livre, celle de décentrement-recentrement. L. Dauphant montre comment la France du début du Moyen-Age (était-ce, d’ailleurs, la « France » ?, voilà une question qu’aborde Géographies dans la dernière partie) ne se vit qu’en périphérie du monde, alors centré sur les lieux Saints (Jérusalem) et Rome, capitale de la chrétienté. Paris n’est qu’un rejeton, aux confins de l’Empire chrétien. Tous les regards étaient alors tournés vers l’Orient, et la France d’alors avait pleinement conscience de cette « excentricité », c’est-à-dire, du fait d’être à la fois loin du centre, et sans doute un peu à part. Ce n’est qu’avec les siècles et la constitution du royaume que la France va se « recentrer » sur elle-même, qu’elle ne va plus se penser du dehors, mais bel et bien du dedans. A cette occasion, elle ne tiendra plus ses références d’ailleurs, mais d’elle-même. Les considérations qui closent le livre notamment sur les vins de France illustrent ce mouvement à merveille. Les premières références viticoles viennent de l’étranger : la Syrie, la Grèce, Chypre… Puis les grands crus seront français et on ne pensera plus l’excellence viticole qu’au sein du royaume. La France est assez mûre pour se définir elle-même.
De nombreuses considérations sont rassemblées dans cet ouvrage érudit et fort documenté : sur le rôle des pairs du royaume dans l’élaboration de repères communs, sur l’émergence des représentations géographiques sous forme de discours puis de cartes plus ou moins élaborées, sur l’importance des « listes » (de diocèses, de provinces etc.) pour structurer la géographie populaire…
La quatrième et dernière partie de l’ouvrage est consacrée aux « identités de la France » (p.221). Léonard Dauphant se fait ici plus historien que géographe en racontant les grandes étapes de la constitution médiévale du Royaume de France. Il montre comment le sentiment d’être français se cristallise autour de la figure du roi à l’occasion de la Guerre de Cent Ans. Cet affrontement entre la couronne d’Angleterre et la couronne de France polarise les identités particulières autour de deux pôles majeurs – auxquels s’adjoindra plus tard un troisième : le pôle Bourguignon. « Désormais, écrit Léonard Dauphant, le royaume fait corps autour de son roi »(p.245). La Guerre de Cent Ans, et entre autre grâce à la figure de Jeanne d’Arc, permet l’unification du royaume, en opposition à l’Angleterre. Auparavant largement confondus sur le territoire continental, la France et l’Angleterre, le français et l’anglais (deux chapitres passionnants sont consacrés à l’émergence du français comme langue singulière, à partir du roman, ancêtre commun du français et de l’anglais), se séparent, irrémédiablement au cours de ce que Dauphant nomme « l’estrangement ». Mais cette guerre permet aussi l’union du nord du royaume et du sud, le Midi, la région Toulousaine, le Languedoc, auparavant totalement ignoré et absent des représentations des français du nord. Cette union, tardive, est l’objet de nombreux développements. Comment les régions de langues d’oc s’intègrent-elles à celles de langue d’oïl ? Comment se forge le sentiment d’un destin commun ?
Laissons le mot de la fin à Léonard Dauphant, qui, au moment d’achever son livre, écrit ces phrases magnifiques : « Les Français savaient qu’ils vivaient au bout du monde classique, et qu’ils n’étaient que des pèlerins sur cette terre, mais ils ont cru que le pays qu’ils bâtissaient était le plus beau du monde. Et le Sarrasin de la Chanson de Roland d’approuver malgré lui : « Voyez l’orgueil de France la célèbre ! » »(p.290).
Merci d’avoir lu cet article, si vous l’avez apprécié, n’hésitez pas à le partager sur les réseaux sociaux, ou mettre un « j’aime » !
Vous pouvez prolonger le débat dans les commentaires en bas de page ou simplement nous faire connaître votre avis sur l’article.
Pour ne rien rater de nos prochaines publications pensez à vous abonner !