[Bibliosphère] Europeana – Patrik Ourednik


Europeana

Une brève histoire du XXème siècle

Patrik Ourednik

Editions Allia, 2019


Europeana dessine un tableau pointilliste du XXème siècle. L’Histoire n’est-elle point autre chose que la succession de faits, d’événements, la rencontre de comportements individuels, l’entrechoc incessant des monades existentielles, puis l’agrégation de ces faits, événements, comportements, monades en un esprit du temps, Zeitgeist disent les allemands, qui informe les sociétés puis rétroagit sur chacune des monades agissantes ? Ce petit livre ne fournit aucune grande théorie de l’Histoire, ce n’est pas un traité, encore moins un manuel. L’écrivain Tchèque moderne Patrik Ourednik égraine, sans souci apparent de la chronologie, de petits faits historiques dont le tourbillon chaotique donne finalement à sentir ce que fut le XXème siècle, ses drames innommables, ses bouleversements énormes, ses progrès et ses regrets.

La Première Guerre Mondiale, les zoos humains de l’exposition coloniale de 1931, l’essor de la psychanalyse, la poupée Barbie, la montée du positivisme, le nazisme, le communisme,  l’apparition du cinéma pornographique, la scientologie, le dadaïsme, les stérilisations forcées des noirs aux Etats-Unis, la Guerre du Viet Nam, l’invention de la contraception, la construction de la mémoire de l’Holocauste… tant d’événements disparates, témoins des colossaux bouleversements politiques, esthétiques, scientifiques, techniques ou économiques du XXème siècle. Paradoxalement, Europeana permet d’en saisir une sorte d’unité, ou du moins, de saisir intuitivement l’esprit général dans lequel ils s’inscrivent, en les fragmentant, en les dispersant, en les singularisant au maximum. La Deuxième Guerre Mondiale, par exemple, ne fait l’objet d’aucun long développement.

Ici : « Et les historiens disaient que la société occidentale était passée d’une conception traditionnelle de l’histoire en tant que continuité de la mémoire à une conception de la mémoire se projetant dans la discontinuité de l’histoire. Et d’autres rabbins disaient que Dieu s’était retiré le temps de l’holocauste mais qu’il ne s’agissait pas d’un châtiment proprement dit mais d’un retour du monde à son état originel lorsque les ténèbres couvraient l’abîme et que son esprit planait au-dessus des eaux. Et une jeune Juive survécut à la guerre en jouant au violon des airs de la Veuve Joyeuse sur le quai de gare du camp de Struthof. »(p.44)

Là : « Et une nuit de novembre 1938 les membres de la police secrète pillèrent les magasins juifs et mirent le feu aux synagogues et torturèrent ou tuèrent tous les Juifs qu’ils rencontraient dans la rue pour leur faire peur et accélérer leur départ d’Allemagne. Et le ministre de la propagande déclara que c’était une vengeance du peuple allemand pour l’attentat qu’un Juif polonais avait commis à Paris contre un attaché militaire allemand. Plus tard on a appelé cette nuit la Nuit de Cristal parce que 7200 vitrines de magasins juifs avaient été brisées et les rues étaient jonchées de débris de verre. Et le gouvernement allemand infligea une amende collective d’un milliard de reichmarks aux Juifs pour avoir provoqué la juste colère du peuple allemand. »(p.74)

L’Histoire semble s’écrire par petites touches disséminées çà et là, on peut passer d’un événement à l’autre, pour revenir plus tard au premier sans chronologie aucune et tout de même faire ressentir, plutôt qu’expliquer, ce qu’étaient ces événements. Pour autant, il ne s’agit pas d’une naïve collection d’anecdotes dont Patrik Ourednik ferait l’accumulation en espérant qu’elles finissent par faire sens. C’est, disons, la démarche inverse : chaque fait, aussi microscopique soit-il, est lié à chaque autre car il porte en lui tout l’esprit du temps, toute la civilisation. « Le chewing-gum fut inventé par un pharmacien américain et commercialisé en Europe dès 1903 mais il n’est devenu courant que dans les années cinquante et soixante grâce aux jeunes gens qui en mâchaient pour exprimer leur désaccord avec la société de consommation et n’avaient pas encore de plombage dans les dents. »(p.64)

Europeana permet de réfléchir sur ce qu’est l’Histoire, mais aussi sur ce que fut plus spécifiquement le XXème siècle. Car ce qui frappe immédiatement à la lecture – et le procédé qui consiste justement à passer d’un événement sans aucune forme de chronologie rend possible cette expérience – est l’extrême diversité du XXème siècle. On passe de l’horreur absolue des camps d’extermination à la poupée Barbie, des pires atrocités fascistes ou soviétiques à l’invention du tampon hygiénique ou aux nouveaux systèmes d’éducation. Et pourtant tout cela apparaît extraordinairement, et sans qu’on sache vraiment pourquoi, cohérent. Autrement dit, Barbie, Bill Clinton et ses frasques sexuelles, Sigmund Freud et ses fixettes oedipiennes, la pollution des villes, le nazisme, les totalitarismes, les camps… tout cela fait partie du même monde.

Réflexion sur l’Histoire, sur le XXème siècle, Europeana de Patrik Ourednik interroge aussi – mais toujours en creux, subtilement suggéré – sur la façon d’écrire l’Histoire. Et là, c’est le style de ce petit livre qui entre en jeu. En parfaite adéquation avec le propos, le style est lui-même porteur d’idées, il est une façon de penser – réalisant la formule de Victor Hugo dans L’utilité du Beau : « L’idée, c’est le style ; le style, c’est l’idée. » Les phrases d’Europeana se lisent d’une traite, lapidaires, à l’os, sans une once de graisse stylistique. Il n’existe aucune virgule. Que des points en fin de phrases. Pas de virgule, pas de pauses, pas de respiration, le simple énoncé froid. Comme si le fait historique était donné d’un bloc, clôt sur lui-même comme la phrase. Bien sûr, plusieurs phrases peuvent décrire le même événement, mais à la manière d’une succession de points de vue. Et une préposition qui revient en permanence, au sein des phrases mais aussi très souvent au début : « et ».

« Et en Oregon les Américains ont légalisé les suicides sous surveillance médicale et les Hollandais ont légalisé l’euthanasie. Et plus personne n’était tout à fait pauvre et tout le monde avait un réfrigérateur et une télévision et des congés payés et les savants inventèrent le vinyle et la bakélite et le plastique et les microprocesseurs et les inventeurs inventèrent les objets à usage unique les briquets jetables et les stylos jetables et les rasoirs et les emballages et les bouteilles et les couches et les seringues et les appareils photo et les serviettes périodiques jetables et les sociologues disaient que la société était entrée dans une nouvelle ère culturelle de l’objet jetable et les pays développés s’enrichissaient et le chômage augmentait parce que moins il y avait de gens qui travaillaient plus ils devenaient riches et les agences de publicité inventaient des réclames originales et […] »(p.128).

Le « et » met tout sur le même pied d’égalité, et relie chaque fait sans pour autant le connecter de façon logique aux autres. En effet, la connexion n’est pas d’ordre logique, ni même chronologique, mais historique au sens de l’esprit du temps – ce que Bernard Stiegler appelle une « époque ». Cette écriture sans virgules et avec ces « et » partout, froide, étanche presque, à ce qu’elle décrit, est le véritable support de la réflexion sur, comme on l’a dit, l’Histoire, l’historiographie et le XXème siècle. Car le XXème est sans doute le siècle qui se prête le plus à ce style si chaotique, tourbillonnant, en même temps si mécanique et désincarné.

Cela dit, il ne faudrait pas se contenter d’une lecture au premier degré d’Europeana. Car il y a, derrière l’énoncé laconique et égal des pires atrocités comme des faits divers les plus futiles, une mordante ironie. Cette façon d’empiler les évènements du XXème siècle sans chronologie, sans hiérarchie, sans une once d’empathie, cet inventaire est aussi une manière de souligner l’absurdité du XXème siècle – qui restera définitivement dans l’Histoire comme le siècle de l’Absurde. Absurdité de la barbarie, de l’innommable ; absurdité de nos modes de vie capricieux et mesquins ; absurdité de la frénésie post-moderne…

Europeana est une expérience de lecture passionnante. Un petit livre dans lequel on ne peut que se laisser balloter, secoué par l’écriture et par les faits parfois atroces – parfois amusants. Un petit livre dans lequel on se replonge pour quelques secondes une fois la lecture achevée, en ouvrant une page au hasard. Une façon sidérante, mais d’une grande richesse, de raconter l’Histoire.

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