Anthropologie du don
Le tiers paradigme
Alain Caillé
Editions La découverte (réédition 2007)
Alain Caillé et le MAUSS
Alain Caillé est sociologue, professeur émérite de sociologie à l’Université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense, aujourd’hui retraité, et directeur de la revue du Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales, le MAUSS, qu’il a fondée en 1981. Ses travaux, notamment au sein de la revue du MAUSS, sont très inspirés par les découvertes de l’anthropologue français Marcel Mauss (1872-1950), comme son nom l’indique. Comme l’explique Caillé lui-même, la revue du MAUSS part d’un constat simple : le paradigme « économiciste » a triomphé dans les sciences sociales, qui ont abdiqué face aux représentations simplistes de l’économie, qui ne sait que réduire l’Homme à un homo oeconomicus rationnel, calculateur, égoïste et intéressé. Mauss, au contraire, découvre que c’est le don qui est à la base des sociétés humaines archaïques. Mais qu’est-ce que le don ? Et qu’en est-il aujourd’hui ? Comment permet-il de s’émanciper de la tutelle de l’économie, de « l’utilitarisme » ? Alain Caillé prend à bras le corps ces questions. Mais surtout, il prend acte de la puissance de la découverte de Mauss, véritablement révolutionnaire, et dont il s’agit de déplier tout ce qu’elle renferme. L’aventure du MAUSS, depuis sa création, est la tentative de prendre vraiment au sérieux la révolution du don.
Anthropologie du don
Avant d’entrer plus avant dans le corps du livre, il nous faut dire un mot de son aspect très pédagogique. Anthropologie du don permet d’entrer dans la complexité du don maussien, de ses implications et du bouleversement conceptuel qu’il représente, de manière accessible au profane, et avec un vrai souci didactique. Tout au long du livre, Caillé reformule les thèses de Mauss, il les répète, développe puis synthétise et résume, afin que le lecteur ne soit jamais laissé au bord du chemin. Les débats sont parfois techniques, notamment lorsque s’amorcent des discussions avec la tradition sociologique ou anthropologique. Caillé en est conscient et nous prévient lui-même. Je pense néanmoins que tout un chacun trouvera dans Anthropologie du don une voie d’accès enrichissante et abordable à ce continent méconnu des sciences sociales qu’est le don.
Pourquoi un « tiers paradigme » ?
Alain Caillé, on l’a dit, fonde la revue du MAUSS en réaction à la mainmise de l’économie sur les sciences sociales. C’est le premier paradigme qu’il pointe du doigt : paradigme que l’on peut qualifier « d’individualiste, d’utilitariste, de contractualiste, d’instrumentaliste, etc. »(p.15) C’est la conception que développe l’économie d’un Homme rationnel et mû par « son intérêt bien compris ». Mais il y aussi une deuxième conception à laquelle il convient de s’opposer, le « paradigme holiste », « par quoi nous désignons la tentation, symétrique à la tentation individualiste, d’expliquer toutes les actions, individuelles ou collectives en les analysant comme autant de manifestations de l’emprise exercée par la totalité sociale sur les individus et de la nécessité de la reproduire. »(p.17). Autrement dit, pour schématiser à outrance : d’un côté il n’y a que des individus, de l’autre, seule existe la société. Deux ornières, deux impasses théoriques qui ne permettent pas de penser la société, ni l’individu, et encore moins les rapports de l’un à l’autre. Il faut donc un « tiers paradigme », une troisième voie, celle, justement, que fournit le don. L’enjeu est donc énorme. Il ne s’agit pas là de débats byzantins, sans conséquences. Non, c’est une nouvelle vision du monde qui nous est proposée.
Mais depuis tout à l’heure, je parle du don. Or, à partir ce mot de « don », tous les malentendus sont possibles. Il faut donc y voir de plus près pour essayer de les dissiper.
Qu’est-ce que le don ?
Dans L’essai sur le don (1924), Marcel Mauss (père de l’anthropologie française), nous apprend que toutes les sociétés archaïques (ou premières) ne sont pas fondées sur le commerce, ni même le troc, mais sur ce qu’il appelle « l’échange-don ». Il est important de noter que cette découverte est avant tout une observation empirique de Mauss, qui constate l’existence du don dans ces sociétés. La théorisation viendra après. Les sociétés primitives, remarque Marcel Mauss, sont structurées autour de la « triple obligation de donner, recevoir et rendre », qui tisse un réseau complexe de relations et de liens sociaux. Ainsi, le mot « don » n’est qu’un raccourci, il faut y entendre à chaque fois ce mouvement en trois temps, dont le don n’est que le premier. Donner, recevoir, rendre : c’est-à-dire la circulation des dons et la nécessité des « contre-dons ».
Quand on me donne, il me faut accepter ce qui est donné sous peine d’un discrédit moral ou social, et refaire un don en retour, si possible plus gros encore – du moins symboliquement. On me donne un objet précieux, je vais en rendre le double en retour ! Plus mon don sera gros, plus celui à qui je le fais me sera redevable, il sera mon « obligé ». Nous entrerons tous deux dans un circuit de dettes symboliques, chacun sera le débiteur de l’autre. Ainsi, le don n’est pas un acte de charité, il n’est jamais gratuit, mais c’est l’occasion pour le donateur de manifester sa puissance. Le don est, selon le mot de Mauss, « agonistique » c’est-à-dire « rivalité par le don ; une autre forme de la guerre »(p.53). Par le don, la guerre cesse sous sa forme violente pour entrer dans une phase symbolique : écraser l’autre par sa générosité.
Donner, mais donner quoi au juste ? « Les gages d’amitié, les sœurs ou les épouses, les enfants, les formules de politesse, les chansons, les objets précieux ou de luxe, les poèmes, les rêves […]. Mais aussi les injures, les blessures, les morts, les vengeances, les ensorcellements »(p.9). Nous avons employé à plusieurs reprises le mot de symbole, ce n’est pas anodin. Car ce qu’on donne, au final et malgré la grande diversité des dons possibles, c’est toujours un symbole et, selon le retournement d’Alain Caillé, le symbole est toujours un don. Un chapitre du livre, tout-à-fait intéressant, quoiqu’un peu technique, est spécifiquement consacré à la question du symbolisme et de ses rapports au don.
On le voit, par ces brèves remarques, le don (c’est-à-dire la triple obligation de donner, recevoir et rendre), a une portée immense : il s’agit ni plus ni moins que de mettre fin à la guerre, et de former société. Le don est donc la modalité première du politique. « Entre don, symbolisme et politique […], il existe une sorte d’identité »(p.183) affirme Alain Caillé.
Paradoxes du don
Dans Anthropologie du don, Alain Caillé précise les choses : « le don est toujours plus ou moins contraint, institué, obligation dont on hérite ou qu’on se voit assigné »(p.10). Plus loin, il nous dit du don qu’il est « libre et obligé d’une part, intéressé et désintéressé de l’autre »(p.53). Deux couples au sein desquels évolue le don, qui en est la réunion paradoxale.
Le don est libre, car en donnant, il nous faut manifester notre liberté de donner : un don forcé n’est autre que du racket. Mais aussi contraint car on ne peut pas ne pas s’inscrire dans des relations de don et de contre-don. L’obligation au don est sociale tout d’abord, il en va de la survie de la société, ou plutôt de son institution : la société existe par le don. Mais, par le don que l’on reçoit, on est aussi « l’obligé » de celui qui nous donne, il y a nécessité à recevoir le don, mais aussi à le rendre. « La triple obligation de donner, écrit Alain Caillé, est en effet une obligation de liberté (de spontanéité) »(p.126). Le paradoxe est clairement posé.
L’autre couple, intérêt et désintéressement, est peut-être plus difficile à cerner. Alain Caillé forge l’oxymore, afin de qualifier le don maussien, « d’inconditionnalité conditionnelle »(p.94) qui fait l’objet d’un chapitre entier. Expliquons-nous. Pour que la guerre cesse, pour passer de l’hostilité à l’alliance, il faut entrer dans le registre du don. Mais rien ne nous garantit que le don sera suivi d’effet : il faut faire un pari, celui de la confiance inconditionnelle. C’est faire un saut dans l’inconnu, briser la chaîne de la défiance et du soupçon, au risque de tout perdre, à commencer par la vie : « se confier entièrement… et donner tout. »(p.102). Le don est, dans un langage épicurien, un clinamen. Insensé ? Non, car si le pari réussi, c’est la paix et l’alliance. « Mais au registre de la paix et de l’inconditionnalité, nul n’est tenu. »(p.103) Si la paix n’est pas au rendez-vous, ou si autrui rompt l’alliance, le don cède la place à la guerre, qui est toujours là, tapie dans l’ombre du don et menace de resurgir à la moindre occasion propice. Le don inconditionnel est bien, en ce sens, « conditionnel » c’est-à-dire soumis à condition.
Le don que découvre Marcel Mauss est donc d’une grande complexité, et n’a rien de gratuit, ni de pur ou de désintéressé. Ce n’est pas un acte de charité dans un monde de bisounours. « Le don n’a pas d’abord à voir avec la charité, mais avec l’aménagement de l’antagonisme. »(p.128) Nous avons essayé, très imparfaitement, de tracer les délinéaments du don tels qu’Alain Caillé nous le présente dans Anthropologie du don. Cette présentation, un peu longue, était nécessaire, comme un préambule, pour comprendre les enjeux du livre, qui, d’une certaine manière, déplie le don, ses conséquences, ses implications pour les sciences sociales et la compréhension des sociétés humaines, et essaie d’en saisir la portée.
Le don à l’heure moderne
Une grande partie du livre est donc naturellement consacrée au don lui-même, avec une grande pédagogie, insistons à nouveau. Il discute des objections qui ont été faites à l’œuvre de Mauss, qui continue de susciter de vifs débats. Alain Caillé présente les adversaires de Mauss, les théories concurrentes, et y apporte ses propres réfutations. Mais au-delà de la partie pédagogique et de discussion, Alain Caillé élargit la perspective du don.
Anthropologie du don est l’occasion d’appliquer la théorie du don à des objets qui a priori n’entretiennent pas de rapport avec lui. Notamment, Alain Caillé montre en quoi le don, qui, dans l’Essai sur le don de Marcel Mauss, s’applique aux sociétés primitives, nous concerne nous aussi, modernes ou hypermodernes. Alain Caillé le repère en premier lieu dans le « fait associatif ». Le don nous concerne quotidiennement, dans la vie associative, mais plus largement, dans ce qu’Alain Caillé nomme « socialité primaire » c’est-à-dire toutes ces relations dans lesquelles « la personnalité des personnes importe plus que les fonctions qu’elles accomplissent »(p.128). C’est typiquement le cas du couple. Certes, le conjoint est chargé d’un certain nombre de fonctions (amener le petit à l’école, laver les chaussettes ou réparer l’évier qui fuit) mais notre relation se base sur tout autre chose que sa capacité à faire la lessive. Couple, famille, amitié… en fait l’essentiel de notre vie sociale prend place dans le cadre de la socialité primaire dont Caillé nous dit qu’elle est avant tout régie par les règles du don. Cette sphère de socialité fait tenir le reste de la société, elle est comme les fondations d’un bâtiment qui le rendent possible.
Le don, nous l’avons dit, s’oppose à l’utilitarisme (ou l’individualisme), qui n’est bon qu’à rabattre tout comportement sur l’intérêt individuel, et se contraint à tenter vainement de dériver ce qu’Alain Caillé nomme « l’intérêt pour autrui » de « l’intérêt pour soi ». Car il existe de l’intérêt, c’est entendu, mais il peut se focaliser sur soi ou sur les autres. Et à moins d’un artifice rhétorique, passer de l’un à l’autre relève de l’impossible : l’égoïsme n’engendre pas spontanément l’altruisme. Le paradigme du don permet ce passage, car il est en quelque sorte le « chaînon manquant » entre soi et autrui. Ou comment, par la triple obligation de donner, recevoir et rendre, l’individu lie de manière indissociable son intérêt à celui d’autrui, le tout pour que puisse s’établir quelque chose comme une société. Les vieux clivages entre égoïsme et altruisme et entre individu et société trouvent dans le don une occasion de dépassement. Ce « tiers paradigme » est décidément d’une richesse considérable.
Alain Caillé analyse les débordements et excès du don (anti-utilitarisme) visibles par exemple dans le sacrifice. Le sacrifice est, d’une certaine manière, un don hyperbolique, hypertrophié, un don qui s’emballe sur lui-même, le sacrifice est « le don du don »(p.180). De nombreuses considérations techniques et théoriques sont consacrées à cette question, qui nous fait entrer de plein pied dans la religion, le rapport au sacré, à la transcendance mais aussi à la violence. Et pour finir, le dernier chapitre examine le totalitarisme à travers ses rapports à l’utilitarisme et à l’anti-utilitarisme, ces deux composantes fanatisées et radicalisées qui engendrent des monstres.
Un livre très riche, une épopée dans cette terra incognita qu’est le don, une chevauchée pour parcourir ces territoires si peu explorés, si méconnus des sciences sociales. Des perspectives nouvelles, pourtant ouvertes en 1924 par le grand précurseur Marcel Mauss, comme ces lignes tremblantes et floues que l’on distingue à peine lorsqu’on entrouvre tout juste les paupières au petit matin. Anthropologie du don est un livre pour les spécialistes autant que pour les profanes, pour les esprits curieux et insatiables !
Merci d’avoir lu cet article, si vous l’avez apprécié, n’hésitez pas à le partager sur les réseaux sociaux, ou à le commenter en bas de page !
Pour ne rien rater de nos prochaines publications pensez à vous abonner !