
Le double
Voyage dans le Monde miroir
Naomi Klein
Actes Sud, 2024
La journaliste et essayiste américaine Naomi Klein a vécu, de longues années, une expérience de dédoublement. Sur les réseaux sociaux, on la confondait, presque systématiquement, avec Naomi Wolf, essayiste et polémiste américaine trumpiste, complotiste et d’extrême-droite. A la moindre prise de position de celle qu’elle appelle « l’autre Naomi », elle était citée, taguée, vilipendée ou célébrée alors même qu’elle n’avait rien à voir dans tout ça. Deux femmes prénommées Naomi, c’était visiblement une de trop. Le fait de sentir sa propre image lui échapper et de n’avoir pas de prise sur son identité a généré une sorte d’obsession pour celle dont elle était devenue le double, et sur la notion de dédoublement en général. Car si elle était le double de Naomi Wolf, Naomi Wolf elle-même s’était construit une version dédoublée du monde, délirante et complotiste : le Monde miroir. Le Double explore le dédoublement, personnel et social, sous toutes ces formes contemporaines. Entre récit de soi, essai de sociologie critique, interrogations existentielles sur l’identité fragmentée et analyses politiques critiques sur le monde en décomposition, un texte singulier et à bien des égards passionnant.
Naomi Klein, journaliste et essayiste canadienne, est connue pour son ouvrage important paru en français en 2008, La stratégie du choc[1], qui a fait date au sein des courants altermondialistes et anticapitalistes. Analysant le néolibéralisme mondial, elle soutient que celui-ci progresse en se servant des différents « chocs » qui secouent les sociétés. Catastrophes naturelles, guerres, attentats, pandémies… autant d’évènements massifs qui bouleversent tant une société que ses dirigeants néolibéraux, inspirés par Milton Friedman entre autres, ont alors tout loisir d’imposer leurs mesures régressives et oppressives, un peu comme s’il l’on repartait d’une page blanche. Voilà le paysage intellectuel de Naomi Klein. Rien à voir, donc, avec « l’autre Naomi », militante féministe au départ qui dériva peu à peu jusqu’à devenir une proche de Steve Bannon, des cercles trumpistes, créatrice et diffuseuse en masse de fakenews et de théories du complot. Pourtant, pendant plus de 10 ans, sur la toile, les réseaux sociaux, et même dans la « vraie » vie, Klein va être confondue avec « l’autre ». Confondue de manière quasi-systématique, comme si elle-même n’existait plus, jusqu’à se dissoudre. Klein s’est alors mise à surveiller son double, à l’écouter, à la lire compulsivement, à traquer chacun de ses faits et gestes. Naomi Wolf s’était elle-même dédoublée : de l’autrice féministe à succès à la complotiste d’extrême droite, tout comme elle proposait une vision dédoublée du monde. Et tout cela prenant place dans une époque elle-même dédoublée : celle de la pandémie et du confinement. Les doubles eux-mêmes s’entremêlaient et se diffractaient. « Si je voulais les comprendre, elle et ses compagnons de route, en guerre contre la réalité objective, je devais m’immerger dans les archives des émissions […] extrêmement prolifiques […] qui explorent à l’envi les mondes interconnectés des théories du complot, des mercantis du bien-être et leurs liens avec le déni de la pandémie, l’hystérie antivax et la montée du fascisme. » (p.13)
Partant de sa propre expérience malheureuse au cours de laquelle son identité médiatique s’est vue déniée et falsifiée, Naomi Klein tente de s’orienter « au sein de ce qu[‘elle en est venue] à appréhender comme notre culture du double » (p.20). Bien sûr, le numérique, et sa capacité à créer à l’infini des avatars, est une pièce majeure dans cette culture nouvelle. Les individus peuvent à loisir se fragmenter eux-mêmes, se donner à voir sous un jour choisi et entretenu comme tel, se multiplier en autant de versions parcellaires voire contradictoires. Mais, et c’est tout l’enjeu du livre, « il n’y a pas qu’un individu qui peut être affublé d’un sinistre double, il y a aussi les nations et les cultures. Nous sommes d’ailleurs nombreux à ressentir et à craindre l’arrivée d’un basculement décisif : de la démocratie à la tyrannie ; de la laïcité à la théocratie ; du pluralisme au fascisme. » (p.22) Le constat fait frémir, mais il est juste. Le Double propose une analyse qui fait de constants aller-retours entre l’échelle individuelle et l’échelle collective. Autrement dit, comment la création de doubles virtuels de nous-mêmes et celle de mondes dédoublés au travers de visions délirantes du monde procèdent d’un même mouvement.
Sur le plan individuel, plusieurs phénomènes se conjuguent. Il y a le dédoublement numérique engagé par les individus : on se crée des avatars, des pseudos, des comptes, on donne à voir sur les réseaux sociaux des images de nous-mêmes partielles, en apparence choisies et calibrées, mais qui finissent tôt au tard par nous échapper et auxquelles on finit parfois par s’identifier. On en vient, selon l’injonction néolibérale, à se former une image de marque comme des gestionnaires ou des entrepreneurs de nous-mêmes. « Un moi marchandisé », écrit Naomi Klein, « peut être riche, mais la marchandisation de soi requiert toujours un cloisonnement, un dédoublement intérieur intrinsèquement aliénant : il y a vous et il y a la marque Vous. » (p.86) Mais ce dédoublement est pervers, car il finit par tout absorber. La « marque personnelle » que l’on s’est forgée prend toute la place : la zombification[2] procède paradoxalement d’un dédoublement initial. Mais il y a aussi le double numérique créé de toutes pièces par les entreprises qui collectent en temps réel nos données par milliards. Chaque action, aussi microscopique soit-elle, sur la toile, laisse des traces sous forme de data, des données récoltées et utilisées par des entreprises, parfois revendues, afin de mettre sur pied de véritables doubles de nous-mêmes, à notre insu, destinés à nous connaître mieux que l’on se connaîtrait soi-même. Le savoir sur les individus, l’information, est devenu la première source de revenu. « La moindre donnée extraite de notre vie en ligne rend notre double toujours plus vivant, plus complexe, plus apte à influencer notre comportement dans le monde réel. » (p.122)
A l’échelle collective, Le double explore les contrées de ce que Klein nomme le Monde miroir. Un peu comme Alice perdue dans un pays pas si merveilleux, Naomi Wolf s’est elle aussi perdue dans un monde renversé, sens dessus dessous, dans lequel les lois communes de la raison n’ont plus cours. Ce monde, c’est celui du complotisme. Naomi Klein a consacré, on l’a dit, des heures et des heures à arpenter, dans le sillage de son double, les terres de Monde miroir, à écouter ses conférences, ses émissions de radio avec Steve Bannon… Elle a vu au fil des semaines sa dérive intellectuelle. La pandémie du COVID a joué un rôle majeur, Klein le montre bien, dans le déploiement planétaire de ses pensées dédoublées – elle y consacre de nombreuses pages. Comment peut-on individuellement et collectivement basculer dans un mode de pensée qui nie le réel le plus cru, qui inverse le principe de causalité ? C’est au fond de cela que parle Le Double.
L’analyse est ici très fine, à l’inverse de la plupart des commentaires médiatiques sur le complotisme et le conspirationnisme. A mille lieues des analyses grossières et ridicules des éditocrates ou autres analystes patentés, à rebours des bavardages moralisateurs issus du camp de la raison autoproclamée[3], Naomi Klein propose des éléments de compréhension subtils. Nourrie par ses propres travaux sur la stratégie du choc et la pensée critique et anticapitaliste dont elle est issue, Naomi Klein évite tous les écueils habituels et livre une analyse très intéressante. Nul manichéisme entre les raisonnables progressistes et les idiots qui voient des complots partout ; nulle séparation claire et nette entre d’un côté les gentilles démocraties occidentales qui ne veulent que le bien de tous (Etats-Unis et Europe en tête) et de l’autre les méchantes tyrannies qui fomentent des complots ou tentent de déstabiliser le monde (Chine et Russie pour les premiers rôles). Klein montre la diversité des profils dits « complotistes » et comment celui-ci a pu surgir au sein de milieux qui pourtant auraient pu se tenir à l’écart. Elle montre une sorte de continuum entre certaines visions du monde très nourries de « culte de la nature », de pensée New Age, de médecines alternatives, des idéologies centrées sur le souci du corps performant, et puis le refus de la vaccination perçue comme une intrusion dans un corps naturel à sanctifier comme tel, et enfin l’adhésion à des thèses clairement complotistes. Klein reprend, pour désigner ce grand phénomène de brouillage et de confusion, le terme de « diagonalisme » (p.139). Cette diagonale part de la gauche progressiste puis agrège peu à peu tout un tas de courants disparates jusqu’à la droite puis l’extrême droite. Ce terme désigne une sorte de vision du monde qui dépasse les clivages traditionnels en traçant une diagonale jusqu’à l’extrême droite qui finit toujours par rafler la mise. La canadienne cite cette analyse éclairante : « Nés en partie des transformations technologiques et communicationnelles, les diagonalistes ont tendance à contester les appellations conventionnelles des gauche et de droite (tout en virant généralement vers l’extrême droite), à se montrer ambivalents, voire cyniques, face [à] la politique parlementaire, et à mêler des convictions holistiques, voire religieuses, à un discours opiniâtre sur les libertés individuelles. A l’extrême, les mouvements diagonaux partagent la conviction que tout pouvoir est de nature conspirationniste. »[4]
Si les mouvements diagonalistes, dont Naomi Wolf est une éminente figure outre-Atlantique, agrègent des personnes venues de divers courants de pensées, y compris contradictoires, cela pose la question de la responsabilité de l’émergence du diagonalisme. Et c’est bien là que l’analyse de Klein est importante. En effet, à aucun moment elle ne trace une frontière entre le monde « réel » et le Monde miroir. Au contraire, pour elle, se sont les progressistes eux-mêmes les premiers responsables de la montée du diagonalisme. « L’observation du Monde miroir peut facilement donner l’impression que des millions de gens n’ont plus les pieds sur terre […], malheureusement, c’est précisément ce qu’ils voient eux-mêmes quand ils nous observent » (p.151) écrit de façon très juste Naomi Klein. Cela signifie que le rejet pur et simple, le mépris ou la condescendance non seulement ne servent à rien mais ne font qu’entretenir le Monde miroir. Qu’est-ce qui nous garantit, au final, que ce ne sont pas eux qui ont, au moins en partie, raison ? Si l’on refuse de voir que c’est le camp « progressiste », jusqu’à aujourd’hui hégémonique, qui est responsable de la situation, comme le montre Le Double, alors on ne peut qu’aller dans le mur. Ce vaste camp, qui se targue d’être le seul à défendre la démocratie, les libertés individuelles, cet immense cercle de la raison, cet empire politique libéral est en fait lui-même bâti sur le complot, l’oligarchie, l’exploitation et l’aliénation. Naomi Klein est bien placée pour le savoir, elle l’anticapitaliste qui a travaillé, en tant que journaliste et autrice, sur nombre de complots fomentés par les dites « démocraties libérales ». Les Etats-Unis n’ont-ils pas organisés des coups d’état en Amérique du Sud ? Les pouvoirs publics français n’ont-ils pas mentis sans discontinuer lors de la pandémie[5] ? Les états occidentaux ne sont-ils pas de mèche avec les grands industriels, au détriment de leurs propres populations ? Comme le dit très justement Naomi Klein, « certaines conspirations sont réelles » (p.311), ce qu’elle démontre fort bien. Le camp du bien n’est pas si net que ça… En fait, dénoncer le complotisme du Monde miroir, pour les libéraux, c’est la meilleure stratégie pour disqualifier par anticipitation toute critique qui pourrait leur être faite : vous dénoncez la corruption au sein des états, vous dénoncez les grandes entreprises qui dissimulent leurs méfaits, vous dénoncez les politiques géostratégiques de déstabilisation que les grandes puissances mettent en œuvre en secret ? Vous êtes complotistes, l’affaire est entendue ! Mais il y a pire, car comme l’explique Klein, le « grand complot » ce n’est pas le complot Juif[6], le Illuminati, les « covidistes » ou toutes ces idioties, mais bel est bien le capitalisme lui-même. Un complot colonialiste organisé à l’échelle mondiale contre les populations des pays pauvres, un complot économique contre les prolétaires des pays développés, un complot politique contre la souveraineté des peuples et un complot écologique contre la vie terrestre.
On voit alors comment la théorie de Naomi Klein permet de formuler une critique sans concession du conspirationnisme diagonaliste et en même temps du complotisme libéral, promu par nos élites mêmes. Cette pensée est le seul antidote à ce double écueil, cette ornière dans laquelle la plupart de ceux qui se revendiquent « critiques » tombent. On ne pourra s’en sortir qu’en faisant un pas de côté, que seule une perspective anticapitaliste permet : dénoncer à la fois la bêtise et les dangers de la pensée fasciste et celle de la pensée capitaliste qui, toutes les deux, usent de la post-truth, la post-vérité, les fake news et autres vérités alternatives. D’autant que les deux, in fine, se rejoignent : le libéralisme est le meilleur marchepied du fascisme tout comme le fascisme est la meilleure assurance-vie du libéralisme.
Au-delà de l’introspection d’une autrice confrontée à la perte de ses repères et de son individualité sur les réseaux sociaux, Le Double est une réflexion générale très profonde sur l’état de notre monde et sa déréalisation en cours. Le dédoublement, personnel et social, a enfanté d’un Monde miroir et de ses terres d’ombres. Un livre salutaire par bien des aspects !
[1] KLEIN Naomi, La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Actes Sud, 2008, trad. Lori Saint-Martin et Paul Gagné.
[2] Dans mon livre Ce que le marché fait au monde, j’appelle zombification ce processus par lequel le marché (néo)libéral réduit le monde et les individus, via en particulier la marchandisation généralisée, au chiffre « un ». Une seule envie, une seule pulsion, un seul désir, un seul moteur, une seule raison d’agir… Nous sommes réduits à n’être plus qu’une chose, égale à elle-même : une marchandise.
[3] Citons l’inénarrable Rudy Reichstadt, président de Conspiracy Watch, et ses analyses indigentes ; les membres de la revu Franc Tireur (les Enthoven, Fourrest et consorts) qui consacre chaque semaine une chronique au complotisme ; et toute la myriade d’analystes médiatiques, des moulins à produire du prêt à penser comme on dégueule le repas de la veille au petit matin après une bonne cuite.
[4] CALLISON Willian, SLOBODIAN Quinn, « Coronapolitics from the Richstag to the Capitol”, Boston Review, 12 janvier 2021.
[5] Je vous renvoie à mon article A propos du « Pass Sanitaire », sur Phrénosphère en 2021.
[6] Naomi Klein, elle-même d’origine juive, consacre de longues pages de son essai à la question juive, celle du complot dont les juifs seraient les auteurs, mais aussi à la politique coloniale d’Israël, son propre rapport personnel à la judéité etc.
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